Aristandre [signé] [1649], LETTRE D’ARISTANDRE A CLEOBVLE, Ou les Conjectures Politiques sur ce qui se passe à Saint Germain. , françaisRéférence RIM : M0_1836. Cote locale : A_5_13b.
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LETTRE
D’ARISTANDRE
A CLEOBVLE,
Où les Conjectures Politiques
sur ce qui se passe à Sainct
Germain.

VOVS m’escriuez, sage Cleobule, que la prudence
Politique est vne espece de prophetie, à
qui par la comparaison du passé auec le present,
le plus sombre aduenir ne se cache point ; Qu’elle
lit dans les cœurs & dans les pensees par la connoissance
des mœurs, des interests & des passions de ceux auec qui
elle traite ; & comme elle agit auec vne fermeté inébranlable
sans agitation & sans trouble, que peu de choses luy
eschappent quand elle s’est bien consultée.

Si l’on faisoit tout auec raison, ie serois de vostre aduis ;
mais apres les plus beaux raisonnemens du monde, & les
fondemens de bien negotier les mieux establis, vn estourdy
autorisé par la naissance ou par la fortune, vaincra en
vn moment l’ouurage de plusieurs annees & viendra renuerser
tout par son caprice ; Et puis la France, disoit vn

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Ambassadeur Espagnol, à la maxime des maximes, en ce
qu’elle n’en a pas vne ; c’est par la qu’on met en deffaut
toute la Sagesse d’Italie & d’Espagne ; par là que tous les
Pronostiqueurs sont confondus & les plus sages Pilotes
perdent leur Estoille ; outre qu’aux François les maux
tiennent souuent la place des biens, & vne heureuse temerité
fait plus pour eux que toute la Sagesse du monde :
Comme si la Prouidence de Dieu qui se iouë de la prudence
des hommes, prenoit plaisir de regler ce grand Estat
par ses desordres, & le sauuer par ses naufrages.

 

C’est pourquoy suiuant auiourd’huy la maniere d’agir
des plus modestes speculatifs, qui ne presument rien
d’eux-mesmes ; ny de la nature des choses humaines ; ie
vous diray pour respondre à vostre demande qu’à l’auanture
ce qu’on traite à saint Germain est bon, & à l’auanture
est-il mauuais.

Ce qui me semble de plus vray-semblable, c’est que
ces Messieurs obseruer ont aysément, que la Politique
de Platon & de Lipse n’est pas semblable à la Politique
du temps, & que ce qu’on appelle raison, sincerité
& iustice ne sont que de belles idées de Philosophes,
de beaux songes & des meditations d’hommes oysifs ;
Quand on traite auec ceux qui ne reconnoissent point
d’autre droit que le droit du plus fort, & comme disoit
vn railleur, celuy de bien-seance & d’vtilité. Il y a long-temps
selon la Politique d’vn des premiers du Conseil,
que le Roy seroit le plus pauure de son Royaume, s’il
faisoit iustice à ses Sujets : c’est à dire que les grands Ministres
du temps ne considerent plus ce qui est permis, n’y
ce qui est iuste, mais seulement ce qui est possible & ce
qu’ils croyent aduantageux.

Les plus saintes & les plus diuines Remonstrances sont
auiourd’huy des chansons, si elles ne sont alleguees par
vingt mille bouches, & toutes les Requestes d’équité
sont ridicules, si elles ne sont presentees par vingt mille
mains.

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Ce n’est pas que la Religion & la Foy ne soient de
meilleures Conseillieres d’Estat que leurs contraires.
Qu’vn Traité fondé sur l’infidelité & sur le pariure
n’ait de ruineux fondemens, puis qu’il ne peut s’asseurer
de ceux mesmes qui le soustiennent ; mais c’est
qu’en matiere de negotiations il faut prendre ses
seuretez selon les personnes auec qui l’on traite, &
ne s’imaginer pas pouuoir persuader par des pointes
d’esprit estudiées, par des discours recherchez & pleins
de beaux sentimens ; les hommes de la Cour & du
temps traitent de Pedans & de Barbons les Harangueurs
des Compagnies, & pour tout Grec & tout Latin,
ne sçauent que ce mot d’vn Vsurpateur, qui
auoit en main la puissance, vtendum est iudice
bello.

Il est sans doute, que ceux qui deliberent auiourd’huy
du restablissement de l’Estat & de la fortune de
la France, sçauent qu’il faut traiter autrement auec la
Cour qu’auec des Magistrats, & que leurs formalitez
de iustice ne sont pas toutes du Cabinet. Ils ne manqueront
pas de prendre leurs precautions, comme
s’ils auoient à faire aux plus infideles de tous les hommes,
quand mesme ils auroient reuelation que depuis
peu ils seroient deuenus des Anges.

