Anonyme [1649 [?]], PIECE D’ESTAT OV LES SENTIMENS DES SAGES. , françaisRéférence RIM : M0_2758. Cote locale : A_6_82.
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PIECE
D’ESTAT
OV LES
SENTIMENS
DES SAGES.

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PIECE D’ESTAT OV LES
Sentimens des Sages.

TV veux la guerre, POLYDAS, & toute
reconciliation, dis-tu, nous est funeste,
par-ce qu’il faut exterminer les Autheurs
de nos maux, & purifier l’Estat
des monstres qui le deuorent ! Pour y paruenir tu
approuues les Libelles, à cause qu’ils excitent les
mutins, qu’ils eschauffent les tiedes, & qu’ils esbranlent
ceux ausquels la lascheté fait aymer le repos.

Et sur toutes ces choses tu demandes mon sentiment,
c’est faire vne estime de moy qui n’est pas
proportionnée à mon merite : Ie voy bien que tu
mesures ma capacité par ton affection, & que tu ne
me crois sage, que parce que tu m’aymes. Mais Polydas,
les belles idées que l’amitié fait conceuoir de
nous à nos Amis, ne font pas nostre iugement, &
ta passion ne me sçauroit tellement desguiser à moy
mesme, qu’elle m’empesche de me cognoistre : Ie ne
suis pas de ceux qui se croient les Dieux des Arts
qu’ils exercent ; & ie t’aduouë sincerement qu’il faut
d’autres testes que la mienne pour te satisfaire sur
tes propositions : la discorde & les libelles sont deux
estranges prodiges dans les Estats, ils ne s’attribuent

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pas moins que la disposition du destin des
Empires, iugés de là si ie suis assez sçauant Politique
pour en resoudre, & si mon arrogance n’iroit pas
iusques à l’extresme, si ie l’entreprenois.

 

Ne pense toutesfois pas que j’ose manquer à te
satisfaire, ie prends trop de part en tes contentemens,
toy qui n’en veux que de iustes, pour ne te
les pas procurer, & les sentimens de nos Illustres, ou
plustost des Sages de nostre siecle que i’ay recueillis
auec assez de diligence & que ie t’enuoye, te tesmoigneront,
ie m’asseure, que ie n’ay rien tant à
cœur, que ce qui touche Polydas ; Leurs intentions,
non plus que les miennes, ne peuuent t’estre suspectes ;
le peu d’estime qu’ils font, & qu’ils nous ont
appris de faire de la faueur les mettent hors de toute
atteinte, & leur zele suiuy de ses effets pour la patrie
contre ceux qui estoient nos ennemis dedans
ces derniers troubles, fait assez voir que leur esprit
n’est point esclaue.

Si tost que la paix leur a restably la liberté de dire
de grandes choses, la lecture de ta Lettre que ie
leur ay portée, a commencé leurs belles reflexions,
ton esprit & ton eloquence n’ont pas esté oubliez
dedans leurs iugemens, & tous sont demeurez d’accord
que Polydas estoit tousiours luy-mesme. Mais
ie passe tous leurs discours sur ton merite, parce que
tu m’as deffendu de t’applaudir, pour te dire, que
leur estime n’a pas empesché leur iustice, & qu’ils
t’ont condamné, encore qu’ils t’ayent comblé de loüange.

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Oüy, Polydas, ils ont conclud contre toy, que la
reconciliation estoit absolument necessaire, que la
continuation de la discorde ou de la guerre eust
acheué la fortune de la France, & que les Libelles
ne luy peuuent estre que tres-funestes.

Que la reconciliation fust absolument necessaire,
nos miseres te le monstrent assez, & la France
mourante sur le bord d’vn abysme ineuitable, fait
cognoistre aux François aussi clairement, qu’aux
Romains, en pareille occasion, Nullam nisi in concordia
ciuium spem reliquam ducere, eam per æqua, per iniqua
reconciliandam ciuitati esse, qu’il n’y auoit point de
milieu entre la Paix ou la ruine, & qu’il falloit, ou
que le Royaume perist, ou que l’on se reconciliast :
Premierement, parce que le Corps de l’Estat estant
espuisé de ses forces, en sorte qu’il ne pouuoit pas
mesme soustenir ses maux accoustumez, bien loin
de resister à vne conuulsion si extraordinaire, comme
estoit cette maladie de la guerre Ciuile, que son
Demon Exterminateur luy preparoit dans ses entrailles,
il estoit de necessité qu’il succombast, si le
mal se formoit entierement, & si on n’y apportoit
du remede. Secondement, parce que nostre guerre
fauorisoit les desseins de nos Ennemis, qui confessent,
que la France ne peut estre destruite que par
elle-mesme, & qui depuis 60. ans & plus attendoient
l’an 1649. pour releuer leurs esperances sur
nos cendres, & pour bastir de nos despoüilles, le
triomphe qu’ils meditent il y a si long-temps pour
estonner le monde.

