Anonyme [1652], L’OFFICIER DE CE TEMPS DE LA MAISON ROYALE, Voyageant par la France pendant le temps present ; qui apprend les miseres & desordres qui se sont commis & commettent dans les Prouinces, Seigneuries & Terres du Royaume, causes d’icelles ; Dont il auroit escrit vne Tres humble Remonstrance faite au Roy, luy declarant les moyens d’y pouruoir à la gloire de Dieu, & le repos de son Estat, sur les mauuais conseils à luy donnez par ses plus proches. , françaisRéférence RIM : M0_2585. Cote locale : B_3_25.
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L’OFFICIER
DE CE TEMPS
DE LA MAISON ROYALE, Voyageant par la France pendant le
temps present ; qui apprend les miseres
& desordres qui se sont commis
& commettent dans les Prouinces,
Seigneuries & Terres du Royaume,
causes d’icelles ;

Dont il auroit escrit vne Tres humble Remonstrance
faite au Roy, luy declarant les moyens
d’y pouruoir à la gloire de Dieu, & le repos
de son Estat, sur les mauuais conseils à luy
donnez par ses plus proches.

A PARIS,

M. DC. LII.

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L’OFFICIER DE CE TEMPS,
cheminant par la France pendant le
temps present ; qui apprend les miseres
& desordres qui se sont commis &
commettent dans les Prouinces, Seigneuries,
& terres du Royaume, &
causes d’icelles, dont il auroit escrit
vne tres-humble Remonstrance faite
au Roy ; luy declarant les moyens d’y
pouruoir à la gloire de Dieu & repos
vniuersel de son Estat.

SIRE,

Ceux qui ont traitté des choses
Politiques, ont (selon mon iugement) tres-proprement
comparé les Republiques affligées, au Nauire
agité de tempeste sur la mer. Car tout ainsi comme
ceux qui sont dans le Nauire, conspirent d’vn mesme
accord à se sauuer du peril où ils sont : les plus forts
& robustes courans qui aux antennes, qui aux cordages,
qui à la hune, qui sur le tillac : les autres (moins
propres aux efforts, & à la peine, mais plus prudens

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& experimentez) restans pour conduire, gouuerner,
& commander : De mesme la republique assaillie de
quelque desordre, par guerre estrangere ou Ciuile,
ou autre inconuenient, requiert semblable secours
de ses Citoyens afin de repousser la tempeste, & la
garantir de l’orage qui la menace, partie par force &
violence, partie par bon aduis & conseil.

 

Et tout ainsi, comme celuy n’est esté bon voisin,
qui ne secourt (selon sa puissance) son autre voisin,
quand le feu est en sa maison ? aussi est-il tres-certain,
que ceux là ne sont pas bons suiects & Citoyens,
qui en telles conflagrations & embrasemens publics,
ne s’efforcent d’y contribuer, de tout ce qui est en
leur pouuoir, & (pour le moins) n’apportent quelque
seau d’au, pour (auec les autres) tascher d’esteindre
le feu.

De ma part, me sentant obligé au mesme deuoir
vers vous (qui estes mon Prince & Seigneur) & enuers
le pays qui m’a nourry, & esleué le me suis
tousiours efforcé de m’en acquitter selon les moyens
que i’en ayeu, en l’vn des premiers Offices de l’vne
de vos Prouinces, depuis douze ans qu’il y a que
m’en auez honnoré.

Durant ce temps i’ay voyagé en diuers endroits
de ce Royaume, & si ay plusieurs fois suiuy vostre
Cour & Conseil, pour vos affaires & celle de ma Prouince.
Comme encore ay-ie fait depuis deux ans,
plus de neuf mois à deux diuerses fois : Mais en ce faisant,
i’ay tousiours eu les yeux ouuerts, & l’esprit
continuellement tendu, pour apprendre les causes
des miseres de ce pauure & desastre Royaume, afin
d’auiser, si ie pourrois en mon particulier y apporter
quelque remede. Et pour m’en esclaircir dauantage,
i’ay hanté & communiqué auec beaucoup de personnes
par toutes la France, principalement en vostre
ville de Paris, en laquelle comme i’ay reconnu grand

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nombre d’hommes doctes & sages, aussi l’ay-ie trouuée
remplie d’vn nombre infiny de gens froidement
affectionnez au seruice de Dieu, & peu soucieux du
public.

 

Or ayant les vns & les autres assez longuement
conuersé, conferé & disputé de la misere de ce temps
& des causes principales du mauuais gouuernement
de cét Estat, i’ay pensé estre de mon deuoir d’en
escrire le present discours & le vous adresser, afin de
vous representer sur ce poinct tout ce qui est à considerer
en la cause du mal, & des remedes que deuez
rechercher & embrasser, pour premierement appaiser
Dieu (iustement courroucé contre vous & nous)
& par apres restablir & reformer toutes les choses qui
sont en desordre, par lequel chacun est maintenant
si estrangement trauaillé.

Que pleust à Dieu (SIRE) que vous creussiez &
sceussiez bien certainemẽt que le seul zele que i’ay au
seruice de mon Dieu & la fidelité que ie vous dois
m’ont induit à ce faire, & que ie ne suis (Graces à
Dieu) poussé d’aucun mescontentement, ny pour
complaire ou seruir autre personne quelconque, ny
pour aucune esperance de profit particulier, ny d’autre
passion vitieuse : afin que sous cette asseurance
vous receussiez ce discours plus agreablement, & en
fissiez vostre meilleur profit : Ie dis vostre profit, parce
que le prenant en bonne part, vous en recueillerez les
premiers fruicts, & vos sujets en iouïront apres vous
abondamment, à la gloire de Dieu, à laquelle chacun
doit tousiours auoir l’intention dressé, & en consequence
de laquelle la paix & felicité spirituelle &
temporelle nous sont données de Dieu.

Ie veux bien, SIRE, que vous sçachiez que ie suis
de la Religion Catholique, en la profession de laquelle
ie suis enseigné & croy fermement qu’il faut
aymer son Prince : & que c’est vn grand crime & peché

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contre Dieu, de le hayr, machiner & conspirer
contre luy. La Religion Catholique, comme vous
sçauez, apprend à prier Dieu pour les Princes &
Magistrats, mesme pour le mauuais. Les bons Catholiques
ne sont point mutins ny factieux, & ne faut
pas que vous, ny autres Princes legitimement establis
soyez en aucune crainte d’eux : Le Catholique
est obeyssant & fidelle, la puissance d’vn Prince ne
luy est point ennuyeuse, & pour mourir n’attentera
de s’en retirer Car il sçait qu’en ce faisant il irriteroit
Dieu & se damneroit eternellement.

 

Mais le Catholique ayme son Dieu parle pour Dieu,
honore Dieu, vit en Dieu & pour Dieu. La cause
qui fait parler le Catholique, & son intention, est
charitable, toute spirituelle pleine de droicture, &
ne tend qu’à l’edification. Comme aussi ie ne pretens
autre chose par le present discours : vous iurant tout
amour, fidelité & obeïssance, & ne reconnoissant
autre qui me puisse ny doiue commander és choses
temporelles & caducques que vous & ceux que vous
authorisez.

