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Extrait du roman de Myriam Tsimbidy : La très véridique histoire du cardinal de Retz

Myriam Tsimbidy,
La très véridique histoire du cardinal de Retz,
Bordeaux, La Brasille, mai 2024.

EXTRAIT, p. 40-49 :

Janvier 1649 : Rejoindre la Cour ?

Le 6 janvier, à la pointe du jour, des cris réveillent Paris. Il est question de « fourberie du fourbe », de « crime du Mazarin », « d’enlèvement du Roi ! » L’on va aux nouvelles.
« Ce n’est pas un enlèvement, Patron, sauf si on appelle enlèvement un départ et un voyage bien organisé. Le roi, le duc d’Anjou, son frère, et la reine sont sortis par la porte de la Conférence. On dit qu’ils ont emporté de la vaisselle, des bijoux, de la nourriture, explique Bragelonne et qu’ils y ont retrouvé le Mazarin, le duc d’Orléans avec sa fille Mlle de Montpensier…
— Et le prince de Condé accompagné de son frère, ajoute Guy Joly qui précise que le chancelier Séguier, ainsi que Lionne et Servien sont passés par la même porte pour les rejoindre.
Le coadjuteur est vexé, presque blessé : ni la reine, ni Lionne, à qui il a rendu visite très récemment, ne l’ont prévenu. Comment le duc d’Orléans qu’il a vu hier soir au palais du Luxembourg a-t-il pu lui cacher une telle nouvelle ?
« Moi, je vous affirme, s’exclame le coadjuteur, que c’est un enlèvement ! Le roi est le prisonnier de Mazarin !
— Ils ne vont quand même pas assiéger Paris ?, s’inquiète Bragelonne.
— Pour sûr qu’ils vont l’assiéger ! Les bateaux attendus au port de Grève ne sont toujours pas arrivés, et le village de Charenton est plein de soldats payés par Mazarin pour bloquer tous les convois de blé. »
Le coadjuteur n’écoute plus Guy Joly, il ne croit pas au pire. La reine a cédé en relâchant Broussel. Le Parlement a attaqué ouvertement Mazarin en remettant à l’ordre du jour l’arrêt de 1617 qui interdit aux étrangers de gouverner l’État ; il a même obligé la reine à accepter des allègements d’impôts. Il n’y a pas de raison que cela ne continue pas. La Cour cèdera encore.

