Anonyme [1652], LES ENTRETIENS DE S. MAIGRIN ET DE MANZINI, AVX CHAMPS ELISIENS. Et l’arriuée du Duc de Nemours au mesme lieu, Auec la description de l’appartement qu’on prepare à Mazarin dans les Enfers. , français, latinRéférence RIM : M0_1251. Cote locale : B_9_32.
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Les Entretiens de saint Maigrin
& de Manzini aux Champs
Elisiens, & l’arriuée du Duc
de Nemours au mesme lieu,
Auec la description de l’appartement
qu’on prepare à
Mazarin dans les Enfers.

 


Verum est ? an timidos fabula decipit
Vmbras corporibus viuere conditis,
Cum coniux oculis imposuit manum,
Supremusque dies Solibus obstitit,
An toti morimur ?

 

EST-il donc vray que nous ne mourons
pas tout à fait ? qu’apres que la
mort a fermé les yeux d’vne miserable
personne qui est deuenuë sa
proye ? qu’vn pauure corps est gisant
dans le cercueil, qu’il n’a plus haleine ny pouls, ny
de sentiment, non plus qu’vne souche ? qu’vn drap
mortuaire qui se doit consumer auec luy, est son
seul vestement, que son sang est glacé dans ses veines,
dont les esprits se sont tous euaporez, & que sa
chair commence à se resoudre en pouurriture, il en

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sort vne petite espece d’air & de vent, qui luy ressemble
comme son image, & qui merite proprement
le nom de son ombre, laquelle apres auoir
voltigé quelque temps autour de son corps, ou du
tombeau qui l’enferme comme vn papillon, à l’entour
d’vne chandelle allumée, ou comme vne chauue
souris à l’entour du toict où elle a fait lõg-temps
sa demeure, s’en vient finalement, si elle est beatifiée
par ie ne sçay quel chemin, & sous la conduite
de ie ne sçay qui, dans les Champs Elisiens, ou deuant
que d’entrer il luy conuient passer le fleuue
d’oubli, dont Caron est le Nautonnier. C’est vne
science veritablement, dont nous ne trouuons les
principes dans le Catechisme Grec, Latin ny François,
du Pere Caussin, ny dans le texte du vieil ny
du nouueau Testament, mais qui n’a pas laissé
d’occuper la croyance de plusieurs, siecles où les esprits
estoient aussi fins qu’ils sont dans le nostre, &
qu’on nous apprend aujourd’huy, comme par diuertissement,
sans penser que beaucoup de visions
qu’on veut faire passer à nos sens pour veritez, n’ont
pas moins d’embarras & d’obscurité que ces songes
des anciens, dont nostre Seneque au texte que ie
viens d’alleguer parle moins pour les confirmer
que pour les destruire. Quoy qu’il en soit, c’est vne
coustume receuë par tradition entre nos escriuains,
lors que quelque grand personnage ou quelque
braue eminent a passé de [1 mot ill.] vie en l’autre, de
supposer le discours de son [1 mot ill.], apparuë à quelqu’vn
de ses amis, pour luy donner des conseils

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charitables, ou l’auertir des perils qui le menassent,
ou d’en escrire, comme ie fais, le rencontre aux
Champs Elisiens auec l’ombre de quelqu’vn de ses
amis ou ennemis, qui depuis sa mort a pris le chemin
de l’autre monde comme luy. Ainsi Biron, le
Marquis d’Ancre, Chalais, de Luynes le Connestable,
Bouquinguant l’Anglois, le Cardinal de Richelieu
mesme, & plusieurs autres ont fait de tristes
lamentations apres leur mort, témoignans qu’ils
eussent bien voulu reuenir en vie, quand ils n’auroient
deu estre que cuistres ou palefreniers, mais
point de nouuelles, la regle y est mise pour tout le
monde,

 

Nouies Styx interfusa coercet ?

Et l’on sçait que veritablement,

 


Noctes atque dies patet atri ianua ditis,
Sed reuocare gradum superasque reuertere ad oras,
Hoc opus, hic labor est.

 

En effet il leur semble qu’il ne faut que se baisser &
en prendre, ils vont au combat comme aux nopces,
ou se meslent d’affaires épineuses, qui leur abregent
la vie de moitié, & ne songent pas que qui est mort
est mort, qu’on est plus de dix mille ans, sans entendre,
comme on dit, les escargots bruire, & que
Salomon ne révoit pas quand il dist, Melior est canis
viuens Leone mortuo, ny Seneque, lors qu’il mist ce
discours en auant. Nemo ad id sero venit, vnde nunquam
cum semel venit potuit reuerti. C’est pour dire
qu’il ne faut point tant faire les eschaufez, & qu’il
n’est rien de tel, lors que l’orage se passe en cette contrée

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entre les Mazarins & leurs aduersaires, que
d’en receuoir les nouuelles par la Poste, estans à
faire grande chere, en Bretagne ou en Normandie,
où l’on peut iuger des coups en seureté : Mais qu’il
ne fait pas bon de s’en approcher si pres que fit le
pauure S. Maigrin ou le Manzini, dont l’vn fut tué
sur le champ à la bataille de S. Antoine, & l’autre
ne la suruescu que de quinze iours. Saint Maigrin
donc estant mort le premier, pour vne cause qu’il
auoit tousiours iugée fort mauuaise, prit le premier
le chemin de l’autre monde, fort triste, comme
on peut croire, & donnant plus de fois Mazarin
à tous les mille, qu’il n’y a de gouttes d’eau dans
le fleuue d’oubli, qui ne luy fist oublier le sujet de sa
disgrace. Iamais Orphée ne pleura tant son Euridice,
que cette ombre desolée plaignit son mal-heur
d’estre priuée de sa chere épouse. Elle n’eut pas aussi
moins de sentimens, & ne versa pas moins de pleurs
pour saint Maigrin, qu’Artemise fit autrefois pour
Mausole,

 

 


Comme elle au recit de sa mort,
Cent fois elle accusa le sort,
De pleurs se noya le visage,
Et dist aux Astres innocens,
Tout ce que fait dire la rage
Quand elle est maistresse des sens.

 

 


Mais quand ce rare original,
Qu’icy l’on nomme Cardinal,
Luy vint monstrer son escarlate,
C’est donc toy, traistre Mazarin,

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Luy dit-elle, ame toute ingrate,
Qui m’as raui mon saint Maigrin.