En quoy ie desire perseuerer tant que ie viuray &
en toutes choses qui ne seront contraires aux Commandemens
de Dieu, & à sa parolle, car en ce cas,
SIRE, deuez vous trouuer bon que l’on vous desobeysse
& resiste, Dieu le commande ainsi, iusques
à la perte d’vn corps & des biens sur quoy
vous auez seulement puissance. Car où il va de l’honneur
de Dieu, & du faict de la Religion, il ne faut
obeyr qu’à Dieu : & quand les hommes s’y opposent,
il ne faut pas leur obeyr, quelques Rois & Princes
qu’ils soient, non pas mesmes à nos peres & meres :
Qui aime, dit Iesus-Christ, son pere, sa mere, & son
frere plus que moy, n’est pas digne de moy. Et parlant
à ses Apostres, leur disoit, ne craignez point
ceux qui tuent seulement le corps en ce monde, &

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n’ont aucune puissance sur l’ame, mais craignez celuy
qui apres ceste vie, peut enuoyer le corps & l’ame,
au feu d’enfer.

 

Ie cognois toutes fois que la resistence que l’on doit
faire au mauuais Princes estably de Dieu, ne doit pas
estre iniurieuse, mais tres-honnorable & graue : &
entens qu’en se deffendent des iniustices des mauuais
Princes, le subiect doit seulement parer aux coups, &
en refusant d’obeyr à son commandement iniuste &
meschant, & disant franchement la verité, le subiect
ne doit iamais oublier la reuerence qu’il doit à son
Prince : ains le doit combattre de raison & de Remonstrances
pleines d’honneur, & se rapporter à
Dieu de la vengeance, qu’il a accoustumé de prendre
des mauuais Princes : desquels il se deffait souuent
tres soudainement & par des moyens infirmes & admirables.
Le Prince est l’image de Dieu sur la terre,
representent aucunefois sa bonté, sa douceur, & misericorde :
autre fois representent sa rigueur & iustice
quand il est tyran : il sert à Dieu de vengeance & punition,
dont il chastie son peuple : & souuent (en ceste
intention) Dieu donne des mauuais Rois, ou bien il
change leur cœur comme il luy plaist. C’est ce qu’il
dit à son peuple par le Prophete, le vous donneray
dit il vn Roy en ma fureur. Et ailleurs il est dit, que
Dieu fera regner l’hypocrite pour les pechez du peuple.
Le sage dit que le cœur du Roy est en la main de
Dieu, & qu’il le façonne & conuertit comme il luy
plaist.

Voyla (SIRE) la doctrine que tiennent les Catholiques
vos bons & fideles subiects, & laquelle ie
m’asseure que vous tenez auec eux, comme Prince
tres-Catholiques, & pour ceste raison i’estime que
vous prendrez de bonne part, les remonstrances contenues
en ce cahier, & qu’entre l’aspreté des espines
qui y rencontrerez, vous y sçaurez recueillir des

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fleurs de tres-bonne odeur.

 

Iamais la doctrine de vertu, & la pratique & action
d’icelle, n’a esté sans aspreté, qui est la vraye marque
de la vertu, dont la fin est heureuse & honnorable
aussi elle s’enseigne à descouuert & sans deguisement.
Mais le vice est honteux & mal-heureux. C’est
pourquoy il s’enseigne a couuert, & soubs le manteau
des voluptez.

Ce qui nous est representé par l’vsage des bonnes &
mauuaises viandes : les bonnes viandes, sont aprestées
sans deguisement, & proposees pour telles qu’elles
sont, à l’vtilité des hommes : mais les amertumes,
poisons, & autres viandes nuisibles sont couuertes
de miel & de sucre, soubs la douceur desquels, la
mort est cachée.

Les doctes disent, que les braues & rares esprits
ont tousiours fait l’amour à la vertu au trauers d’vne
nuë, & ne l’ont iamais, en ce mortel monde, peu
voir à descouuert, en sa beauté & perfection, cela
estant reserué pour la vie future. C’est ce que vouloit
dire Platon & apres luy Ciceron, que la vertu
est chose si grande & excellente, que si elle pouuoit
estre venuë toute nuë, elle inciteroit les hommes
à des amours admirables de soy.

Tout cela ne nous aprent autre chose, sinon qu’en
l’enseignement, doctrine & practique de la vertu, il
y a tousiours de l’asprete, & que la perfection de sa
douceur, ne peut estre nettement connuë en ce monde :
Bref que le chemin de vertu est tousiours difficile
& rude, ses enseignemens ennuyeux, au moins
au commencement & principalement aux mauuais.

Mais l’homme de bien, le bon Catholique, &
vray enfant de Dieu, tel que vous estes SIRE, n’en
fera pas ainsi : esperant que vous receurez en esprit
de douceur les remonstrances esquelles ie ne puis

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vous flatter : Car ie vous aime tres-chrestiennement.
Celuy qui aime, ne peut tromper son amy, & moins
son Prince & Seigneur, ains en sa necessité luy donne
vn conseil vtile & necessaire : & ne craint pas quelquesfois
d’irriter son amy par vehemence de parolles,
pour luy faire gouster le bien de son conseil, &
le danger qu’il peut encourir en le refusant.

 

Les fruits de sa saincte amitié s’apperçoiuent non
seulement en l’agreable conuersation, mais aussi
en la libre reprehension & honneste remonstrance :
l’inconstance de l’homme, croire des plus grands,
estant telle que mesme, comme dit l’escriture, le
iuste peche sept fois le iour, & neantmoins par la
nature corrompuë, l’orgueil & presomption est tellement
enracinée en l’ame de l’homme, l’homme,
que combien que nous voyons le festu en l’œil
de nostre frere, nous n’apperceuons pas la grosse
piece de bois qui nous bande les yeux : Ce qui
nous induit souuent à excuser & iusques à defendre
nos fautes. Il ne faut point, dit le sage, s’approcher
des Princes pour leur complaire, car c’est les perdre :
mais bien pour leur dire la verité.

Au contraire, les flateurs sont amis de la table &
de la bourse, & n’ont autre but que le profit : tous
leurs conseils & façons de faire, ne sont à la verité
les plus grands ennemis que les Princes ayent. Et à
ce propos, dit le sage, que les rudesses & coups de
l’amy, sont beaucoup meilleurs & plus doux que les
baisers du flateur ennemy. Les paroles du flateur,
dit le Prouerbe, sont paroles de cuisine, car elles
loüent pour tirer profit : elles ressemblent au vin empoisonne
car en flatant & loüant ce qui ne doit estre
loüé, les Princes s’endorment en leurs vices, & perdent
eux & leurs estats : Bref les flateurs sont des Clymacides
& glossogastres, lesquels, pour profiter,
font vn mestier sordide, & ont la langue & l’ame venale.

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Qui fait que vous ne connoissez, comme il appartient,
la verité & consequence des choses que vous
ordonnez iournellement : vous n’auez rien de solide,
de resolu & determiné qui puisse soustenir par
raison : vous ne pouuez long-temps demeurer en vn
bon propos. Si vous voulez bien faire, vous ne l’executez :
Si vous y commencez, tout incontinent
vous delaissez l’œuure, & ne perseuerez, & n’y a aucune
execution qui apparoissoit au bien que vous
ordonnez : & tout cela vient de vos flateurs. Car ne
sçachant rien de vos affaires, que par leur rapport,
vous ne les connoissez qu’en ombre & au trauers
d’vne nuée, par le desguisement qu’ils font de toutes
choses pour leur profit : combien qu’auec eux il
vous semble souuent que vous soyez le plus sçauant
de vostre Royaume, qui est vne tres-grande & mortelle
maladie, dont il faut, pour guarir, que vous
vous connoissiez frappé.