*

— En fin de matinée et sous une pluie battante, l’argentier de la reine lui apporte une lettre de cachet l’invitant à la rejoindre. L’amour-propre du coadjuteur est sauf. En début d’après-midi, Jean de Lingendes, l’évêque de Sarlat, la cinquantaine passée, le rejoint au petit archevêché, il a reçu le même message, mot pour mot. Certes, il avait été le prédicateur de Louis XIII et il avait eu l’honneur de prononcer son oraison funèbre, cependant le coadjuteur supporte décidément très mal que la reine le traite de la même façon qu’un autre, même si cet autre est un grand homme comme M. de Sarlat.
— L’évêque est là avec sa malle et un valet, il l’attend pour quitter la capitale. L’état de siège a été décidé, l’on va fermer les portes de la ville. Il faut faire vite. Dhervilly veut emporter quelques bagages. « Ce sera trop long, lui explique le coadjuteur, nous devons sortir de Paris maintenant. »
— Le carrosse aux armes des Gondi, sali par la boue, passe inaperçu sous la pluie incessante. Est-ce pour cela que le passage leur est refusé à la porte Saint-Honoré, à Saint-Antoine puis à Saint-Jacques ? Là, le coadjuteur joue son va-tout, il explique qu’il veut voir son père malade qui est reclus dans l’abbaye bénédictine Saint Magloire.
— « Elle se trouve juste à deux pas de la porte », répète-t-il à un garde hésitant, et qui finit par aller consulter son chef.
— « Les ordres sont les ordres », lance finalement le soldat, quand il revient vers eux.
Sous une fine bruine glaciale, il raccompagne chez lui un M. de Sarlat furieux qui l’accuse d’avoir fait en sorte de ne pas sortir de Paris. Il s’en défend avec vigueur, l’évêque réplique qu’il n’est pas dupe :
— « Si vous aviez vraiment voulu quitter Paris, vous auriez emporté des bagages ».
— Les rues sont presque désertes ; le carrosse se dirige vers l’île de la Cité. Tout près du pont Notre-Dame, une de ses roues tombe dans une énorme ornière et se brise. Aussitôt, la pluie se met à crépiter, fouettant la boue, la transformant en milliers d’éclaboussures noires, sales et grasses. Paul ne veut pas sortir de sa voiture, il ne veut pas marcher dans cette fange malsaine. Son cocher et son postillon vont chercher de l’aide au Marché Neuf. Martha comprend que le coadjuteur est blessé et qu’il faut le transporter. Son petit établi servira de chaise ! Elle ameute ses voisines qui lâchent leur commerce – il pleut tant qu’elles ne risquent pas de perdre une vente. Leurs robes et leurs capes sont vite trempées. Pour contourner les plus grosses flaques, rue de la Savonnerie, elles marchent dans une fange épaisse et collante. Parfois, il faut s’arrêter : car on a perdu un sabot qui s’est enfoncé dans cette mélasse spongieuse. Le cocher, le postillon et les deux laquais qui portent à tour de rôle le prétendu blessé, bien assis sur sa planche, grimacent un peu. Dame Jacqueline, qui vient de perdre pour la troisième fois son soulier, ralentit l’allure du convoi ; gênée, elle veut s’excuser : « ce pauv’ m’sieu le coadjuteur qui est trempé comme une soupe et moi qui perds mes sabots ! C’est qu’y a pas à dire, ça colle cette saleté ».
Le coadjuteur, sur sa chaise improvisée, se sent un peu ridicule, mais pas question de s’engluer les pieds dans ces flaques boueuses : il ne mettra pas pied à terre. La poussière s’envole et disparaît, la boue pèse et étouffe. L’image de Fiesque suffoquant dans l’eau épaisse et puante du port de Gênes, englouti sous le poids de ses armes, surgit. Jean-Louis aurait dû vivre : il était riche, aimé de ses hommes il avait vaincu les Doria.
Quand le groupe débouche rue Saint-Martin pour prendre le pont Notre-Dame, la pluie cesse brusquement, laissant l’île de la Cité plongée dans un brouillard glacial. En s’approchant de la cathédrale, l’on entend claquer contre les pavés les torrents d’eau qui dégorgent des gargouilles.
— Le coadjuteur n’est pas mécontent d’arriver ; son cocher, son postillon et ses deux laquais, non plus. Dhervilly se charge de remercier les porteuses : il leur fait servir du pain trempé dans une soupe chaude. Salmonet informe Gondi que la nouvelle de son départ s’était répandue. Quelqu’un avait reconnu son carrosse à la porte Saint-Antoine, et alerté tout le quartier. Maintenant une foule inquiète l’attendait dans la petite salle du rez-de-chaussée.
— Le départ du roi, la pluie incessante, le débordement de la Seine, le ciel noir, le bruit de sa sortie, tout cela conjugué, expliquait tout ce monde au petit archevêché et l’amplification des rumeurs. On parle de pillages, de châtiment de Dieu. Le coadjuteur discute un moment avec Matharel, un libraire du Pont-Neuf, et Le Houx, un boucher aux cheveux roux et aux épaules d’équarrisseur. Il retrouve son entrain, demande des nouvelles à chacun : Jean, le petit de Manon Rollin, est-il guéri de sa fièvre ? La mère de Dubuisson avait-elle gagné son procès contre son locataire ? Oui, il avait bien envoyé son apothicaire chez les Dupuys, rue de l’Arbre-Sec.
— Il s’apprête à monter dans ses appartements, quand une jeune femme vient vers lui, et le remercie pour sa bonté et sa générosité. Flatté, il la bénit comme il a l’habitude de le faire, presque par réflexe, mais elle ne s’écarte pas de son passage, elle reste là, devant lui. Du coup, il la regarde vraiment, il l’a déjà vue ; cette cicatrice à la lèvre lui est familière. Elle hésite, et finalement lui tend des feuilles manuscrites. C’est un texte qu’elle a écrit, dit-elle, pour lui. Surpris, il la remercie, lui promet de le lire très vite et le glisse dans la poche de sa soutane.
— Les vêpres sonnent. Tout le monde se rend à Notre-Dame pour assister à l’office ; les prières et des chants sont troublés par des menaces criées dans les rues contre les mazarins qu’il fallait noyer ou poignarder. L’on s’inquiète. Paris sans son roi
est une ville en danger.
— À dix heures du soir, malgré la pluie, et le froid, le coadjuteur se rend chez Mme de Pommereux. Il lui montre le message de la reine, se gardant de lui préciser que tous ses fidèles ont reçu exactement le même.
— « Vous me faites bien la justice d’être persuadée que je n’eus pas la pensée d’obéir à ces ordres, lui explique-t-il, mais pour être irréprochable, j’ai feint d’en avoir la pensée. »
— Et de raconter la grande mise en scène dont il était l’auteur. D’abord, afin que tout le monde le voie, son carrosse s’était présenté à toutes les portes de Paris. Puis le couple des Du Buisson, les marchands de bois qu’elle connaît bien, avaient surgi au bout de la rue Neuve Notre-Dame. Le mari avait frappé son postillon et menacé Matharel, son cocher… qui, abandonnant les rênes, laissa verser la voiture ! et toutes les harengères du Marché-Neuf de se précipiter pour le raccompagner à l’archevêché.
— « Si vous m’aviez vu, Madame, assis sur ce char de triomphe improvisé. »
— Elle aime l’écouter, elle sait bien qu’il s’est retrouvé installé sur une planche inconfortable, que ce sont ses propres serviteurs qui l’ont transporté sous une pluie battante, entouré d’une dizaine de marchandes espérant une récompense. Peu importe.
— Il s’imagine maintenant à la tête d’un régiment, il va sauver le roi qui a été enlevé par ce traitre de Mazarin. « In corda inimicorum Regis » serait sa devise, elle serait brodée sur un étendard bleu, comme la robe de la Vierge Marie.
— « Mais la reine ne vous a-t-elle pas demandé de la rejoindre pour la soutenir ?
— — Elle l’a fait très tard. »
— Une autre idée surgit. Il s’en veut presque de ne pas y avoir pensé plus tôt. Son oncle a quitté la capitale, il n’occupe donc plus son siège au parlement, il faut absolument qu’il prenne sa place pour se trouver au cœur des événements et des décisions. Il doit en informer tout de suite le président de Novion, pour qu’il joue de son influence sur les autres magistrats.
— « Mais il est presque minuit, je vous en prie, restez. »
— Paul ne l’écoute déjà plus.