Voila, cher Cleobule, ce qu’à l’auanture on deuroit
faire : mais à l’auanture aussi que la deffiance
irriteroit ceux qu’on a interest d’adoucir ; que la maxime
seroit mauuaise d’offenser par ce procedé le Souuerain
à qui l’on doit rendre son hommage ; outre que
peut-estre S. Germain & Paris estans tous deux las de
la guerre, ils ne demandent aussi tous deux qu’vn
moyen seur & honnorable de la finir.

Vous demandez si la retraite du Ministre si fort hay
par les Peuples & condamné par les Parlemens, ne seroit
pas vn acheminement salutaire à ce grand ouurage
de la reünion des François auec la Reyne Regente

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Et s’il est croyable (quand mesme l’on remettroit les
choses en l’estat qu’elles estoient il y a trois mois) que
le premier Ministre peur seulement souffrir la veuë,
pour ne rien dire des extrémes dangers qu’il courroit
d’vne si grande & si populeuse Ville, laquelle il a sait
dessein d’opprimer, & qui se monstre par tout si desolee.

 

A l’auanture Cleobule, que cela ne se peut, mais
si ce qu’on disoit dernierement estoit veritable, que le
Cardinal se retireroit sur la Frontiere pour donner lieu
à la colere du Peuple si iustement irrité ; que là il traiteroit
de la Paix generale auec l’Archiduc, & n’en reuiendroit
point qu’auec la gloire de l’auoir concluë à
l’auantage de la France & de tous nos Alliez.

A l’auanture, qu’on oublieroit tout le passé : comme
vous sçauez bien qu’il y a eu des momens au ministere
dernier, ou si le Cardinal de Richelieu eut fait la Paix,
& deschargé les Peuples d’imposts & de Tailles, on auroit
perdu la memoire de toutes les miseres passees par
le sentiment de la felicité presente. Quand ie songe
que les deux plus grandes maisons de l’Europe, celle
des Lorrains & des Bourbons, apres n’auoir rien espargné
pour se destruire, y auoir employé le fer & le
feu, la Religion & l’heresie, & pour ainsi dire le Ciel
& l’Enfer, ne laissent pas auiourd’huy de s’estre alliees.
Ie ne puis me persuader qu’il y puisse auoir de haine
qui ne s’estouffe par le temps, ny d’inimitié qui soit irreconciliable.

Ie vous laisse à tirer d’autres consequences des choses
qui sont plus proches de nous, pourueu qu’il vous
souuienne de ce que nous auons remarqué d’abord que
la veritable prudence doit agir sans trouble & sans passion,
& sans estre esmeuë ny d’esperance ny de crainte,
donner ses iugemens sur les affaires presentes, comme
sur les choses qui sont passees il y a mille ans.

Ces intelligences du premier ordre se demesleront

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bien des destours ou les ames captieuses du siecle taschent
d’embarrasser les simples, quand elles alleguent
pour toutes raisons des exactions excessiues, qu’on ne
peut continuer la guerre autrement, & qu’il faut que
chacun se seigne. Ce qui pourroit estre supportable,
si l’on payoit les gens de guerre, qui n’ont pas receu
deux Montres par an, si l’on payoit les rentes de la
Maison de Ville dont on a volé tant de millions, si on
ne retranchoit pas les gages des Officiers, que l’on fait
financer eternellement, si la maison du Roy estoit
payee, & si sa table n’auoit esté renuersee plus d’vne
fois ; sans parler des Tailles, des Subsistances & des
Emprunts qu’on a faits sur les Aisez.

 

Ie veux croire encore que tant de sages Aristides iugeront
aisément qu’on ne peut conseruer les bras & la
teste quand on a ruiné le corps, qu’vn Parlement diuisé
à Poictiers & à Lyon, vn Parlement Semestre, vn
Parlement de Montargis, ne seroit plus qu’vn Presidial,
& son Chef moins qu’vn Bailly de Seigneurie.

Ne vous figurez donc pas quelques sumissions &
quelques respects dont le Parlement se doiue seruir
enuers la Reyne & les Princes, qu’il n’apporte d’ailleurs
toutes les precautions imaginables outre la franchise
& la bonne foy, il ne manquera pas, ô Cleobule,
de se preualoir des grands & des importans partys qui se
presentent ; Toute la Normandie est armée, les Generaux
ont plus de neuf mille hommes effectifs.