Il vaudroit mieux, disoit Antistenes, tomber entre
les becs des corbeaux, qu’entre les langues des
flateurs, lesquels se portent à l’endroit des Princes,
comme la paillarde enuers ses amoureux, leurs souhaitans
toutes sortes de biens, fors qu’vn bon entendement
& de la prudence. Car, à dire la verité, le
flateur perd son credit auprés d’vn sage Prince.

Le bon Prince, dit Plutarque, ne prend pas plaisir
d’estre excusé en ses fautes, il veut qu’on les luy dise,
afin de s’en corriger : & quand on luy donne vne
loüange menteuse, il doit tousiours auoir en sa bouche
& en son cœur, ce beau vers d’Homere.

Nullum ego sum numen, quid me immortalibus æquas.

Bien vn iour interrogé de quelqu’vn qui estoit
l’animal le plus dangereux de tous, respondit ainsi.
Si tu entens parler des animaux farouches, ie dis que
c’est le tyrau : mais si tu veux parler des domestiques,
ie dis que c’est le flateur.

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Quinte Curse en la vie d’Alexandre, dit que par
experience on a connu, que les Royaumes ont plus
souuent esté destruits par les flateurs, que par les
ennemis & par guerre : C’est pourquoy l’Empereur
Sigismond les appelloit pestes & disoit les hayr comme
pestes.

Le Roy Antigone auoit ordinairement pres de
luy Zenon grand Philosophe, lequel estoit fort roide
pour la vertu, & souuent le reprenoit asprement de
ses fautes : Ce Roy neantmoins luy faisoit beaucoup
de bien & d’honneur : & comme aucuns s’en
ébaissoient, Antigone leur dist, Ie ne puis que
ie n’ayme grandement cét homme, car encore que
le luy face du bien, il ne s’est pourtant iamais amoly,
ains m’a tousiours bien conseillé, & franchement
dit la verité.

Pescennius Niger nouuellement fait Empereur,
fut grandement loüé d’vn flatteur qui le congratuloit
de sa nouuelle dignité : mais comme l’Empeur
l’eust oüy mentir, & dire de luy plus de bien qu’il n’y
auoit, Tais-toy (dit-il) & ne parle plus de moy :
Mais dis nous les loüanges de Marius & d’Hannibal,
ou de quelque autre grand Capitaine qui soit decedé :
Car loüer les viuans, c’est moquerie, principalement
les Rois & Empereurs, lesquels on craint, & desquels
on attend quelque bien. Aussi le sage dit, que
la vertu ne se doit iamais loüer qu’à la fin : & la raison
est, dit Sal[2 lettres ill.]ian, pource que la vertu n’est point
permanante ny asseurée en l’homme durant sa vie : &
pendant qu’vne personne est subiecte à mutation &
changement, elle ne peut estre loüée auec asseurance.

Nous pouuons remarquer infinis exemples entre
les anciens, de la grande liberté qu’ils ont euë, à reprendre
& remonstrer les fautes, non seulement de
leurs amis & esgaux, mais singulierement des Rois,

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Princes & Magistrats, lesquels ne voyans le plus
souuent & n’entendans que par les veux & oreilles
d’autruy, il leur est de tant plus necessaire d’auoir de
tels amis, conselleurs, & seruiteurs : comme l’ont desiré
tous bons Princes & dont ils se sont tres bien
trouuez. C’est pourquoy Plutarque veut que les
Philosophes conuersant auec les Princes : Car en ce
faisant ils ne profitent pas seulement aux Princes,
mais à tout le public.

 

Ce fut ce mesme desir de profiter à plusieurs qui
fit passer Platon de Grece en Sicile, afin d’essayer à
arrester & contenir és bornes de raison (par ses doctes
& graues ensegnemens) la ieunesse de Denis Prince
du païs, qui estoit pour lors fort desbordés és vices
& voluptez : en quoy il opera si heureusement, que
pour l’amour de la vertu il quitta les mommeries,
paillardises, & yurogneries, dont il faisoit profession
auparauant auec grande gloire : Tellement qu’à son
exemple toute sa Cour, & puis tout son peuple se
reforma en vne meilleure & plus reglée vie : Tant le
Prince a de puissance pour changer à son plasir les
cœurs & mœurs de ses subiets comme disoit Theodoric
Roy des Goths escriuant au Senat Romain, Facilius
est (inquit) naturam errare, quàm dissimilem sui
Principes possit Rempublicam formare.

Le bon Traian, escriuant à Plutarque luy disoit
ainsi, ie ne veux doresnauant que tu me serues d’autre
chose, sinon de me conseiller en ce que i’ay affaire,
& de me remonstrer & aduertir des fautes où ie pourray
tomber.

I’ay dit cecy (SIRE) pour vous ramenteuoir le
danger où vous estes viuant auiourd’uy au milieu de
si grand nombre de flateurs, qui ayment le vostre
plus que vous mesmes, & perdront en fin vous &
vostre Royaume : Car si vous estes ioyeux, ils le seront
auec vous : Si vous estes triste, ils font semblant

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de l’estre : Si vous estes en courroux contre aucuns de
vos subiects soit à tort ou à droit, ils vous aiment
d’auantage, au lieu de vous appaiser, & vous remonstrer
la verité des choses : Brief à veuë d’œil seruans
à vos passions, ils vous perdent & ruynent, alienent
les volontez de vos suiects : & descouragent tous
vos bons Officiers, & autres personnes gens de bien,
doctes, sçauans & de grande valeur, de continuer le
seruice qu’ils vous doiuent.

 

Et quand par ce mauuais gouuernement vous
tomberez en quelque inconuenient de reuolte, tenez
pour tout asseuré qu’il vous laisseront là, & vous feront
vn tour de leur mestier, qui est de vous abandonner
en l’aduersité, chose coustumiere aux flateurs,
vrais imitateurs de l’hirondelle oyseau passager,
lequel demeure auec nous, & nous rompt la teste de
son caquet pendant que le beau temps dure : Mais
quand l’hyuer vient, representant l’aduersité, il nous
delaisse & abandonne : Ainsi telles gens engraissez
de vostre substance, & embellis de vos plumes, prendront
nouueau party, demeurerez destitué de tout
secours, par consequent autant miserable, comme
vous aurez este vn grand Roy : Car on dit en prouerbe
que le plus grand mal heur d’vn riche apauury,
c’est d’auoir esté autrefois riche : Ce qui n’est pas de
petite consequence, car vous en estes aux faux-bourgs,
si Dieu n’a pitié de vous & de nous. Et croyez
que toutes les violences dont vous pourrez vser
à l’endroit de vos suiets, ne vous en garantiront, ains
hasteront d’auantage vostre ruine.

Et neantmoins il vous est aussi aysé d’y pouruoir,
comme ie pense m’estre facile de l’escrite : Il ne reste
que d’inuoquer l’ayde de Dieu, & d’y apporter vostre
consentement & volonté pour nous gouuerner,
comme vos peres ont faict, & de vous seruir de vos
[1 mot ill.] & seruiteurs, semblables à ceux dont ils se

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sont seruis, & au lieu de pauure & necessiteux que
vous estes, vous deuiendrez riche & opulent dans
peu de temps.