T. li.
l 2.

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Ne pense pas que les offres de l’Archiduc, ne procedassent
que de sa ciuilité naturelle, & qu’il ne
nous ait voulu secourir que parce qu’il est genereux ;
sa courtoisie auoit d’autres principes, & sa façon
obligeante, soubs le pretexte du bien public, & de
la paix de l’Europe, partoient moins de son zele
pour la tranquillité commune, que des leçons de
Charles-Quint & de Philippes Second, lesquelles
ne furent iamais conceuës pour le bien de la France.
Sapiente diffidentia non alia res est vtilior mortalibus.
Polydas. Si les Nochers sçauoient cette maxime, ils
ne se fieroient pas aux harmonies des Syrenes, &
s’ils ne s’y confioient point tant, ils se precipiteroient
moins dans les naufrages.

Eurip.

Nostre Auguste Parlement l’a iudicieusement
practiquée en ces dernieres occasions, & s’il t’estoit
permis de luy demander les raisons qui l’ont empesché
de poursuiure l’effet de ses Arrests, il te respondroit
sans doute, que la courtoisie de l’Archiduc
Leopold en est la cause ; latet anguis in herba, s’escria
vn de nos Sages, entendant la harangue de Dom
Ioseph Arnolfiny. Il n’y a point de piege plus adroitement
tendu, & par consequent plus pernicieux,
que celuy qu’on prepare, soubs couleur d’obliger :
& le grand Solyman n’eust peut-estre iamais euuahy
le Royaume d’Aden en Aise, si son Bassa qui tenoit
son armée sur la frontiere, par vne fourbe tres-obligeante,
n’eust sceu tromper vn Roy tres-mauuais
polytique, parce qu’il estoit tres-credule ; Tu

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peux bien croire que le Roy d’Espagne n’eust pas
esté plus scrupuleux qu’vn grand Empereur, & qu’il
n’eust pas refusé les moyens qu’il pensoit que nous
luy donnerions pour se vanger des maux que la
France luy faict il y a si long-temps ; il les tenoit,
Polyd. le Parlement auoit besoin d’vser de sa prudence
pour nous sauuer, il estoit necessaire qu’il relaschast
de ses interests & des nostres, & la France
estoit perduë, s’il ne se fust souuenu, qu’il faut souuent
accommoder ses conseils à la necessité du
temps, de peur qu’vne trop grande ardeur pour
obtenir ce que nous desirons ne consomme le reste,
qui est d’vne consequence infiniment plus grande,
qu’vne petite partie que nous poursuiuons : La sauueté
de nostre Estat sur le panchãt de sa ruine estoit
d’vne consideration bien plus importante, que l’esloignement
du Cardinal Mazarin, & l’vnion des
deux partis estoit bien plus necessaire que la discorde
de l’vn & de l’autre : Concordia res paruæcre scunt,
di scordia maximæ dilabuntur C’est l’obseruation de ce
grand precepte qui fait fleurir la Republique des
Hollandois, & qui la fait disputer de l’empire de
la Mer : c’est par l’vnion que Venize resiste à la puissance
effroyables des Otthomans, & sans elle iamais
Rome n’eust esté la Maistresse du Monde, ny la
Grece auparauant la terreur de l’Asie & du reste de
l’Vniuers.

 

Cic.
or. 3.
in ve.

Guicch.

Sal. l.
2.

C’est ce que l’experience nous enseigne, que le
Roy d’Espagne n’ignore pas ; Aussi nos Sages, apres

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auoir sur les preceptes generaux examine toutes les
circonstances particulieres, comme les desseins captieux
des Espagnols, leurs soins & leur addresse à
fomenter la haine entre les François, leur approche
de Paris contre leur prochaine promesse, l’intention
mauuaise de quelques particuliers, l’impuissance
de la France à soustenir trois grands partis que
l’on eust veu puissamment formez en peu de temps,
les Estats de l’Espagnol deliurez de la guerre, pour
l’allumer de toutes parts dedans les nostres ; ils ont
hautement conclu, par les sentimens du Maistre
des grands Politiques, le diuin Platon, & sur la
maxime, que le fondement des Empires est l’vnion ;
Que la reconciliation estoit absolument necessaire
en ce Royaume, si on vouloit le sauuer d’vne
ruine ineuitable.