L’Archiduc & le Duc de Lorraine offrent toutes les
forces de Flandres. En la conioncture où nous sommes,
disoit l’autre iour vn des plus deliez du temps, Themis
a doublement le bandeau sur les yeux, si elle pretend se
seruir moins de son Espée que de sa Balance ; Ce seroit
donc mal raisonner, de croire que le Parlement voulut
laisser perdre ses aduantages, ny qu’il manquast de
representer pour le moins, que ce n’a pas esté par vne

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superstition basse & populaire, mais par vne pure obeïssance
au Roy, que cét Auguste Senat a refusé des secours
que ses Ennemis auoient recherché les premiers
auec ardeur, auec promesses, auec argent & auec honte,
cependant qu’il s’offre à nous auec esclat & pour la
seule reputation de la Iustice.

 

Ainsi les Deputez feront la Paix genereusement, afin
de la faire seurement, autrement ils tomberoient dans
le mespris de la Cour, laquelle les auroit duppez, & du
mespris dans l’oppression.

Hercule leuoit les yeux au Ciel & reclamoit Iupiter
son pere quand il estoit attaqué des monstres ; mais parce
qu’il ne quittoit iamais ny sa peau de Lyon ny sa massuë :
on n’a point ouy dire que le Ciel ait manqué de
l’exaucer.

Que pensez-vous qui arriueroit si on faisoit la Paix
honteusement, sinon de rendre plus cruelle la timidité
du Ministre, lequel voyant bien qu’il luy eut fallu ceder
au grand nombre, si le grand nombre l’eust vigoureusement
entrepris, trauailleroit à l’auenir de faire vn
desert de la premiere Ville du Monde, dont la masse
prodigieuse l’a tant de fois effrayé ; il ne la mesureroit
point par ce qu’elle auroit fait, mais par ce qu’elle auroit
esté capable de faire, si elle eut bien conneu ses
propres forces & n’eut point abandonné son interest.

A l’auanture, ô Cleobule, que cela pourroit bien arriuer,
à l’auanture aussi qu’vn Espagnol Italianisé, lequel
est assez subtil pour reconnoistre que la gloire & la
seureté de son ministere seroit de regagner le cœur des
Peuples par vne Paix honnorable au dehors & bien-faisante
au de dans, pourroit mettre entre les plus grandes
graces de sa fortune, les moyens qu’elle presente auiourd’huy
à la reconciliation des Parties. Paris qui deteste
maintenant le ministere, le beniroit alors de tout
son cœur, & l’on n’auroit pas suiet d’apprehender la

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grandeur énorme de cette Ville, comme si elle seruoit
de contre poix à l’autorité Royalle : car ses Citoyens accoustumez
aux douceurs & aux delices de la Paix, &
dont le mestier n’est point de faire la guerre, ne demandent,
comme on disoit autres fois de la grande Rome,
que Panem & Circenses, pourueu que les viures soient à
bon marché, & qu’on entretienne le peuple de ieux &
de spectacles il luy est indifferent qui gouuerne ; plus il
y a de monde, plus il est aisé de l’affamer.

 

Il importe mesmes à la Reyne si, elle y pense bien,
que le party du parlement subsiste ; car où seroit son refuge
si les fauoris du Roy son fils venoient vn iour à la
pousser comme on a fait la feuë Reyne Mere, ce qui
peut arriuer si toute la puissance est resignee entre les
mains du premier homme qui aura les bonnes graces
du Prince, & si le violent ministere d’vn particulier
pouuoit vne fois abolir les Loix fondamentales du
Royaume.

On dira peut-estre que la Reyne Regente est interessee
à soustenir le Ministre, & qu’il seroit d’vne perilleuse
consequence que le Parlement s’attribuat l’authorité
de deposer à sa volonté qui luy plairoit. Ce ne
seroit plus regner que foiblement & par despendance,
ce seroit violer les premiers droits de la Monarchie.

Cette raison est considerable, & si le Cardinal aymoit
l’Estat & la Reyne, il preuiendroit par sa retraite les
plaintes & l’indignation des Prouinces, la misere & la
desolation de tout l’Estat. Quand tout vn Royaume
scandalisé de la violence, de l’auarice & de l’oppression
d’vn Ministre n’en peut plus suporter le gouuernement,
il est de la prudence Royale d’escouter les cris des Peuples
vnis, & de ne pas hazarder tout pour vn seul homme
que ses déportemens ont rendu odieux à tout le
monde, vn Roy Majeur deuroit mesme y defferer & reconnoistre
que par la mesme Loy que les Sujets doiuẽt
l’obeyssance à leur Prince, le Prince doit la protection

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à ses Sujets : autrement la relation cesse entre celuy qui
doit commander & ceux qui doiuent obeyr, & le lien
qui les vnit reciproquement pour le salut & pour la
gloire de l’Estat est absolument rompu : Le Peuple qui
s’assuiettit sous certaines conditions, comme tant de
Prouinces qui se sont volontairemẽt données aux Roys,
est dispensé de son serment quand elles ne sont plus executees.