 

C’est ce qui m’a faict vous escrire ce mot d’auis, librement
& franchement, non point pour vn libelle
diffamatoire, ny pour vous courroucer & aigrir : Car
ie n’entens rien escrire sans la charité d’vn Chrestien,
& l’amour d’vn fidelle suiect, & qui ne soit veritable
& congneu de chacun & qui ne tende à vostre bien &
à l’aduancement de vostre grandeur.

Que s’il aduient par la permission de Dieu, que
vous n’en faciez vostre profit, & au liéu de donner
ordre à vos affaires, vous demeurez endurcy en vos
desordres & communes façons de faire, vsant du conseil
accoustumé, & voulant mal à moy & à tous ceux
qui vous donneront fidelle conseil & aduis, & vous
diront hardiment la verité, c’est lors qu’il faudra tenir
pour tout resolu, que Dieu vous a mis en sens reprouué,
& osté la cognoissance du bien qu’il vous faut
suyure & embrasser, pour vous precipiter dans le
gouffre de mil maux & d’infinis ennuis & miseres qui
ja vous menacent, & en bref vous accableront : & vn
argument infallible, que pour nos fautes & pechez
Dieu nous veut punir en son courroux, & auec vous
nous faire souffrir beaucoup d’affliction.

Et cela aduenant le sort sera ietté, il ne faut plus
attendre de voir en ce Royaume que meurtres, trahisons,
mutineries, seditions & rebellions contre
vous : chacun taschant de trouuer vn maistre plus sage,
plus iuste, plus amoureux du bien de ses subiects
que vous. Car il est certain que tout ainsi que
celuy qui est à son aise, redoute tousiours le remuement
& changement, de peur d’estre mal : Aussi est-il
indubitable que celuy qui est vexé & mal à son ayse,
ne demande que le remuement & changement :
D’autant que par ce moyen il peut recouurer quelque

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bien, & vne meilleure & plus aysée façon de viure.

 

Ceux là vous trompent grandement, SIRE, qui
vous instruisent aux conseils de cet ignorant Atheiste
Machiauel, & vous font croire que tenant les biens
de vos sujets en vos mains par la vendition de si grand
nombre d’Offices & de rentes constituées, il vous est
facile de contenir vos sujets, & les appauurir en vn
iour, & que ce vous est vne forte Citadelle bastie
contre eux, & que par ce moyen vous les empescherez
de rien attenter contre vous. Car si vos sujets
sont bons, quelle raison y a-il de les craindre ? & ne
leur en donnant point d’occasion, ains les gouuernant
en bon Roy, comme ont fait vos predecesseurs,
quelle apparence y a-il, qu’ils vueillent rien attenter
contre vous : veu qu’estans à leurs ayses ils se mettroient,
comme i’ay dit, en danger d’estre en malayse
par le changement ? Il n’y a, disoit vn bon Empereur
de Rome, meilleure garde ny plus asseurée
d’vn Prince, que l’amour de ses sujets, conduits,
voire forcez à cela, par le iuste & prudent gouuernement
d’vn bon Prince : Et de fait, estant vn iour conseillé
de renforcer ses gardes, pour sa plus grande
seureté, cassa tout ce qu’il en auoit, disant que la
meilleure garde du Prince, est l’amour de son peuple.

Que si vos sujets sont malins & meschans, & par
occasion sauce & imaginée de mescontentement &
mal-ayse, ils sont induits à remuer contre vous, n’auez
vous pas les voyes communes bien seantes à vn
Prince de les chastier par iustice, sans vous charger de
tant de rentes & de gages d’officiers qui mangent
tous vos moyens ? Car de tant de deniers que vous
auez receus à la vente des rentes & offices, vous n’en
auez fait aucun fonds pour fournir aux payemens des
arrerages : tout est mangé & donné, & faut prendre

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ledit payement de rentes & gages, sur vos deniers
ordinaires & extraordinaires, qui fait que n’y pouuez
fournir, & prenant par vous, comme il se fait ordinairement
le fonds ordonné pour lesdits gages &
rentes, au lieu de contenir par crainte vos sujets,
vous les ruynez & mescontentez, sans vous auoir aucunement
offencé.

 

Ce sera bien rentrer de fievre en chaud mal, lors
que t’elle chose aduiendra. Car depuis que des sujets
entrent en ce desespoir, ils ont tousiours en leur
cœur & pensée le commun Prouerbe, qu’il faut vaincre
ou mourir : & que le seul salut des vaincus, est
de n’esperer aucun salut.

Que si l’on dit que vous estes riche & puissant
d’hommes & d’argent pour y resister : & que vous
leur feriez la guerre de leur propre bien, qu’elle apparence
y a-il que vous le puissiez faire parmy tant de
diuisions, & ayant offencé & ruyné tant de gens ?
Car les hommes que vous deuriez auoir pour vostre
defence, seront alors bandez contre vous. Dequoy
payez-vous à present les gaiges & rentes de vos Officiers
& sujets ? N’est ce pas des tailles, aydes, subsides
& impositions qui se leuent sur vostre peuple ? Quelles
tailles leuerez-vous alors sur vn peuple ruiné, desesperé
& reuolté ? Quelles aydes & impositions leuerez-vous
en si peu de villes, qui vous resteront desertes ?
Iugez vous mesmes que vous serez alors pauure
& miserable, & ne sçaurez, comme l’on dit, de quel
bois faire fleches.

Hé bon Dieu comment se peut-il faire, SIRE,
qu’ayant l’entendement ainsi bon que l’on dit, vous
ne cognoissez point le danger où vous estes ? & ne reprouuez
ce vilain conseil, & ne chastiez ceux qui
vous le donnent, & conseillent d’ainsi mal traicter
vos bons sujets ?

Ces trompeurs & traistres conseillers sont neantmoins

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viuans sur la terre, & pres de vous à leur ayse,
par la permission de Dieu, pour vostre punition &
la nostre, & pour la vengeance des iniustices qui se
commettent. Ils vous ont ja embourbé au profond
des fautes & desordres que nous voyons, & continueront
à l’aduenir de plus en plus, si Dieu n’a pitié
de nous, & ne vous reueillez de l’endormissement,
duquel ils vous tiennent ensorcelé.

 

Et de fait voyez, ie vous prie, comment ils vous
ont apris à couurir mille iniustes leuées qui se font
sur le peuple d’vne necessité de vos affaires : C’est le
langage qu’ils vous font tenir à toutes personnes qui
vous en font remonstrances, lesquelles vous escoutez
en vain, quelques iustes qu’elles soient, & vous
n’auez autre chose à dire, pour la defence & couuerture,
de tant d’iniquité, sinon qu’il vous plaist
ainsi estre faict, & que c’est pour subuenir à la necessité
de vos affaires, affaires, ausquelles ne pouuez
autrement pouruoir, à la raison du peu de moyen &
reuenu que vous auez d’ailleurs.

Et sur cela, SIRE, personne ne vous peut honnestement
& seurement desdire : L’on craindroit en
ce faisant de vous offencer : mais s’il faut en parler
à la verité, l’on sçait assez que vous n’estes en telle
necessité que vous pensez, & vos mauuais conseillers
le vous font accroire, pour leur profit particulier.