 

Toute privation se definit par la forme qui luy
est opposée, c’est pourquoy si la paix & la concorde
est le fondement des Estats, il sera tres-aisé de
cognoistre ce que leur est le trouble & la diuision. Il
ne faut pas tant considerer la satisfaction de nos
passions, comme les consequences qui suiuent de
leurs effects, Nostre passion sans doute, seroit de
nous diuiser des Meschans, & d’en faire de grands
exemples à la posterité ; mais les consequences de
cette entreprise sont si visiblement funestes, du
moins si perilleuses, parce que, omneregnum diuisum
in sedesolabitur, & que par comparaison Physique,
on ne peut arracher vn membre d’vn corps extenüé

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de maladies, sans vn danger euident de le perdre
tout entier ; que cette diuision ne peut estre desirée
que par des hommes tres-pernicieux à nostre Estat ;
dont les souhaits n’ont pour principe que la Malice
ou l’ignorance, qualitez esgalement funestes,
qui souuent ont ruiné les grands Empires du
monde.

 

Cette proposition n’est pas d’vne preuue difficile,
supposé que la France soit extenuée en toutes ses
parties, & tres-malade, ce que les maux qu’elle
souffre depuis trente ans, ou plutost, ce qu’vne experience
mal-heureuse fait assez cognoistre à tout
le monde : la consequence est tres-aisée à tirer, que
la diuision de ses membres ne sçauroit manquer de
l’abbattre entierement, parce qu’elle ne peut estre
entreprise sur ce Corps ruiné, sans vne conuulsion,
& sans des efforts prodigieux, lesquels sa foiblesse
presente ne luy permet pas de pouuoir soustenir ;
Mais Polyd. sans dauantage nous arrester sur le raisonnement
de nos Sages, cherchons en peu de
mots auec eux la verité dans les desastres de nos peres :
Tite-Liue dit, qu’il n’y a point d’Ennemis
estrangers, quelque fureur qu’ils exercent contre
vn Royaume, point de famines, point de pestes,
ny de fleaux qui puissent causer les rauages que fera
la moindre discorde entre les Citoyens. Cette maxime
tirée de l’experience de la ruine des anciens
Empires, & des preceptes des premiers Legislateurs,
est quasi le sujet de toutes les Metamorphoses de

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l’Vniuers : les derniers Conquerans n’ont basty leurs
Empires, que par la diuision qu’ils ont trouuée ou
fait naistre dedans celuy des autres ; & ie t’asseure,
que les Assyriens seroient encore les maistres du
Monde, s’ils ne s’estoient pas desunis : les Medes,
les Grecs, & les Romains n’ont trouué la fin de leur
grandeur, que dedans leur discorde ; & le Royaume
des Iuifs n’eust pas esté renuersé sous Sedechias,
ny Hierusalem saccagée par Nabucodonozor, par
Antiochus, par Titus, par Adrian, ny occupée par
les Sarazins d’Egypte sur les Chrestiens, ny prise du
depuis par Saladin sur les successeurs de Godefroy
de Boüillon, si les Pontifes & les Princes par leurs
dissentions & leurs brigues n’eussent ouuert les portes
à leurs Tyrans. On n’eust pas veu l’Empire d’Orient
en la disposition d’vn Baiazet, si les Empereurs
Andronic, pere & fils, l’vn apres l’autre, ne
l’eussent appellé pour vanger leurs passions. Et ce
mesme Empire, n’eust pas tombé soubs l’esclauage
de Mahomet II. si les debats des Grecs ne l’eussent
inuité de s’en rendre le Maistre, & si Demetrius Paleologue
l’introduisant en son pays, pour estre secouru
contre son frere, ne luy eust donné premierement
les moyens d’occuper tout le Peloponnese ;
& cet vsurpateur prodigieux ne fust pas demeuré le
Vainqueur de deux Empires, de douze Royaumes,
& de deux cens villes en la Chrestienté, si les Princes
Chrestiens eussent voulu n’estre pas diuisez. La
puissance de Tamerlan, qui seul a esgalé le Grand