 

 


La Reine pour la consoler,
Vne fois pensa luy parler,
Mais non, luy dit-elle Madame,
Gardez seule vos Mazarins,
Sans faire qu’vne froide lame
Couure pour eux nos saints Maigrins.

 

Elle fit en suite beaucoup de reproches à l’vn & à
l’autre, & cependant l’ombre de son cher Epoux,
auec la marque du coup qu’il receut au combat où
il perit, & le papier qu’il auoit pris auec tous les siens,
vint paroistre à la veuë du Nautonnier Caron pour
luy demander passage.

 


Mais quand ce guerrier indompté,
Au bord du fleuue de Lethé,
Vint monstrer sa graue prestance,
A le voir si plein de chagrin,
Chacun cria point d’Eminence,
Au Mazarin, au Mazarin.

 

 


Et quand de ses Cheuaux legers,
Quinze ou vingt, qui dans ces dangers
Trouuerent la fin de leur vie,
Eurent crié, c’est saint Maigrin,
La troupe cria plus rauie,
Au Mazarin, au Mazarin.

 

Cependant Caron qui n’entendoit point raillerie,
malgré tous leurs cris, le receut dans sa nacelle,
qui ne succomba point sous le faix, comme elle fit
autrefois, lors qu’Ænée y passa en chair & en os

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auec la Prestresse d’Apollon, pour aller vers son
pere Anchise. Estant proche de l’autre bord, il vit
en rang les ombres de plusieurs Frondeurs qui l’attendoient,
pour sçauoir des nouuelles de la Cour,
& dont les vnes le gronderent, & les autres luy firent
vn accueil assez doux, iugeans qu’il n’auoit iamais
esté Mazarin dans l’ame, & que la seule consideration
de sa Charge, & l’amour du Prince, luy auoit
fait embrasser le party pour lequel il estoit mort.

 

 


Clanleu, Martyr du Parlement,
Qui combattit si vaillamment
A Charenton au bord de Seine :
Et Tancrede ce beau mignon,
Qui perit proche de Vincennes,
Se tenoient-là tous deux la main sur le rognon.

 

 


Chastillon proche de ce lieu,
Tranchoit aussi du demi-Dieu,
Et cependant brusloit d’enuie
De sçauoir comment se portoit
Sa femme, que plus que sa vie
Il cherissoit iadis, quand au monde il estoit.

 

 


Tu parus aussi dans ce rang,
Bien qu’issu d’vn moins noble sang,
Incomparable Belle-Espine,
Qui brauant cent mille hazards,
Par ta valeur toute diuine,
Fis voir que tu sortois du sang mesmes de Mars.

 

 


Sçachant que le grand de Condé,
En ce rencontre hazardé,
Chassoit d’ennemis vn grand nombre,

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A voir des marques de ce jeu,
La crainte qu’il ne deuint ombre,
De ce vaillant guerrier rendoit les yeux de feu.

 

 


Helas ! disoit-il, si i’auois
La force que i’eus autrefois
Pour seruir ce Prince inuincible,
En la viue ardeur qui m’époint,
Fallust-il tenter l’impossible,
Comme autrefois ie fis, que ne ferois-je point ?

 

 


Ainsi tous ces braues guerriers,
Dont la mort flestrit les lauriers,
Au temps de la premiere guerre,
Attendans de voir sainct Maigrin
Sur leurs bords mettre pied à terre,
Crioient tous ou perisse, ou creue Mazarin.

 

Cependant la barque de Caron vint toucher la
riue du fleuue qui regarde les Champs Elisiens, &
sainct Maigrin en sortit à peine, parce que ce bord
estoit fort glissant, & son ombre extremement abbatuë
de douleur. Les ombres qui estoient sur la hauteur
de cette riue se fendirent en haye pour luy faire
place, & vn Genie se presenta soudain pour le
conduire. Toute l’assistance qui estoit d’vn costé &
d’autre, le pria d’vne voix fort basse, & qu’il pouuoit
à peine entendre, de luy faire en passant le recit
de ce qui s’estoit passé dans les premieres attaques
du Faux-bourg sainct Antoine. Il s’efforça de
satisfaire à leur curiosité, mais il ne leur pouuoit
rien dire qui les contentast, parce qu’il estoit tombé
mort en vn instant, & d’ailleurs il auoit encor

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l’esprit si plein des pensées de l’autre monde, &
des sujets de ses pertes en particulier, que sa distraction
l’empeschoit de leur pouuoir rien reciter
d’ordre. Seulement il leur témoigna que s’ils trouuoient
bon de rester encor quelque temps en ce
lieu, ils en verroient bien-tost passer beaucoup
d’autres qui les pourroiẽt informer de tout ce qu’ils
desiroient sçauoir, & pria son guide de luy donner
quelque appartement solitaire & paisible, où il
pust souspirer sa douleur en liberté. Le Genie le
conduisit dans vn taillis planté dans vn vallon tres-agreable,
& au fonds duquel couloit vn ruisseau,
dont l’onde par son doux murmure prouoquoit facilement
le sommeil. Il y auoit aussi plusieurs statuës
de Dieux & de Deesses, plantées d’espace en
espace, & des allées où plusieurs ombres se pouuoient
promener de front. Il s’assit sur vn lit de
gazon, & tandis que le Genie à qui le soin de le diuertir
estoit donné par les Destins, executoit quelque
commission que ce nouueau venu luy auoit
donnée, d’aller sçauoir qui arriuoit au port du costé
de Paris, auec charge de le luy amener aussi-tost, si
ce n’estoit quelque ombre de consequence, il dormit
durant plusieurs heures, & réva plus qu’il n’auoit
iamais fait en viuant, parce qu’il estoit au
pays des Visions & des Songes. Enfin s’estant éueillé
iustement au point du retour de son Directeur,
il vit des ombres fort blesmes & fort tristes qui le
salüerent humblement. Il n’eut pas beaucoup de
peine à les reconnoistre, parce que c’estoient celles