Siéger au parlement

— Les événements s’accélèrent. Le parlement, sommé de quitter Paris et de se rendre à Montargis, refuse d’obéir et contre-attaque. L’arrêt du 8 janvier proclame la levée de gens de guerre pour défendre Paris, déclare Mazarin ennemi du roi et de l’État, et l’auteur de tous les désordres, ordonne que le ministre quitte la Cour le jour même et se retire du royaume sous huitaine. L’arrêt est crié à son de trompe sur toutes les places publiques.
— De Saint-Germain, la reine, furieuse, fait savoir qu’elle ne rentrera à Paris que lorsque les magistrats en sortiront et seulement à condition que ce ne soit pas par la même porte. Mazarin suit l’avis de Condé, pour faire plier les Parisiens, il faut les affamer. Un arrêt du conseil du roi défend de vendre bœufs, veaux et moutons aux bouchers de Paris. La Cour décide de fermer les routes qui relient la capitale à la Brie pour interdire aux convois de blés de passer, elle décide encore de laisser les dix mille hommes qui composent l’armée royale se payer sur l’habitant, livrant ainsi aux pillages les villages et les campagnes qui
entourent Paris.
— La pluie ne cesse pas depuis le départ du roi. Une eau glaciale s’infiltre peu à peu par les toits, les fenêtres, les portes et les caves.  Le 9 janvier, la Seine touche les escaliers de l’Hôtel de Ville. Le 14 janvier, l’eau recouvre la Grève depuis les Jésuites de Saint-Louis jusqu’à la porte Saint-Antoine. L’on circule en bateau dans Paris. Cela n’arrête pas le coadjuteur : il traverse la Place Royale en barque, envoie ses gens déménager les meubles et les ouvrages de la bibliothèque de Notre-Dame de Bonne Nouvelle, inondée jusqu’aux vitres, invite les moines désemparés par la brusque montée des eaux à venir se reposer à l’archevêché, réconforte des familles réduites au dénuement en quelques minutes. Gondi se fait accompagner, toujours en barque, à l’intérieur de Notre-Dame, pour aller chercher le coffret des saintes huiles afin de donner l’extrême-onction à un mourant. Quand il rentre en fin d’après-midi à l’archevêché, des messages l’attendent. Les présidents du Parlement hésitent : faut-il vraiment lever une armée avant même de négocier avec la Cour ? Et dans ce cas, où trouver l’argent pour payer les soldats, nourrir les chevaux, se procurer les armes ? Oui, certes, il faut imposer les Parisiens, mais selon quelles modalités ?

 

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