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Alexandre par ses conquestes, mais qui l’a surpassé
par sa vertu, n’eust pas finy auec sa vie, si ses enfans
par leurs discordes ne se fussent rendus le ioüet & la
proye de ceux dont leur pere les auoit laissez les
Conquerans & les Monarques. Qui est-ce qui a
fait tant de fois vn theatre d’horreur & de carnage,
de la Maistresse ville du monde, & qui a si souuent
attiré l’Empire Romain sur le bord du precipice, au
mesme temps qu’il triomphoit de l’Vniuers, sinon
la diuision des Citoyens ? Les Gennois eussent-ils
quatre ou cinq fois perdu leur liberté, sans les debats
du peuple auec les Nobles ? Qu’ont fait les
Guelphes & les Gibelins, que rendre l’Italie horrible
& ridicule, & qu’a produit en ce Royaume sous
Charles VI. la fureur des Caboches & des Armaignacs ;
les querelles du Duc d’Anjou, d’Orleans &
de Bourgogne ; que preparer les François à souffrir
au Roy d’Angleterre, l’vsurpation de la Couronne
sur leurs Princes legitimes & naturels ? Et sans rien
dire icy des effects sanglans de nos dissentions sous
les regnes de Charles IX. & Henry III. si bien fomentez
par l’addresse & les despences de la Maison
d’Autriche : la Ligue mourante n’a-telle pas quasi
couronné le Roy d’Espagne dans Paris ? Et combien
peu s’en a-il fallu que nous n’ayons embrassé
l’iniustice de ses interests, pour nous priuer des felicitez
que le Grand Henry, le pere des peuples nous
offroit auec tant de douceurs, & qu’il nous a du depuis
procurées.

 

Lib. 4.

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Enfin tu cognois si nos Sages ont eu sujet de
condamner ta passion ; Mon cher Polydas, ne manque
pas de defferer à leurs sentimens, ils t’ont vaincu
par la raison & par l’exemple, ne souhaitte plus
de diuisions dedans ta Patrie, puis que tu n’en desire
pas la destruction : les Espagnols n’ont que ce
seul moyen pour nous abbattre, Philippes de Macedoine,
dont ils sont les imitateurs, n’en eut point
d’autre pour establir sa Tyrannie dedans la Grece,
s’il n’eust fauorisé les Grecs les vns contre les autres,
il ne les eust pas engloutis, ne soyons point comme
eux les Artisans de nostre esclauage, & ne suiuons
pas la maxime des foibles & des foux, qui est d’esperer
d’estre plus heureux que les autres dedans nos
malheurs.

Iust.
l. 8.

Ie croy qu’il te suffit, cher Polydas, pour te faire
cognoistre quels prodiges ce sont dans les Estats,
que les discordes & les diuisions. Ores il y en a
d’autres encore de plus pernicieux ; Oüy, les peres
qui les produisent sont encore plus funestes, parce
qu’estans leur cause & leur principe, ils sont par
consequent celuy de tous les malheurs qui accablent
le monde : Ces monstres si ruineux sont les
Libelles, que le plus Sage de nos Polytiques a nommé,
les Pestes les plus dangereuses aux repos des
Estats. Cette proposition se prouue d’elle-mesme ;
parce que nous auons dit auparauant, supposé que
les Libelles engendrent la diuision. Que cette supposition
soit veritable, tu me l’aduouë toy-mesme,

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quand tu dis qu’ils excitent les mutins, qu’ils eschauffent
les tiedes, & qu’ils esbranlent ceux ausquels
la lascheté fait aimer le repos ; ces effets sont
indubitables, du moins en la pensée de leurs Autheurs ;
Ores si leur pensée est criminelle ? ô Dieu
cher Polydas. Peut-il y auoir de l’innocence à persuader
la destruction de la Patrie, ie dis la destruction,
puis qu’elle est vne suitte necessaire des discordes
ciuiles, & des seditions que ces sortes d’escrits
engendrent necessairement.

 

Cependant depuis six mois les presses des Imprimeurs
n’ont continuellement gemy que de ces
productions destruisantes, ces monstres ont trouué
leurs approbateurs & leurs Partisans & tous parricides
qu’ils sont, à proportion de leur artifice ou
de leur insolence, ils ont eu leurs acclamations.

De toutes les pieces imprimées, les Autheurs se
diuisent en trois classes, en Zelez pour la Iustice, &
pour le bien public : en Artificieux, & en Vindicatifs :
soubs les premiers on comprend nos Magistrats,
dont les productions ne s’appellent pas Libelles,
mais Oracles & Iugemens, non plus que
celles qui ont esté faictes par leurs commandemens,
& par leur ordre, lesquelles, comme tu sçais, ne
sont pas en grand nombre, mais qu’il nous faut
croire auoir esté pesez au poids de la Iustice & de la
raison.