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de quelques miserables pietons, qui durant leur vie
mesme ressembloient mieux à des ombres, qu’à des
hommes. Il sçeut d’elles, que Mazarin auoit fait retraite,
apres auoir perdu beaucoup de son monde,
& que son neueu Manzini auoit esté griéuement
blessé dans le cõbat. Ce qu’il desiroit sçauoir, estoit
comment il alloit de sa charge : Mais il n’en pût rien
apprendre, que deux ou trois iours apres, que les
ombres de quelques Caualiers qui moururent à S.
Denis des blesseures qu’ils auoient receuës au Fauxbourg
sainct Antoine, l’auertirent que Mazarin
auoit obligé le Roy d’en disposer en faueur de son
neueu Manzini, dont il esperoit bien-tost la guerison,
& que toute la Cour en murmuroit : Mais sur
tout, que sa veufue en auoit fait de grandes plaintes
à la Reyne, qui se voyoit à la veuille de tout perdre,
& qui sacrifioit tout aux interests de sa passion.
S. Maigrin en conçeut vne telle rage, que comme
il auoit desia quelque cõfidence auec la Dame Proserpine,
il l’obligea de faire ie ne sçay quel charme
secret, par lequel la teste de Manzini luy estoit
consacrée, & sa playe renduë incurable. Ce pauure
rejeton de Mazarin en sentit bien-tost l’effet, & blessé
comme du trait de Philotecte, ne pouuoit
cependant, ny viure ny mourir. Proserpine sçachant
que ce n’estoit pas vn sujet de rebut pour
vne Reine des Royaumes noirs comme elle, eut
pitié de sa longue souffrance, & pressant la parque de
couper sa trame, luy fit la mesme faueur que Iunon
fit autresfois à la Reine Didon, lors qu’elle enuoya

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la Deesse Iris, pour rompre les chaisnes qui
lioient son ame à son corps, parce qu’elle mouroit
sans ordre de sa destinée. L’esprit de Manzini de
cette façon mis en liberté, se rendit incontinent
à la veuë du Nantonnier Caron, qu’il pria longtemps
d’vne façon tres-galante en son patois, my
François & my Italien, de le passer bien-tost à l’autre
bord, promettant de luy bailler plustost plusieurs
Iustes au lieu d’vn denier, s’il luy faisoit cette
faueur dont le desir le picquoit, ripæ vlterioris amore,
comme dit Virgile : Mais Caron rude comme sont
tous ceux de son mestier, se mocquoit de toutes ses
simagrées, & le repoussoit fort rudement, iusqu’à
le menasser de luy bailler de son auiron sur les espaules,
luy disant qu’il n’estoit pas de meilleure
maison ny plus hasté que les autres, & qu’il luy
deuoit suffire s’il passoit en son rang, puis qu’il
estoit en partie cause de ce que la foule estoit si
grande sur la riue de deça, & de ce qu’il auoit tant
eu de peine depuis plusieurs iours. Cependãt le pauure
petit Mazarineau fut admis dans la mortelle,
barque ou Caron le tenant, luy dist, qu’il falloit
gager le vin, ou qu’autrement, il le feroit
boire tout son saoul, d’vn eau qui n’auoit pas le
goust si bon que ce ius de cerises confites, qu’on
nomme communément eau clairette. Le pauure
garçon, quelque mine qu’il fist auparauant,
n’auoit pas le sout, de façon que faute de pouuoir
payer vne partie de ce qu’il auoit promis, le
vieux Druide luy fit faire plusieurs tours sur cette

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riuiere, dont l’onde jette vne tres-mauuaise odeur.
Il attendoit tousiours que quelque Partisan suruint
pour le cautionner, ou pour prendre sa place,
mais les drolles y auoient donné bon ordre,
ayans presque tous quitté Paris de peur d’accident.
Enfin Caron ayant long-temps pris plaisir à le berner
sur ce fleuue, en disant souuent, que n’est-ce
l’Oncle, aussi bien que le Neueu, l’approcha du
bord où saint Maigrin l’attendoit, & le luy ayant liuré
fort mal en point, luy dit qu’il en fit à son plaisir,
& qu’il se vengeast puis qu’il en auoit le dessein.
Manzini ayant ouy ce discours, quelque estonné
du batteau qu’il fust, eut encore l’esprit assez
present, pour dire que ie sçache donc mon crime
auparauant. S. Maigrin alors le prenant par la main,
luy dit Ie m’en vay t’en faire souuenir, puis qu’il est
croyable que la vapeur du fleuue d’oubly, sur qui tu
as si long-temps arresté, a pû confondre ou plustost
obscurcir les idées qui restent en ta memoire des
choses de l’autre monde : & le menant comme vn
criminel, par des routes où il ne faisoit pas plus clair
qu’il fait en plein minuit, & comme dit Virgile, per
loca senta suis, dans des chemins couuerts d’arbres
des deux costez, le conduisit dans vne grotte de son
appartement, où l’ayant obligé de prendre vn siege,
luy parla sans toussir de cette sorte. Enfin ie te
tiens à ma discretion, & ie rends graces au Ciel, &
à la Dame Proserpine ma bonne amie, de ce qu’ils
ne t’ont pas permis de me suruiure, que peu de
iours. Vrayement tu m’eusse fait vne belle recompense,

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pour les seruices que ie t’ay rendus durant
ma vie. Ie suis mort pour ta querelle & pour la deffense
de ton Oncle, & cet ingrat ostoit ma charge
à ma veufue pour te la donner, si les Caualiers
n’eussent refusé d’obeïr à tes ordres, si toute
la Cour n’en eust formé des murmures, qui ont
esclatté par toute la France, & si le Ciel n’en eust
disposé autrement. C’est bien là le moyen d’interesser
des personnes de condition en ce qui le touche :
il semble qu’il ait tout a fait perdu le iugement,
& qu’il ait dessein de s’enseuelir sous le faix
des Dignitez des Charges, & des Benefices,
qu’il se fait donner par Sa Majesté, sans discretion
ny consideration aucune, que des raisons qui flattent
son auarice : Pareil à l’Empereur Romain, lequel
ayant tousiours refusé le nom de Cesar, le prit
dans le dernier iour de son regne, quand vn puissant
ennemy estoit sur le point de le deposseder,
ou pareil à ces mourants agittés d’vne violente
fievre chaude, qui commandent qu’on leur fasse de
beaux habits, & les veulent mesmes voir sur leurs
personnes, quand ils n’ont plus besoin que d’vn
cercueil. Il deuroit penser à se faire des amis, loin
de perdre ceux que son bon-heur luy auoit faits.
Deffends toy si tu peux, & l’excuse s’il t’est possible,
& me dy sur tout en quel estat tu l’as laissé. Pendant
qu’il faisoit ce discours, Manzini auoit tousiours eu
les yeux baissez en terre, & mesme auoit souspiré
plusieurs fois, pour marque de douleur & de saisissement,
mais enfin reuenant comme d’vne extase,