 

A l’auanture donc le Fauory doit demeurer, à l’auanture
que pour vn seul homme il ne faut pas risquer tout
l’Estat : pour vn seul homme Etranger pour vn seul
homme conuaincu d’auoir empesché la Paix generale,
pour vn seul homme qui veut eterniser la guerre, afin
qu’elle serue tousiours de pretexte à la dissipation des
biens de l’Estat.

Ouy, ouy, sage Cleobule, il y a de la difference entre
la Tyrannie & la Royauté. La Royauté gouuerne
les Peuples, pour le bien des Peuples mesmes, & sa
supreme Loy est le salut de l’Estat. La Tyrannie domine
tout par force & par violence : L’vne fait ceder l’interest
particulier au public, l’autre fait ceder le public
au particulier. En quoy les Princes trouuent certainement
leur auantage, puis qu’il est plus seur & plus glorieux
de commander à des Citoyens qu’à des Esclaues,
& qu’vn Regne de violence & de perfidie, court fortune
d’en estre accablé.

A l’auanture donc le Parlement se doit tenir ferme
& ne rien relascher de sa dignité, pour monstrer qu’il
n’agit pas tant pour luy que pour la raison & la iustice.
Au lieu de ses interests il considerera d’abord celuy du
Peuple, sans lequel il n’a que la voye des Remonstrances,
du parchemin & du papier. Il considerera les Princes
qui ont embrassé son party, tant pour auoir tousiours
ses deffenseurs prests au besoin, que pour gagner
de bonne grace ces ames Heroïques, lesquelles ne peuuent
souffrir qu’auec peine celles qui agissent timidement.

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L’Archiduc estant ce qu’il est, doit auoir le mesme
sentiment, si ce n’est qu’il ne s’en faille pas mettre en
peine, parce que le rang que sa naissance luy donne le
met en estat de faire tousiours sa Paix de luy mesme,
sans auoir besoin de nous ; il ne cherche que la gloire
de proteger la Iustice dans vne si esclatante occasion,
qu’elle a pour tesmoins tous les yeux du monde : Il ne
cherche qu’à faire plus pour la France, que Monsieur le
Prince n’a fait pour elle à la bataille de Lens ; il ne cherche
qu’à vaincre son vainqueur d’vne façon glorieuse
ou la fortune n’ait point de part ; il ne cherche qu’à faire
esclater par toute l’Europe, ou le nom du Parlement
de Paris sonne si haut, que le Roy des Espagnes & du
nouueau Monde est le fleau des Tyrans, l’exterminateur
des monstres, le protecteur de l’innocence de ses
Augustes nepueux, dont le mauuais gouuernement
d’vn faux Politique alloit desoler le Royaume. Grande
& belle reputation chez les Estrangers : illustre coup
d’Estat qui est plus glorieux à l’Espagne, que dix villes
reprises & quatre batailles gagnées.

Mais à l’auanture aussi doit on refuser le secours d’Espagne,
parce que se donner à son ennemy pour se vanger ;
c’est se vanger premierement sur soy-mesme ; c’est
ressembler à ceux qui ont recours à la Magie pour iouyr
de leurs pretentions, & qui implorent les furies d’Enfer,
quand le [1 mot ill.] leur a refusé son assistance. Tellement
que le mieux qu’on pourroit faire, ce seroit de dire
nettement à son Altesse Royale, qui a toute la gloire
d’auoir pacifié les troubles de la France, MONSEIGNEVR,
n’espargnez point nos seuretez & nous n’espargnerons
point nos submissions & nos respects. C’est
la meilleure maniere dont le foible puisse traiter auec
le fort.

Voila, sage Cleobule, quels sont mes sentimens, ou
plustost quels ils ne sont point : Voila comme l’auanture
ce qui se traite à Saint Germain est bon, à l’auanture

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est-il mauuais : pour decider vn poin si important
il faudroit estre d’vne classe superieure à la mienne, il
faudroit estre vn Philosophe plus dogmatique, que

 

Vostre tres-humble seruiteur.

ARISTANDRE.

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Aristandre [signé] [1649], LETTRE D’ARISTANDRE A CLEOBVLE, Ou les Conjectures Politiques sur ce qui se passe à Saint Germain. , françaisRéférence RIM : M0_1836. Cote locale : A_5_13b.