Soubs les seconds sont compris nos Ennemis,
tant estrangers que domestique, soit que ceux-cy

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soient liez auec les premiers, ou par gages, ou par interests,
dont la ruze & l’artifice s’est preualuë, de
la disposition que nous auons à faire estat des nouueautez,
en accommodant leur eloquence à nostre
humeur, selon l’occasion & de l’apparence des choses,
nous faisans des veritez d’Estat qui ne subsistent
quasi toutes qu’en chimeres & qu’en Idées, & ce
sont leurs Libelles que nos Sages appellent les Pestes
les plus dangereuses des Estats, parce que n’estans
remplis que de zeles & de compassions aux
miseres publiques, ils s’insinuent par des mensonges
pitoyables, & continuans par certaines penetrations
dedans les affaires, il semblent aux foibles
d’autant plus veritables, qu’on les a accommodez
à leur capacité, & qu’elles conuiennent auec l’apparence
& les bruits communs : & de ceux-cy le
nombre est mediocre, mais le plus pernicieux, parce
que n’ayant autre fin que de nous perdre, ils animent
sans retenuë, & par leurs fausses subtilitez
ils fomentent des haines qui ne s’esteignent que
dans le sang, ou par la mort.

 

Soubs les Vindicatifs, qui font la troisiesme classe
de nos Autheurs, on compte les fantasques, ou
les interessez, dont les Libelles, quoy qu’en plus
grand nombre, sont sans doute moins dangereux
que les autres, à cause qu’il n’y a personne de si peu
d’esprit qu’il soit, qui se laisse persuader à l’insolence,
ou à l’ignorance, qui composent leurs escripts,
parce que l’on sçait, que les iniures & les mesdisances

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ne partent que de foiblesse ou d’enuie, & que
ceux qui les debitent, puis qu’ils sont capables de
ces deffauts, le peuuent bien estre de mensonges &
de faussetez, ceux de ce nombre sont tres-faciles à
cognoistre, quoy que pourtant il y en ait encore de
captieux.

 

Ie t’ay faict cette diuision de Libelles, premierement
afin que tu cognoisses le mespris que tu
dois faire des vns & des autres. Secondement pour
te monstrer ton iniustice dans cette grande estime
que tu fais de celuy qui est intitulé, l’Apologie des
Normans au Roy ; mais ie m’estonne de la premiere
demande que tu me fais de son Autheur, toy qui
es de ceux qui deuroient l’auoir composé, estant
des plus zelez pour nostre prouince ; estant à Caen
le vingt-troisiesme Feurier, qui est le temps qu’il
datte de sa production, & Citoyen mesme de cette
ville, d’où ce monstre ridicule vsurpe sa naissance.
Tu fais bien, Polydas, de desabuser les simples par
cette demande, laquelle est vn adueu que les peuples
de Normandie sont innocens de ses impertinences
& de ses iniures.

Mais aussi ie te prie, en desabusant les autres de
ne te tromper pas, & au moins de ne faire pas plus
de cas de ce Libelle, que ne fait celuy qui l’a mis en
lumiere. Ie croy que cet Autheur frequente ordinairement
nos Polytiques, parce que ie l’ay trouué
trois fois dedans leurs assemblées, où il a confessé
hautement, que les inuectiues n’ont iamais procedé

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de la cognoissance qu’il eust des vices de ceux
qu’il accuse, que sa passion est la seule source de ses
Satyres, & que les crimes qu’il figure par ses outrageantes
narrations, soit qu’ils soient faux ou veritables
n’ont de fondement que sur quelques bruits,
ny de certitude que dans sa Rhetorique, non plus
que quelques histoires sanglantes dont il orne son
discours, que dans des nouuelles de femmes, & des
escrits iniurieux ; & qu’en fin il n’y a que la seule histoire
qui y ait vn principe solide & de creance. Cependant
quel desordre, Polydas, les cabinets regorgent
de pieces de cette nature : toute l’Europe
est remplie de nostre honte, & il n’y a point de Nation
qui n’aye des monumens de nos sottises & de
nos malheurs ? Oserois-je me plaindre ou nous iustifier
de ces autres infames productions, dont la
mesdisante brutalité n’a point d’exemple ? Non,
Polydas, les Royaumes estrangers ont leurs honnestes
gens aussi bien que la France, qui pour peu
qu’ils ayent de polytique ou de vertu, ne penseront
pas que ces horreurs viennent d’vne autre part,
que de quelques Estrangers nos Ennemis, ou de
François tres-vicieux, & par consequent indignes
d’estre crus ou applaudis.