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il luy parla de cette sorte. Il me seroit plus facile de
vous repartir, si i’estois plus coupable des choses
dont vous m’accusez, auec aussi peu de connoissance
que de iustice. Vous sçauez que les malades tiennent
comme vn milieu entre les viuans & les morts,
& par consequent qu’ils ont moins de soin des
choses du monde que les autres, & principalement
ceux qui sentent que leur mort est inéuitable, comme
ie fis tousiours depuis le iour de ma blessure.
De sorte, que ie puis dire que ie cessay de viure le
mesme iour que vous, puis que ie n’ay fait que mourir
depuis, & souffrir des douleurs insupportables.
Ie sçay bien que le Cardinal Mazarin mon Oncle,
qui compatissoit à ma souffrance, m’a dit plusieurs
fois, que le Roy qui m’a fait la grace de me visiter
aussi souuent durant ma maladie, adioustoit de nouuelles
faueurs à celles qu’il m’auoit desia faites, &
qu’il m’auoit fait Capitaine de ses Cheuaux Legers.
Mais ie n’eus point d’oreilles pour escouter ce discours,
ou ma bouche y sçeut repartir d’vne façon
qui vous eust satisfait, si vous l’eussiez entendu.
C’est pourquoy, vous ne deuez point m’en faire
plus mauuais visage, au reste mon Oncle n’est guere
en meilleur estat que ie suis. Ceux de Paris font
tousiours les Diables, & ont iuré de ne receuoir
plustost iamais le Roy, que de souffrir qu’il y entre
auec luy. Le Prince poursuit sa pointe, le Parlement
a donné Arrest sur Arrest contre luy. Nostre
armée estant partie pour aller au deuant de l’Archiduc
qui s’auance en despit d’elle, la Cour fut obligée

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de desloger sans trompette de saint. Denis, dont
elle partit pour Pontoise, & cela de peur de surprises,
parce qu’on sçait que le Prince de Condé ne
dort iamais, comme on dit, si ie ne sçay qui, que ie
n’oserois nommer ne le berse. On me mit tout mourant
dans vne litiere, où ie rendis l’ame en chemin,
on a fait mille railleries sur ma mort, & fait mon
Epitaphe en cent façons : mais il les faut laisser dire,
puis que leurs traits plus aigus & plus picquans, ne
peuuent arriuer iusques aux lieux où nous sommes.
Et d’ailleurs, i’auouë que mon Oncle leur a fait
beaucoup de mal, dont i’ay desia souffert la punition.
Voila sans dissimulation aucune & sans feintise,
tout ce qui s’est passé à la Cour depuis vostre
mort, au moins autant que ie l’ay peu connoistre en
l’estat où i’estois. Que si vous desirez commander
aux lieux où nous sommes obtenez vne commission
& de l’argent de Monsieur Pluton, qui est le
Dieu des Richesses, & ie suis prest de ranger
sous vostre banniere. Pour ce qui est de mon Oncle,
c’est vn fait à part, c’est vn homme estrange :
La Reine & luy sont d’vne humeur à ne démordre
iamais de ce qu’ils ont entrepris. Ie ne sçay ce qu’il
y a entre-eux, ie ne parle de rien, bien que ie ne
craigne point qu’on nous entende parler, aujourd’huy
que nous sommes en plõb, & que toute la terre
est entre-eux & nous. Mais enfin ils sont bien assemblés,
puis qu’ils sot aussi obstinez l’vn que l’autre.
Ie ne sçay si l’on trouuera bon que i’en parle auec
cette franchise, apres les faueurs que i’en ay receuës

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viuant, mais ayant perdu la vie pour leur chienne
de querelle, puis que qui le perd tout, ie croy
que i’ay plus de sujet de m’en plaindre que de m’en
loüer, & qu’ils sont plus en ma debte que ie ne suis
en la leur. C’est en bon François que ie pẽse en auoir
fait plus que ie ne deuois, m’estant allé brusler comme
vn papillon, à la chandelle, sans penser qu’on a
raison de dire, qu’assez se passe de l’écot qui rien
n’en paye. Mais pour reuenir au sujet dont i’auois
commencé de parler, il est vray que l’Espagne &
l’Italie ne pouuoient faire vn plus mauuais present à
la France, que de la Reine & du Cardinal mon oncle,
puis qu’ils deuoient conspirer ensemble au dessein
de tout perdre ou de s’en conseruer la maistrise :
Et n’auez-vous pas ouy dire, aussi bien que moy, que
lors que la Reine estoit encore petite fille en la Cour
du Roy son pere, elle auoit tant d’obstination, qu’il
estoit impossible d’en venir à bout, & ne démordoit
pour rien de quelque entreprise qu’elle eust faite,
ce qui fut cause que donnant la cadette à l’Empereur,
on reserua celle-cy pour la France, à qui l’Espagne
ne veut iamais faire que des dons funestes :
en quoy certes l’euenement a fait voir que la
prudence de ceux qui faisoient ce iugement de son
humeur n’estoit pas courte, puis que suiuant leur
esperance, elle leur a donné lieu de profiter de nos
desordres. Pour ce qui est de mon Oncle, ie croy
qu’il n’a point son pareil dans tout le monde en
opiniastreté, d’où vient que depuis qu’il a pris vne
resolution, soit pour bien, soit pour mal, il est impossible

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de l’obliger à s’en departir : i’ay mille fois
essayé par mes prieres de l’engager à sortir de Françe,
mais autant vaudroit se battre la teste contre
vn mur, & ie voy bien que le mal heur y est fourré,
& qu’il y a quelque Demon qui l’arreste & qui l’enchaisne,
pour l’obliger d’y perir, comme i’ay fait.
Il m’a fasché de mourir, il ne faut point que ie vous
le cele, & i’ay plusieurs fois temoigné ce regret durant
ma maladie, qui n’a fait qu’en deuenir beaucoup
plus forte. Enfin il m’a falu desloger sans
trompette, & les regrets du Roy, de mon Oncle, &
de la Reine, n’ont pas eu la force d’empescher que
la mort ne me saisist à leurs yeux, pour m’enleuer
aux lieux où ie suis, loin de la presence de leurs
Majestez. Pour vous ie vous repute heureux dãs vostre
mal-heur, vous estes mort tout armé, & la mort
toute cruelle qu’elle est, eut ce respect pour vostre
valeur, qu’en vous saisissant elle vous épargna l’horreur
de voir ce visage affreux qui la rend si redoutable
aux yeux des plus grands Heros ; du moins
vous n’auez point veu ce triste appareil de Medecins,
de pleureuses & de Confesseurs, enuironner vostre
lict, & n’auez point ouy prononcer vostre Sentence
de mort, par les pleurs & les souspirs de vos
meilleurs amis, dont la tendresse eust este capable
de vous faire souffrir d’autres morts que celles que
vostre blessure vous rendoit inéuitable. Madame
de sainct Maigrin a versé des torrens de larmes sur
vostre tombeau, mais on vous en a seulement fait
le rapport, sans que leur veuë ait pû porter de nouuelles