Mais y a-t’il homme si hebeté, qui croye qu’vn
Roy soit pauure & necessiteux, qui a quantité de
millions à despendre comme vous auez par année,
& dont recepte se fait à vostre profit : Cela ne se
peut nier : car il se iustifie en vostre chambre des
Comptes. En quel temps est ce que les Roys de
France ont iamais fait telle recepte approchante du
reuenu des plus grands Monarques de la terre, &
suffisante pour armer contre les plus puissans ennemis

-- 18 --

que puissiez auoir, pourueu qu’il soit mesnagé ?
Car il ne reste que cela.

 

Aucuns de vos predecesseurs ont autresfois esté en
grandes necessitez, & ont soustenu de fortes & rudes
guerres. Le Roy Iean estant prisonnier, Charles
septiesme chassé des terres de deça Loire, reduicts en
telle extremité qu’ils n’auoyent pas moyen de payer
leurs armées, ny dequoy deffrayer la despence ordinaire
de leur maison : Toutesfois auec vn petit secours
d’argent qu’ils leuerent sur le peuple, ont battu
& chassé de France leurs ennemis, & reparé tous
les desordres suruenus en ce Royaume, mesnageant
ce peu de deniers qu’ils auoient en ceste necessité peu
amasser.

Vous au contraire, ayant vn si beau & ample reuenu,
fuyez le bon mesnage, vous n’estes iamais tant
ioyeux que quand vous auez donné & despendu le
plus clair de vos deniers, il semble aucunefois que
c’est vostre passe-temps de donner en tout excez à
ceux à qui vous ne deuez rien, gens de peu de seruice
& merite, mais plus impudens & hardis demandeurs
que vos bons seruiteurs qui sont gens d’affaires, &
qui le meritent mieux, & lesquels ordinaires ne sont
pas payez de ce qui leur est deu : Ainsi demeurent-ils
en arriere, auec toutes vos meilleures affaires, de façon
que pour faire la iustice, on ne peut ordinairemẽt
trouuer vne somme de cent escus : mais pour donner,
les mil escus sont moins que rien. Pour payer ce qui
est deu de vos debtes, vos Financiers n’õt iamais d’argẽt,
parce qu’il n’y a que gagner pour eux : mais pour
payer vn don, iamais on ne demeure court : Car Messieurs
les larrons ont part au gasteau : chose qui est si
commune & frequente, que l’on ne s’en cache comme
point : Les marchez s’en font publiquement, &
toutesfois on n’en fait aucune iustice. Si par boutées
l’on recherche les larcins de telles gens, ce n’est que

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de mine, non pour zele de iustice, & chastier le mal,
mais pour auoir de l’argent par vne taxe generalle, y
comprenant le bon auec le mauuais : qui est vray
moyen de les faire tous larrons, puis que pour peu
qu’ils vous payent, ils sont quittes de beaucoup
qu’ils ont desrobbé, & qu’autant sont punis les innocens,
en telles recherches, comme les coulpables.
Encores auez vous coustume de donner à trois
ou à quatre, ce qui vous vient de telles compositions :
Et par apres la pluspart de ses cottisez sont remboursez,
en renonçant au benefice de la grace que vous
leur donnez : Ce qu’ils font, pour la pluspart, non
pource qu’ils soient innocens, mais pource qu’ils
voyent bien que la violence & le feu de la recherche
est passée.

 

Et tout cela seroit peu de mal, si vos mauuais conseillers
ne vous eussent aduisé du plus subtil moyen
qui se puisse excogiter, pour prodiger tout vostre
reuenu, & dont ils vous font seul executeur, en prenant
de vostre espargne & soubs vostre recepissé,
tout autant de deniers qu’il vous plaist, pour donner
à ceux que vous voulez gratifier en secret, sans que
tels dons soient subiects à passer par les formes anciennes
& accoustumées en France, pour la conseruation
& bon mesnage de vos Finances, & sans que
l’on sçache ceux à qui ils sont faicts. Qui est vn artifice
propre à telles gens, la pluspart desquels ne meritent
que peu ou rien du tout, & sçauent bien que si
on en auoit cognoissance, chacun en feroit plainte,
& que, par auanture, quelque iour on le leur feroit
rendre à leur honte & confusion.

Que s’ils sont gens de merite, quelle raison y a-il
de leur biẽ faire en chachette ? C’est vostre honneur,
SIRE, de recompenser ceux qui le meritent, & de
bien faire aux personnes de valeur : Et il emporte
pour vostre reputation, que chacun en ayt connoissance,

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afin que vous en soyez loüé, & vn chacun
incité à vous seruir fidelement.

 

Au contraire si vous donnez en secret, on dira que
vous n’estes pas liberal, qu’on ne sçait à qui vous
donnez, & que vous donnez, trop à aucuns, & que
pour celà vous leur donnez en secret : Et que vous
ne recompensez pas ceux qui le meritent.

Voyez, SIRE, quel vilain & pernicieux conseil
on vous a donné sur l’establilement de ceste petite
espargne, qui est plustost vne male espagne, & vne
inuention propre pour maintenir & faire durer à
tousiours vostre necessité, à la ruine de vos pauures
subiects, & au preiudice de vostre reputation. Car
on peut dire, auec grande apparence, qu’vne despence
si grande ne peut estre faicte ainsi en secret,
sans grande corruption & iniustice : dont les coniectures
sont grandes : D’autant que si vostre argent
estoit bien employé, & en choses vtiles & necessaires,
on ne verroit pas en ce Royaume les affaires
de consequence demeurer, en arriere, faute d’argent.

Il n’y a plus d’argent à present pour fournir extraordinairement
aux faits de la iustice par tout ce
Royaume : Les crimes ne sont plus punis & poursuiuis
à vos frais, & n’en fait on puls de iustice, s’il n’y
a partie ciuile. Les maistres des Requestes, Tresoriers
de France, Maistres des Eaües & Forests, Esleuz,
& autres qui sont tenus pour le deu de leurs
charges, d’aller d’an en an en cheuauchée, n’y vont
du tout plus, ou si peu que ce n’est que mine, faute
d’argent : Les postes, courriers, & autres qui marchent
pour vostre seruice, sont en toutes les peines
du monde d’estre payez, faute d’argent : Si vous faites
vn don à quelque mediocre personne de valeur &
de merite, il demeure court auec ses expeditions, &
ordinairement n’a que du papier ou parchemin, faute

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d’argent. Les rentes ne sont payées qu’en partie
sur la ville de Paris, faute d’argent, le quel vous prenez
& destournez comme il vous plaist ? & cependant
il se fait pour ce regard mille tours de passe-passe,
en la recepte de ladite ville, infinies ceremonies
nouuelles tantost sur la reception des quittances,
tantost à vne distribution de billets, tantost en des
remises affectées de payement toutes inuentions &
ruses, pour reculer le reuenu, duquel vos pauures
sujets deuroient viure & remedier à la necessité qui
les accable.

 

De là il aduient, que quand vous estes pressé de
despendre par necessité de guerre ou autre affaire
d’importance pour vostre estat, il faut auoir recours
aux daces, aux impositions, erections d’offices nouuelle
creuë des anciennes, emprunts & leuées de
deniers sur les bourgeois de vos villes, & sur le pauure
peuple. Que si cét argent, premierement despendu
inutilement, s’espargnoit pour la necessité,
vos affaires iroient tres-bien, & tout autrement
qu’elles ne vont.