 

Et de faict, quel applaudissement à des Esclaues
qui ont mesme corrompu les Loys des Saturnales,
& qui ont inuenté des crimes à leurs Maistres,
au lieu d’en dire les deffauts ? Mais que dis-je, sommes
nous dedans le Paganisme ? sommes nous de

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la vieille Rome. Non, nous sommes François quelle
tasche à nostre nom d’estre capables de ses bassesses
& de ses laschetez, & si nous sommes dedans
le Cristianisme ? Quelle horreur de tant de medisances,
de mensonges & d’impietez ; Mon cher
Polydas, instruisons nous des paroles du Sage,
Cum detrectatoribus non Commiscearis quoniam repente
consurget perditio eorum, il n’y a rien de plus certain
que les medisans seront maudits, ne te mesle donc
point dedans leurs crimes & ne les approuue pas ;
Cham fils de Noé le fut pour n’auoir pas caché
les deffauts de son pere ; & le grand Constantin
craignant cette menace, tout Conquerant qu’il
estoit & tout redoutable, brusla tous les Libelles
qui luy furent apportez contre les mœurs de
quelques Euesques assistans au Concile de Nice,
protestant qu’il n’y auoit point de tasches en vn
Euesque qu’il ne voulust couurir de sa pourpre &
de ses ornemens.

 

Cette action est belle & de grande importance,
& quoy qu’elle soit tres-saincte, elle est encore
tres-polytique : ce grand homme voyoit qu’outre le
desordre qui pouuoit arriuer en vne assemblée d’vne
telle consequence, pour l’establissement de la verité
de l’Eglise & pour la gloire du Christianisme qui
ne pouuoit qu’estre tres-obscurcie dans les deffauts
des accusez & des accusants, le repos de l’Estat
pouuoit estre alteré par les diuisions qu’eust causé
la rupture de ce Concile, laquelle il voyoit indubitable

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si ces Libelles paroissoient.

 

Enfin ie te le repete, Polydas, il n’y a rien de
plus pernicieux aux Estats que les libelles, si Eumenes
par sa prudence n’eust empesché sa mort,
il estoit prest de la receuoir par le moyen des Libelles
d’Antigonus ; Les Philippiques ont causé
celle de Ciceron ; ce furent les Libelles, qui sous
Osmen III. Calyphe esbranlerent cette redoutable
puissance que Mahomet auoit acquise dedans l’Asie,
& si Mahuuias celuy que les Annales Espagnoles,
contre ce que rapporte Pline, disent auoir abbatu
le Colosse de Rhodes dont il vendit le metail
à vn marchand Iuif, qui enchargea neuf cens
Chameaux, lors qu’il n’estoit encore que Lieutenant
du Calyphe, neust par vne subtilité prodigue
fait brusler à Damas les Libelles des Mahometans
apres qu’il fut fait Souuerain, leur Religion
eust finy auec la Tyrannie, & il n’y a point d’histoire
qui n’aduoüë que cét embrazement a empesché
sa ruine.

Aussi est-ce vn trait du plus grand polytique
du monde que la defence des impressions chez les
Turcs, ne crois pas que cette maxime soit venuë
de son ignorance ou de sa brutalite, elle est tirée
de son experience & du vray artifice de gouuerner
ses nations.

Voila, cher Polydas, tout ce que i’ay pû recueillir
sur le sujet de ta Lettre, si tu cheris ton
pays n’aime plus les Libelles, puisqu’ils peuuent

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luy estre si funestes, si tu ne veux sa destruction
ne souhaite plus les diuisions, & si tu desire sa
gloire & son bon-heur, desire la paix & la concorde
dedans ces Prouinces, ie cesse de t’entretenir,
afin que tu gouste pleinement les sentimens
des Sages, c’est,

 

Le plus fidelle de tes
AMYS.

PERMISSION DE MONSIEVR
le Lieutenant Ciuil.

IL a esté donné Permission à ALEXANDRE
LESSELIN d’Imprimer ou faire Imprimer
vn discours en manuscrit contenant six feüillets,
qui porte pour titre, Piece d’Estat ou Les Sentimens
des Sages, & deffence à tous autres de l’Imprimer.
Fait ce quatorziesme Iuillet mil six cens
quarante-neuf. Signé, DAVBRAY.

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