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atteintes à vostre cœur. On vous a voulu faire
quelque iniustice, & vous auez l’auantage, que
celuy qu’on vouloit reuestir de vostre dépoüille, est
à vos pieds aussi nud que vous, & n’a plus de soucy
des dignitez ny des biens du monde. Ainsi i’ay souffert
des peines au centuple des vostres dans la fin de
ma vie, & vous me persecutez encor tout mort que
ie suis. I’esperois trouuer quelque consolation aupres
de vous, & ie n’y trouue que des reproches &
des supplices. Que si vous me regardez tousiours de
si mauuais œil ou fuirai-ie ? Car ie ne voy pas comment
nous puissions vuider ce differend par l’épée,
outre que ie ne suis point coupable, & que ie ne
creus iamais ma valeur égale à la vostre. Pendant
que Manzini faisoit ce discours, sainct Maigrin
auoit tousiours eu les yeux sur son ombre, & ne s’étoit
pû souuent empécher de pleurer, comme on
dit à chaudes larmes, enfin s’approchant de luy qui
le croyoit encore fort en colere, il s’efforça de l’embrasser :
mais helas ! quels embrassements se pouuoient
donner de chetiues ombres, qui n’ont plus
rien de solide & rien qui ne soit plus leger que le
vent ? Ils se ioignirent pourtant comme pour s’embrasser,
sainct Maigrin le premier rompant le silence,
aprés les caresses mutuelles qu’ils se firent : c’est
assez, dit-il, ne parlons iamais de ce different, que ie
veux desormais oublier. Mais puisque nous sommes
cõpagnons de malheur, soulageons nostre douleur
commune, restans attachez d’vne étroite amitié que
nous conseruerons inuiolable, malgré la rigueur des

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lieux où nous sommes. Manzini qui ne demandoit
pas mieux, ayant fait à ce discours vne response
assaisonnée de beaucoup de gentillesse & de ciuilité,
qui sentoit encore l’air de la Cour, dont il ne
faisoit que sortir, accepta cette offre, auec beaucoup
de demonstrations de satisfaction & de ioye : & S.
Maigrin qui cõnoissoit desia tout le quartier, & toutes
les routes de son sejour, l’inuitant à la promenade
pour le diuertir, le surprit en luy parlant de
diuertissement, dont il n’auoit iamais esperé de rencontrer
le moindre en ces lieux apres sa mort. Il
l’obligea neantmoins de le suiure, mais Manzini
s’arrestoit à chaque pas, pour estre informé des
sujets d’admiration qu’il voyoit. Premierement apperceuant
beaucoup d’oyseaux d’especes étranges
aux branches des arbres, dont la route où ils se
promenoient estoit ombragée, il souhaitoit passionnément
en sçauoir le nom, & la cause qui les rendoit
muets, aussi bien que les oiseaux gourmandeurs,
dont Rablais fait mention en son Isle Sonnante :
mais il apprit que c’estoient seulement les figures
emplumées des oiseaux les plus rares qui se trouuent
dans les quatre parties du monde, que le sieur Pluton,
enferme par curiosité, en sa grande oisellerie,
& qu’il laisse ainsi voler quelquefois par les bois &
les plaines des Champs Elisiens, pour la satisfaction
des nouueaux venus, & pour prendre l’air. En second
lieu, voyant beaucoup d’animaux de l’vn & de
l’autre sexe qui faisoient mille tours & mille bonds
dans toutes les allées & les fonds de cét agreable

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sejour : Il s’émerueilloit de voir qu’ils ne paissoient
point l’herbe qui sẽbloit fort belle, & de ce qu’ils ne
faisoient point l’amour, pour lequel il luy restoit
encor beaucoup d’inclination : mais il fut prié de
penser qu’ils estoient dans le sejour de la mort, où
par consequent on ne fait aucune des fonctions ny
des operations de la vie, où rien ne naist, ne s’augmente
& ne se multiplie, mais plustost où tout est
phantastique & vain, & pareil aux idées que nous
voyons en dormant. Il voyoit de mesme vne apparence
de nuée ou d’orage, qui sembloit se former
en l’air, & sembloit redouter la pluye, mais on luy
fit sçauoir, qu’il ne pleuuoit non plus en ces lieux-là
qu’aux plaines de Getulie ou qu’en Egypte, si ce n’estoit
vne pluye d’ombres, & que le fleuue d’oubly
n’innondoit pas les plaines voisines, qui sont les
païs des ombres errantes, comme la Seine couure
quelquefois la Vallée de Misere, que le Mazarin a
estenduë par toute la France. Enfin ils arriuerent sur
vne eminence pareille à la butte de Charonne, d’où
l’on découuroit de mesme l’aspect d’vne Ville fort
belle, & qui ressembloit fort à Paris, tant dans sa vaste
estenduë, qu’en la superbe montre des tours &
des domes qui s’esleuoient au dessus des maisons
communes. On y voyoit mesme vne ressemblance
du Faux-bourg sainct Antoine, qui passe maintenant
pour le plus illustre des Faux bourgs de Paris.
A cét objet, Manzini ne pût s’empescher de souspipirer,
Hé ! de grace, dit-il à saint Maigrin, faites-moy
connoistre si Paris se trouue aussi dans les