Ce que ie vous dis, SIRE, n’est pas en intention
de vous induire à l’auarice, & vous destourner d’exercer
liberalité, mais seulement pour vous garder
d’estre prodigue : afin que cheminant entre les deux
extremitez vitieuses, vous teniez le milieu, qui est la
liberalité, vertu propre, bien seante & necessaire aux
Rois & grands Princes. Et faute de ce faire, vous
demeurez coupable d’auarice & de prodigalité tout
ensemble. Car l’auarice n’est pas seulement en celuy
qui aime les biens, & qui pour trop les aimer delaisse
d’en vser, & de les employer : Mais aussi celuy-là est
auaricieux, qui les ayans acquis iniustement, & par
voyes obliques, les employe par apres en dons immenses,
& en choses voluptueuses & inutiles, &
autres semblables prodigalitez & despenses excessiues,

-- 22 --

comme l’on faict iournellement.

 

Ainsi est-on auaritieux quand on acquiert iniustement :
& prodigue, en le despendant sans mesure &
discretion. Et quand ce vice & excez de prodigalité
est conioinct à l’auarice, & que ces deux hostes sont
logez ensemble, il n’y a alors espece de vice qui ne
regne en toute licence en l’ame de l’homme, principalement
d’vn Prince qui a puissance & authorité.

Et pource qu’il semble estre mal-aisé à comprendre,
comment ces deux contraires peuuent demeurer
d’accord, en vn mesme sujet, ie diray auec les anciens,
que l’auarice est de serrer & prendre plus, ou
quand on ne doit : Et qu’elle s’exerce necessairement
pour l’vne de ces deux occasions, à sçauoir, pour la
chicheté, vne vilaine & mechanique espargne : ou
bien pour la prodigalité, qui consiste en la folle, excessiue,
inutile & non necessaire despense.

Or est il que l’opinion commune des hommes est,
que ceux qui espargnent ainsi, sont plus miserables,
que ceux lesquels apres auoir acquis les richesses, en
abusent & les despendent prodigalement : Dautant
que de ceux-cy plusieurs esperent tirer de l’emolument
& commodité, mais des autres on n’en reçoit
aucun profit, si ce n’est apres leur mort, non plus
que des pourceaux.

Mais il n’est pas ainsi au regard des Princes & des
Roys, desquels l’auarice ioincte à la prodigalite, est
plus pernicieuse aux suiects, que l’auarice qui se
faict pour l’espargne. Car ceste cy bien que l’on face
maintes iniustices & rapines sur le peuple, remplir le
thresor, fait neantmoins que aduenent vne necessité
à la republique, ou de guerre estrangere, ou d’aucune
calamité, il se trouue fonds pour y remedier : Mais
l’autre, qui se maintient de pareilles iniustices, ne
laisse rien de reserue aux Princes prodigues, pour
s’ayder en la necessité : dont souuent prouient la totale

-- 23 --

subuersion de leur estat, attenué d’exactions, à la
ruine de plusieurs, qui eussent esté les nerfs de leur
force, pour en auoir voulu enrichir vn petit nombre,
qui lors sert de bien peu.

 

Cecy n’est point sans exemple de l’antiquité : Il se
lit de Caligula, qui fut si vilainement entaché d’auarice,
qu’il print tribut sur choses ordres & salles,
& vendoit les robbes de ses sœurs pour en faire de
l’argent. Neantmoins il estoit si débordé en despence,
qu’en vn an de son Empire il despendit prodigalement
soixante & tant de millions d’escus, que Tybere
son predecesseur auoit amassez : Neron vsant
de plusieurs cruautez, pilleries, exactions & confiscations
contre ses sujets, donna aux ministres de sa
tyrannie, en quinze ans qu’il regna, la valeur de cinquante
& tant de millions d’escus, & fit plusieurs
bastimens inutiles, qui furent apres sa mort ruïnez,
en detestation de sa meschante vie,

Ie sçay que les flatteurs courtisans, qui s’enrichissent
de telles prodigalitez, s’efforçent de desguiser
telles dissipations, sous le nom de largesse & liberalité,
lesquelles produisent effects tous contraires à la
prodigalité : Car iamais vn Prince pour estre liberal
ne foule son peuple, mais bien pour estre prodigue.

Or (SIRE) si vos façons d’acquerir & trouuer
deniers sont iniustes, ie m’en rapporte à vos premiers
Officiers, qui ont coustume de respondre à ceux, qui
par viues raisons remonstrent les inconueniens des
creües d’Officiers, des daces, impositions, aides &
leuées nouuelles & inutiles, qu’ils entendent tout
ce qu’on veut dire, que les remonstrances sont tres-iustes,
que les raisons qu’on propose sont inuincibles,
mais que vous estes en necessité, que le temps
est mauuais, & qu’on veut mal faire : Ce sont leurs
propres mots, indignes toutesfois de vostre Majesté,
& de la bouche des premiers officiers de France.

-- 24 --

Mais ie demanderois volontiers : Qui a faict le
temps si mauuais, sinon les iniustices comises par
l’aduis des tres meschans & iniques Conseillers politiques,
enfarinez des erreurs de Machiauel ? Qui a
causé ceste necessité, sinon le mauuais mesnage, & la
prodigalité de laquelle on vous a forcé d’vser, &
dont ces mauuais Conseillers & vos fauoris ne sont
pas marris ; Mais où estre fondée la pluspart de ceste
necessité, sinon sur vne despense superfluë, telle que
chacun voit en l’enrichissement excessif de quelques
personnes qui seroient assez riches de la centiesme
partie de ce qu’ils ont à present, au dommage du
pauure peuple, & de tous vos suiets, & dont infinies
personnes, gens de bien & de seruices, seroient assez
reconnuës, & se contenteroient grandement. Quelle
pitié est ce que sous pretexte d’vne necessité feinte
ou affectée, le plus souuent l’on commette tant de
pauuretez, l’on ruine vos pauures suiets, & on mescontante
tant de bons & honnestes Officiers vos seruiteurs ?
Et encores par des inuentions, goffes & ridicules,
dont s’ensuit vn obscurcissement de toute
l’ancienne & belle Police de ce Royaume, tant en la
iustice qu’en la marchandise, & art militare, & dont
l’execution dépend de l’auarice & ambition de quelques
estrangers.

L’on sçait assez que les Royaumes sont conseruez
par la vigilance : La vigilance qui est requise pour la
conseruation de ce Royaume, n’est pas en vostre seule
personne : Elle est aux yeux & aux oreilles de vos
Officiers, qui sont les organes des sens de la vigilance.
Et si vos Officiers sont sourds & aueugles, qu’elle
vigilance pourront-ils faire pour la conseruation de
vostre Estat au deuoir de leurs charges.

Et toutesfois c’est grande pitié qu’il n’y a pas des
Offices à demy, & qu’il y a tousiours plus de fols que
d’Estats. C’est le langage de ce bon marchand autresfois

-- 25 --

vostre grand Financier, qui n’a pas eu honte de
le publier par toutes les compagnies où il est trouué.
Ie suis d’accord que ceux qui prennent ces Offices
sont fols, mais il ne faut pas pourtant bailler à vn fol
tout ce qu’il demande : C’est à vous d’empescher ce
mal & d’oster ce scandale, en supprimant par mort
les Offices inutils, & de creation nouuelle, & reduire
vos Officiers au nombre ancien & necessaire, &
par apres ne les vendre plus, ains les donner aux personnes
capables : autrement vous donnez du vin aux
fiévreux, & mettez le glaiue entre les mains du furieux,
duquel vous estes iournellement le premier
frappé, & vostre peuple par apres.