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Champs Elisiens, ou si les Champs Elisiens sont
alentour de Paris, à cela dit saint Maigrin, la response
est fort facile : les Champs Elisiens ne sont point
autour de Paris, parce que vostre Oncle en a fait
veritablement vn Enfer : mais l’image de Paris est
dans les Champs Elisiens, & c’est pourquoy l’on en
doit exclure vostre oncle, ainsi qu’on l’exelud du
sejour de la ville de Paris. Mais, reprit Manzini, dans
ce Paris, tend-on des chaisnes comme en l’autre,
non, repartit saint Maigrin, parce qu’on n’y craint
point de Mazarin : mais, poursuiuit Manzini, les filoux
& les garces se promenent-ils parmi le beau
monde comme au vray Paris, non, dit saint Maigrin,
on en purge ce quartier, pour en remplir celuy où
vostre Oncle doit estre receu, parce qu’il est le chef
des vns & le protecteur des autres. Alors Manzini
souriant agreablement, sur vne allusion qu’il voulut
faire au nom de saint Maigrin, pour dire vn bon
mot, & cependant, dit il, i’y voy beaucoup de
sainct Maigrins qui tendent de ce costé là Ce
qu’il vouloit rapporter au sujet de certaines ombres
fort décharnées, qui s’auançoient vers la porte
de cette grande Cité. Saint Maigrin n’eust pas
manqué de luy repartir, que c’estoient les ombres
de ceux que son Oncle auoit fait perir par la faim
où par la guerre dans toute la France, qui s’alloient
rafraischir à la Ville Capitale du pays de Cocagne,
dont il seroit à iamais priué : Mais en mesme temps
le Genie qu’il auoit enuoyé vers le Port, pour sçauoir
si quelque Ombre n’arriuoit point du costé de

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la Cour de France, luy rapporta que celle d’vn drolle
bien resolu l’attendoit dans sa grotte, pour luy
en dire toutes sortes de nouuelles. Saint Maigrin si
rendit aussi-tost, & trouua cette Ombre assise sur le
bord de son lict, d’où elle se leua soudain pour luy
faire la reuerence, & Dieu te garde saint Amour,
luy dit le Marquis, car c’estoit l’Ombre d’vn Caualier
de sa connoissance, mort d’vne débauche,
apres auoir esté mal pense des blesseures qu’il auoit
receues au faux bourg saint Antoine. Mais dy nous
vn peu des nouuelles de la Cour, comment se porte
le Roy, la Reyne, le sieur Mazarin, à qui nous sommes
tous si fort obligez, Madame ma veufue, enfin
tous nos amis de par de là, qui furent de ta connoissance.
Puis que vous m’ordonnés de vous en parler
franchement, dit l’Ombre de ce Caualier, ie vous
diray hardiment, que ie n’estois pas le seul malheureux
qui fust à l’armée du Roy. La Cour est tousiours
à Pontoise, où elle reste par necessité, car au
Diable la Ville qui la veut receuoir auec le Mazarin.
Il pensoit bien aller en Normandie, mais zest, comme
il a pris Paris : ils ont assez veude guerre ces bons
Normãds, ils n’ont plus enuie d’en gouster. Toutes
les autres Prouinces ont tesmoigné la mesme resolution,
en prenant la Paille : Si bien que ie ne voy
pas en quel lieu desormais il se peut refugier, s’il ne
suit le chemin qu’il nous a fait prendre. Au reste
leurs Majestez se portent fort bien, & beaucoup de
personnes en leur Cour assez mal. Parce que l’air de
la Seine ne leur semble bon qu’à Paris, dont ils sont

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priués pour quelques sepmaines. Madame vostre
veufue est tousiours fort triste à ce qu’on dit, & tesmoigne
qu’elle n’en trouuera iamais vn qui vous
vaille, quand elle en changeroit tous les iours d’icy à
dix ans. En suite il leur declara tout ce qui a esté ordonné
par les derniers Arrests du Parlement en faueur
de Monsieur le Duc d’Orleans, & contre le
Mazarin, & leur en eust encore raconté beaucoup
d’auantage, bien que le Manzini tesmoignast qu’il
n’estoit pas beaucoup satisfait de la liberté de ses discours,
sans qu’ils entendirent vn bruit en l’air, pareil
à celuy que fait vn essein de mouches à miel, volant
d’vn lieu en vn autre. Ce sifflement les ayant mis
dans l’impatience de sçauoir ce que c’estoit, le Genie
du lieu qui s’en apperçeut aussi-tost, leur dit que
c’estoit l’Ombre de quelque grand Seigneur fort
ieune, mort d’vne mort violente, qui s’en alloit accompagné
de plusieurs ombres qui luy faisoient
compagnie par honneur, dans quelque quartier de
ces Champs Elisiens, où residoient ceux qui auoient
peri par vn mesme genre de mort que luy. Helas !
dit Manzini la larme à l’œil, & poussant vn grand
souspir de sa poitrine inuisible, c’est mon pauure
Oncle sans doute, que quelqu’vn de ses Gardes a
pris en traistre, pour auoir les cinquante mille escus
qu’on promet à celuy qui sera ce coup. Ce sifflement
montre qu’on luy fait encor violence, & les ombres
des Frondeurs se plaisent peut-estre à l’agiter en passant.
Vous deuiez dire, dit saint Maigrin, comme
les autres oiseaux font vn Chat-huan, mais point

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du tout, vostre Oncle ne fut iamais grand Seigneur,
bien qu’il en tienne le rang, & ie croy qu’il
ne suiuroit pas cette route, ie vous en donne ma
parole, dit le Genie du lieu, & ie vous puis asseurer
que comme on sçait qu’il doit arriuer icy dans
peu, on luy prepare vn appartement qui n’est le
sejour des plaisirs ny des delices, & où i’ay ordre du
Dieu Pluton, de vous conduire dans vn heure d’icy,
non pour y demeurer en effet, mais pour voir si ce
Palais est fort agreable. Ils sortirent en mesme
temps de leur grote, & virent que ce conuoy lugubre
auoit mis pied à terre, & que toutes les ombres
qui conduisoient la nouuelle venüe à sa derniere demeure,
passoient à dix pas du lieu où ils estoient. Ils
enuisagerent donc cette nouuelle hostesse des chãps
Elisiens, & virent que c’estoit celle du pauure Duc
de Nemours, qui portoit les marques de deux blessures,
receues l’vne au visage & l’autre au dessous de
la mammelle gauche. D’abord ils reculerẽt deux ou
trois pas, pensans que c’estoit seulement le phantosme
de ce Duc imperieux, venu pour leur faire
insulte : Mais enfin s’estans rasseurez l’vn & l’autre,
Manzini se dressant en pieds, se mist à crier, Nemours,
Nemours, c’est le vray Duc de Nemours,
& sainct Maigrin courut au deuant pour luy faire
la reuerence, & le salüa de ce vers Latin tiré de Virgile,
se prosternant deuant luy,
Vera-ne te facies verus mihi nuntius affers ?

 

L’ombre du Duc de Nemours ayant fait alte en
mesme temps pour luy rendre son salut, l’entendit

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qui continua de luy parler en cette sorte. Genereux
Duc, qui fus tousiours vn des plus fermes bouleuarts
des Parisiens, & des plus grands fleaux des
Mazarins, croyrons-nous que Paris ait esté forcé
par leurs troupes, voyant que tu as peri par le fer :
car sans doute il s’est fait vn grãd cõbat où ta valeur
a succombé sous le nombre : toutefois les Heros ne
meurent d’ordinaire que de la main des Heros :
c’est pourquoy ie ne puis croire qu’il y eust dans
nostre camp de main capable de te porter vn coup
si fatal : d’y moy donc de grace de qu’elle main tu
l’as receu ; si quelque demon ou quelque Dieu s’est
meslé parmy nos troupes, pour se signaler par cét
effort, du moins ie sçay qu’il n’aura pas assez d’audace
pour s’en preualoir, Nec se se Ænee iactauit
vulnere quisquam. A ce discours le Duc de Nemours
gardant encor beaucoup de grauité dans sa tristesse,
luy dit pour toute repartie, ô sainct Maigrin ne
croy pas que les tiens ayent eu l’auantage de me faire
cette blesseure, ou sçache que leur esloignement en
est la cause & non le motif. Voyant que nous n’auions
plus d’eennemis au dehors que bien esloignez,
ma ialousie s’en est fait, de l’vn de mes meilleurs
amis, que i’ay contraint de mettre le pistolet
à la main contre moy, pour voir lequel meriteroit
mieux de commander à Paris, en qualité de Gouuerneur :
Le malheur m’en a voulu, la main du Duc
de Beaufort plus fortunée que la mienne... à ces
mots S. Maigrin l’interrompant, quoy vous estes
donc mort de la main de ce Prince vostre beau-frere,

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helas quel deplaisir ! & quel creuecœur pour
Madame la Duchesse vostre veufue ? ie te le laisse à
iuger, dit le Duc de Nemours,

 

 


Nec plura locutus.
Cunctantem & multa volentem.
Dicere deseruit.

 

C’est à dire que la douleur l’empescha de faire vn
plus long discours, & qu’il s’en alla comme vn esclair
apres ces paroles. Ainsi le Marquis estant retourné
trouuer Manzini, qui trembloit encor de
la peur qu’il auoit eu d’estre apperçeu par l’Ombre
du Duc, & tu vois, dit-il, ô Manzini, que nous ne
sommes pas seuls malheureux, puis qu’il en tombe
aussi bien du costé de nos ennemis que du nostre ?
Ouy ! mais repartit Manzini, ce n’est ny par nostre
industrie, ny par nostre force, & l’on voit plustost
qu’ils en ont de reste, puis que faute d’autre occupation,
il l’emploient contre-eux mesmes. Et que sçais
tu reprit saint Maigrin, si l’esprit de ton Oncle n’a
point agy dans ce rencontre ? Quoy qu’il en soit, dit
le Genie du lieu, en les coupant l’vn & l’autre, s’il
a fait encore cette fourbe, elle ne sera pas suiuie de
beaucoup d’autres, & ie vous en ay dit tantost la
raison. Pour ce qui est du Duc de Nemours, vous
croiriez peut-estre que sa mort auroit fait vn grand
vacarme dans Paris, mais ie vous asseure qu’on n’y
songe presque desia plus, parce que ie voy bien que
comme il croyoit n’auoir point son pareil au monde,
il a forcé l’autre d’en venir aux mains auec luy.
Outre qu’vn astre malin regardoit tousiours celuy-cy,

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au lieu que l’autre en a deux ou trois si fauorables,
qu’ils le garentiront tousiours du peril de toute
mort violente. C’est pourquoy que quiconque s’y
iouëra s’asseure d’y demeurer. Mais c’est trop differer
à voir le futur sejour du grand ennemy des François ?
Sus donc, dit-il, que qui maimera me suiue ?
Aussi-tost tournant le dos aux Champs Elisiens, il
commença de marcher comme vn Démon vers vn
mont, distant de trois ou quatre mille du lieu où ils
estoient, & qui comme le mont Etna jette des
flames perpetuelles. Ils eurent en moins de rien fait
ce chemin, sans estre aucunement incommodez de
lassitude : mais comme ils furent arriués sur ce haut,
en vn endroit où la terre au lieu de flames, ne jettoit
qu’vne vapeur fort puante, ils eussent bien voulu
retourner en arriere, parce qu’ils entendoient desia
le bruit du torrent de Phlegeton, qui roulle au pié
de ce Mont pendant en precipice, du costé où tendoit
leur route, & que cette valée leur paroissoit
toute pleine de Spectres & de Phantosmes espouuentables.
D’ailleurs plus ils auançoient, la terre
leur sembloient rouge & noire, comme estant souuent
battuë d’vne pluye de sang, qui se glaçant sur
sa superficie y causoit cette noirceur, ainsi que des
ossemens d’hommes espars dans ses champs funestes,
y tenoient lieu de pierres & de caillous. Ils commencerent
bien-tost apres à découurir la Tour de
Fer, & l’effroyable donjon de l’affreuse Cité des
Enfers. Tout le reste de ce malheureux sejour auoit
la face de l’ancienne Troye, la nuit qu’elle fut mise

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en cendres par les Grees, & produisoit de mesme à tous momens
des cris, & des hurlemens espouuentables. Mais il
y a cette difference, que Troye fut consomme en peu de
iours, & que celle-cy brusle tousiours sans se consommer.
Manzini troublé de ce bruit & de l’aspect de cet embrazement,
demanda si son Oncle auroit son appartement en
cet endroit : Mais on luy repartit qu’il ne voyoit encor rien,
& que ce seroit bien-tost le beau du jeu. Ils ne tarderent
que peu de momens à venir iusques au bord de Phlegeton,
dont l’Onde leur parut aussi teinte de sang, cette maudite
riuiere qui baigne les murs de la Cité des Suplices, rouloit
des corps morts de l’vn & de l’autre sexe, & de toutes sortes
d’ages, qu’elle brisoit contre des rochers, plantez au milieu
de son canal, d’espace en espace, & qui redoubloient
son bruit par l’obstacle qu’ils mettoient au cours de ses flots
ensanglantés. Laissant ce Torrent à gauche, ils entrerent
dans la grande rue du faux bourg, d’Enfer, & laquelle conduit
droit au Pont, qui le ioint à la grande Cité des Malheureux
ou des Damnez. Là tous les maux de la vie ont leur demeure,
& les premiers qu’ils y rencontrerent surent les Soucis,
volans comme mouches de toutes les especes, à proportion
de leur grandeur, sinon qu’ils auoient vn esguillon
bien plus apparent. Les Affaires s’y promenoient comme
vne maniere de rats, qui n’alloient que par troupes, parce
qu’elles ne viennent qu’en foule, & qu’elles rongent ainsi
les esprits des pauures mortels. La Haine, l’Enuie, la Ialousie,
la Fureur, la Rage & le Desespoir, y auoient aussi
leur appartement chacun en particulier, & s’y produisoient
auec ostentation sous des formes horribles. Aussi bien
que les Fourbes, les Tromperies, l’Imposture leur maistresse,
& les autres Vertus Cardinales du Mazarin. La Guerre
s’y voyoit en superbe monstre, enuironnée de Messieurs
les Dangers, & de la Dame Famine, qui est vn spectre fort
hideux & decharné. La Guerre Ciuile y paroissoit toute la
derniere, sous la forme d’vn monstre, qui n’ayant que deux
iambes & deux cuisses, vn ventre & vn estomac, auoit plusieurs