 

Ce qui a deslors esté vne marque, que cette
suppression n’a esté ordonnée à bonne intention,
mais par malice : non pour reformer, mais pour
tromper, & pour faire vn tresor d’Offices, qui est
vne manifeste tromperie & des plus grandes corsaireries
qui se puisse excogiter : Aussi la fin la monstré,
car en vne matinée tout a esté restably, & les Offices
supprimez, remis & donnez à vil pris pour faire
argent. Et pour combler le mal, ce restablissement
a esté suiui d’infinis Edicts, d’autres erections &
nouuelles inuentions.

Car depuis qu’on a commencé à vendre des
Offices, on a ouuert la porte à l’iniustice : & de
de là est venu, comme disoit Iustinian, l’impunité
des crimes. Il ne faut pas, dit Seneque, s’esbahir,
si par la vente des Offices, la Iustice est corrompuë,
car celuy qui achete, a coustume de vendre. Alexandre
Seuere Empereur de Rome disoit, qu’il estoit
comme necessaire, que celuy qui achepte vn Office,
vende par apres & recouure en detail ce qu’il a desduy
en gros : Pour cette cause ; disoit il, ie ne permettray
iamais qu’en mon Empire il y ait des marchands
d’Offices : Car si ie le permettois, ie ne pourrois

-- 26 --

puis apres les punir pour auoir vendu, ayans premierement
achepté de moy.

 

C’est chose tres-certaine, depuis que les Offices
ont esté vendus, tous ceux qui ont eu de l’argent,
bons & mauuais, sçauans & ignorans, y ont esté admis.
Ne sert de rien d’alleguer les Informations que
l’on fait de la vie & meurs des pourueus, & l’examen
de leur suffisance : Car on sçait bien que telle chose
se pratique iournellement auec tres grands abus.

Voila qui fait si grand nombre des meschans
& ignorans Iuges, au preiudice des gens de
bien & des sçauans qui deuroient y estre choisis
pour leur vertu & admis gratis : A faute dequoy
faire, il est aduenu de grands inconueniens aux
Estats de plusieurs Princes, comme à Macrin Empereur
de Rome, qui en fut hay & mal voulu du peuple
Romain. A Guillaume Duc de Normandie & Comte
de Flandres, qui en fut chassé & deietté de son
Estat. Autant en est-il aduenu à l’Empereur Michel,
lequel en fut tué & massacré, auec son frere. Car il
n’y a point de doubte que les mauuais & indignes
Officiers font mespriser & hayr les Princes. Qui fut
cause que l’Imperatrice Zoé deffendit de plus vendre
les Offices, & voulut qu’on donnast aux personnes
dignes & capables, sans auoir esgard à noblesse
ou richesse : autant en fit l’Empereur Martian.

Outre ces inconueniens, il ne faut oublier que la
vente des offices, cause la multitude d’iceux la quelle
apporte grand preiudice, comme le sçeut tres bien
considerer Auguste Cesar, lequel, comme dit Suetone,
voyant le nombre effrené des Senateurs de Rome,
qui estoit creu iusques au nombre de mil & plus,
n’estant au parauant que de cent, il les reduit auparauant
que de cent, il les reduit au nombre ancien,
le populaire appellant le superflus des auortons, &
pourueut que de la en auant eslection se fit vacation

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aduenante, selon le merite & capacité de ceux
qui seroient esleus. Or est-il tout notoire que le nombre
de vos Officiers est à present excessif, & que par
iceluy vos finances sont en partie consommées en
gages & appointemens, & faict que vostre peuple est
d’auantage mangé & pillé, y ayant plus de gens à
ses despens lesquels veulent tous viure & s’enrichir,
tellement que plus y en a, plus il couste à plaider, &
se font plus de frais en l’expedition des affaires.

 

Et par dessus tout, le desordre est en la multitude
des Officiers de vos finances, sur laquelle dés le
temps du Roy Charles sixiesme, les trois Estats firent
les abus que commettoit telle multitude d’officiers,
& qu’il n’y auoit ancienement que deux Thresoriers,
& pour lors en auoit cinq : mais le desordre
est bien autre à present : Car il n’y a Generalité en
France, où il n’y aye quantité de Tresoriers & President.
Ils se plaignirent aussi des Tresoriers des guerres,
qui ne payoient pas la gendarmerie. A raison dequoy
les gens de guerre estoient contrains se licencier,
& viure sur le villageois : ce qu’ils font à present
beaucoup plus licencieusement & desbordement.
Semblablement ils descouurirent les larrecins desdits
Thresoriers, & remarquoient qu’à raison de
leurs gages & des biens qu’ils possedoient lors qu’ils
estoient entrez en leurs Offices, ils auoient fait de
trop grandes acquisitions & des despences excessiues,
soit en bastimens ou autrement, comme ont
faict & font iournellement les Officiers de vos finances.
Et enfin remonstrerent au Roy que la cause
pourquoy il n’auoit aucun thresor, estoit principallement
pour le trop grand nombre d’Officiers, & le
requierent, qu’à l’aduenir il fut reduit à plus petit
nombre & que les gens de bien dignes & capables,
en fussent pourueus à mesure qu’ils vacqueroient :
ce qui leur fut accordé par le Roy : Et deslors furent

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mis prisonniers au chastelet de Paris plusieurs financiers,
& leur procez faict sur les pretendues fautes
par eux commises. Ce qui se deuroit faire encores
à present à bon escient, Ce que i’ay bien voulu
vous ramenteuoir & remonstrer (SIRE) afin
que vous y pouruoyez, comme à chose tres-importante
à vostre Estat, & au bien public de vostre
Royaume.

 

Mais quoy ? nostre mal est là, que la porte est fermée
à toutes remonstrances, vos Officiers des compagnies
n’ont plus d’audiance : ou il est question
d’argent & de vostre profit, practiquant le sordide
prouerbe, Pallet oratio auroloquente.

Voila, SIRE, ce que l’on vous fait faire, au lieu
de bien prendre les remonstrances de vos Conseillers,
quand ils vous font entendre qu’il n’appartient
pas à vn Roy de forcer la conscience de ses Officiers :
& que s’ils vous obeyssoient, ils courrouceroient
Dieu & se damneroient : Que ce n’est point des honneur
à vn Roy de changer d’aduis auec bonne raison,
ains le fait d’vn Prince sage & prudent : que ce
n’est point estre vaincu, ceder à la raison, & d’accorder
aux bonnes remonstrances de ses Officiers.
Au contraire c’est la plus grande vertu qu’vn Prince
puisse auoir, & sans elle, n’est pas digne de regner.
C’est proprement se vaincre soy-mesme, & le Prince
qui fait ainsi, est plus fort que celuy qui est vaincueur
des villes & des armées : Que le Prince n’est
pas iuste, qui est opiniastre en son aduis : mais est
entaché de Philastie, qui est vn amour desordonné
de soy-mesme.