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bras qu’elle armoit les vns contre les autres, ainsi que
ses diuerses Testes s’efforçoient de s’entre-deuorer. Toutes
les maladies sous figure de diuerses sortes de reptiles, auoiẽt
leur giste aux deux costez du Pont, & la peste qui portoit le
titre de Reyne en cét endroit où elle a son Trosne, y rampoit
en forme de Basilic, & auoit la place la plus proche du
Temple de la mort, dont les Tours qui sont a l’autre bout
de ce Pont luy seruent de fort. Nos pauures pelerins y surent
offrir leur chandelle à son image faite en vieille Diablesse, &
en sortirent par vne fausse porte, qui n’est qu’a six pas de la
loge de ce maudit Cerbere, qui veille perpetuellement à
l’entrée de la basse cour des Enfers. Cet affreux mastin à les
voir d’abord enfla ses trois gosiers à la fois, pour ietter vn
aboy plus horrible, & fit dresser toutes les couleuures qui
seruent de poil à sa hure de loup garou. Manzini qui n’auoit
point encor veu de monstre pareil, crût qu’il estoit
sur le point de luy seruir de gorge chaude : mais le Genie
en vertu de certain mot Arabe qu’il dit à ce monstre, le fit
taire incontinent, & fit que cachant toutes ses couleuures,
il se coucha de son long dans son antre, pour les
laisser passer. Ainsi que firent la Dame Tysiphone & les
autres Furies, qu’ils rencontrerent sous la voûte du grand
Portail de la forteresse interieure, auec leurs torches ardentes
& leurs fouets à la main. Ils virent en passant diuerses
especes de supplices, & entendirent fort distinctement
les cris des miserables qu’on mettoit à la gesne, dans
les cachots voisins. Ils sceurent où estoient les diuers appartements
des Parricides, des Sacrileges, des Meurtriers,
Voleurs, Concussionnaires, Mauuais Iuges, Traistres Apostats,
Bougerons, Imposteurs, & connurent que le plus
cruel enfer de tous estoit celuy des Tyrans, qui surent
Marchands meslez comme Mazarin. Ils arriuerent enfin à
ce quartier, où ils virent proche de ce fort des Lutins de
plusieurs sortes, dont les vns faisoient des foüets à plusieurs
cordes, ausquels ils mesloient des pointes de clouds
bien acerées : D’autres qui versoient de l’huyle boüillante

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en de grãdes poesles, où de malheureuses Ombres estoient
attachees, & d’autres qui traisnoient de grands sacs de
Charbon de terre en des caues sous terraines, où l’on voyoit
escrit sur chaque porte, Prima, Secunda, Tertia, Quarta,
& Quinta Classis. Ils eussent demandé où estoit l’appartement
de Mazarin : mais ils virent escrit sur la porte d’vne
Calematte, plus noire que toutes les autres, ces deux
mots escrits en lettre italique, Palais de Mazarin. En mesme
tẽps on les fit entrer dans cette Cauerne, dont deux vilaines
Furies gardoient l’entrée, & ie sçay que celle où Ste Marguerite
fut enfermée par Olybrius, n’eut iamais rien de plus affreux.
Elle estoit d’vne assez vaste estendue, pauée de pointes
de fer aigu, & voutée d’vne pierre noire, ou plusieurs cadavres
sembloient attachez a des anneaux de fer, pour representer
à l’hoste de ce cruel sejour, vne perpetuelle image
de son crime. Vne couche de fer paroissoit à l’vn des
coins, enuironnée aussi de tous costez de pointes d’acier, qui
deuoit seruir de reposoir à Mazarin. La seule clarté qui
perçoit vn peu les tenebres de ce hideux manoir, naissoit
des yeux de deux vilains Dragons, qui auoient leur estable
aux deux autres coins, pour tenir compagnie à ce bon
Ministre de la France, & qui comme dist autrefois Theophile,
parlant des cheuaux du Soleil : La bouche & les naseaux
ouuuerts ronfloient la lumiere de cet espouuentable sejour,
au milieu duquel est vne chaudiere pleine d’huile boüillante,
qui doit seruir de bain à nostre Heros. Ils y virent encore
plusieurs autres instrumens de supplices dont l’appareil seroit
trop long temps à d’escrire. Enfin c’estoit le vray repaire
de l’horreur. Saint Maigrin pria le Genie qui les conduisoit
de les tirer de la, disant qu’il en auoient assez veu pour le
prix, & demanda seulement s’il n’y auoit point d’apparte-
pour la personne que Mazarin auoit le plus aimée : Mais on
luy dit qu’elle feroit penitence, & que Dieu luy en donneroit
le loisir. Ainsi ces pauures Ombres reprirent le chemin
de leur premier sejour, celle de Manzini fort triste, & celle

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de saint Maigrin vn peu plus gaye. A leur retour, ils aprirent
encore d’autres nouuelles de Pontoise, & sçeurent que tout
se dispose à l’effet dont Mazarin est menasse, ce qui leur
cause vn nouueau chagrin, & à nous vne ioye qui nous soulage
de nos maux passez, & qui adoucit mesme la souffrance
des presens, qui finiront du tout, quand le suplice de ce
Tyran proscrit commencera dans les Enfers.

 

FIN.

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Anonyme [1652], LES ENTRETIENS DE S. MAIGRIN ET DE MANZINI, AVX CHAMPS ELISIENS. Et l’arriuée du Duc de Nemours au mesme lieu, Auec la description de l’appartement qu’on prepare à Mazarin dans les Enfers. , français, latinRéférence RIM : M0_1251. Cote locale : B_9_32.