Il faut que le Prince pour bien regner, face de
bonnes Loix qu’il ayme les bonnes loix, & de sa propre
volonté, & par sa vertu se contraigne soy-mesme
d’obeyr aux loix. Faisant ainsi & commençant le premier
à obseruer ses Loix, le peuple ne faudra pas d’y

-- 29 --

obeyr par apres : qui est la plus belle science, & la
plus grande prudence qui se puisse souhaitter en vn
Roy, & laquelle Salomon impetra de Dieu, auec
plusieurs autres graces compagnes de la sapience,
qu’il luy auoit demandé tres-instamment, ne faisant
cas d’aucune autre chose sans icelle. Les Empereurs
Theodose & Valentinian en la Loy quatriesme Tit.
de leg. C. disent grauement & royallement, que c’est
vne voix digne de la Majesté de celuy qui commande
se dire subjet & obeyssant à la loy : & que l’authorité
du Prince en depend, tellement que la submission
qu’il fait de sa principauté sous les Loix, est chose
plus grande que son Empire mesme.

 

Trajan receuant l’espece Imperiale à son couronnement,
dit au Connestable qui la portoit, vse
de cette espée contre moy, si ie fais chose qui soit
contre les Loix. Les Rois Egyptiens auoient coustume
de faire iuger les Iuges, quand ils les pouruoyoient
de leurs Offices, que quand ils leur commanderoient
de iuger iniustement, ils n’en feroient
rien pourtant. Zeleucus Roy des Locrenses, tres-vertueux
Prince, fut si grand & religieux obseruateur
des bonnes loix, qu’ayant fait vne Loy contre
les adulteres, pour arracher les deux yeux à ceux qui
seroient conuaincus : aduint que son fils aisné tomba
en ce crime ; partant suiuant la Loy, il deuoit perdre
les deux yeux. Le pere en estant aduerty, abandonne
son fils à la peine de la Loy : Le peuple s’en émeut,
& le prie n’vser de telle rigueur contre son enfant,
veu mesmes qu’il seroit tres inconuenient d’oster la
veuë à celuy qui quelque iour deuoit estre leur Roy.
Le Pere enfin aucunement amolly par la priere de ses
sujets, & afin de leur accorder quelque chose sans
frauder la Loy, se fit sur le champ arracher vn œil,
& à son fils vn autre : & par cét admirable temperament
d’équité, il se monstra (au respect de la Loy)

-- 30 --

pere misericordieux & iuste legislateur. Contemplez,
SIRE, & meditez pour l’honneur de Dieu en
ce bel exemple, & pensez comment vous vous feriez
arracher vn œil pour l’entretenement de vos
bonnes Loix, puis que vous vous courroucez amerement,
affligez ceux qui les deffendent & soustiennent.

 

Cecy n’est point vn discours de plaisir & qui soit
sans exemple : l’histoire tesmoigne fidellement, le
bien & le mal de son temps : & ne doutez pas que de
mesme qu’on a fait deuant vous, & tout ainsi qu’on
a escrit les actions des siecles passez, les vostres &
ceux de vostre temps & regne seront escrites à la
posterité, & vos actions qualifiées du tiltre qu’elles
meriteront, sans aucun desguisement : Ce qui n’est
pas de petite importance à vostre honneur.

Or, SIRE, quand vous aurez fait cela, il ne faut
pas que vostre mesnage tourne à vne trop grande &
excessiue espargne, pour laquelle vous delaissiez la
plus belle & magnifique vertu qu’vn Roy puisse
auoir, qui est la liberalité. Car il faut qu’elle marche
en son rang, mais auec mesure. Iamais vn bon Roy
n’a esté sans estre liberal, & qu’il n’ait donné : Mais
il faut sçauoir que la liberalité ne se doit exercer de
bien mal acquis, non plus que les offrandes & aumosnes
ne doiuent estre faites de larcins. Ciceron
dit : que la liberté se doit exercer de nostre patrimoine
& patrimoine & richesse iustement acquise, &
non par gain deshonneste & odieux.

Et pour en parler plus Chrestiennement, il faut
que la premiere liberalité, soit de secourir les indigens
& affligez, en deliurant les prisonniers, fondant
des hospitaux & seminaires, ou bien les enrichissant
pour la nourriture des pauures & instruction
de la ieunesse : En bastimens des Temples, &
autres beaux ouurages publiques. Tous lesquels

-- 31 --

biens-faits, ressentent la liberalité & sont dignes de
la grandeur d’vn Roy. Et puis apres reconnoistre par
dons & recompenses, les personnes de vertu & de
merite. Et en ce faisant vser de grande prudence &
iustice, pour distribuer liberalement & par proportion
harmonique, les dons, graces & bienfaits, soient
en Estats, Offices, Benefices, Cheualeries, exemptions,
immunitez, & autres dons & recompenses,
selon le merite d’vn chacun.

 

Mais quand les iustes loyers des gens de bien,
sont attribuez aux estrangers vicieux & indignes,
c’est ce qui met les Estats florissans en combustion,
Il n’y a iamais faute de flateurs & demandeurs
impudens autour des Roys, lesquels n’ont autre but
que de sucer la substance des Princes, & de leurs sujets
pour satisfaire à leur folle despence, telle & si
grande, qu’on ne peut tant leur donner, qu’ils ne
soient tousiours sans argent, & disent ordinairement
qu’on ne leur donne rien : & cependant ceux qui ont
le plus merité de la republique sont les plus esloignez
des Princes, tant par l’imprudence d’iceux,
qui sçauent faire mauuaise eslection des seruiteurs
dignes de leur faueur, qu’à cause que l’honneur deffend
aux gens de bien de flatter, belistrer & caymander
les loyers de vertu, qu’on doit leur offrir.

Ce fut par cette voye qu’Alexandre le grand paruint
à ses magnanimes & genereux desseins, qui le
rendirent Monarque des trois pars du monde, donnant
à tous liberalement, & acquitant les debtes de
ceux de son armée lesquelles il paya à leurs creanciers,
de ses propres deniers. Ce mesme Prince auoit
aussi coustume de bien faire aux gens doctes, & donna
pour vne fois à Aristote, huict cens talens, & au
Philosophe Anaxarchus cinquante Talens, lesquels
il refusa, disant que ce don estoit trop grand pour
luy, & qu’il ne sçauroit à quoy l’employer : Auquel

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Alexandre dit, prens ce que ie te donne, Si c’est
trop pour toy, ce n’est pas trop pour moy : Que si
n’en as que faire recherche tes amis & leurs en fais
part. Iules Cesar estoit vn Prince tres-liberal, lequel
fouloit dire & monstrer par effet, que les tresors
qu’il gagnoit à la guerre n’estoient pas destinez pour
les employer en plaisirs & voluptez, mais pour departir
par la liberalité à ceux qui le meriteroient.
Antigone, Ptolomée Thebain : Denis l’ancien, &
plusieurs autres grands personnages sont infiniment
loüez de cette vertu de liberalité.

 

Mais il faut (SIRE) auant la liberalité faire marcher
deux sortes de despense. La premiere est de payer
vos debtes, C’est à dire, les gages & pensions de
vos Officiers & pensionnaires qui vous sont obligez,
& au public par serment, les voyages, salaires & vacations
de vos Commissaires, & autres vos seruiteurs,
les pensions des estranger vos alliez & confederez,
la solde de vos gens de guerre, les salaires
des manouuriers & mercenaires, & la marchandise
qui vous est liurée & fournie par les marchands.

La deuxiesme despence à laquelle vous estes obligé,
est aux recompenses enuers ceux qui ont fait
de bons seruices, [1 mot ill.] continué en leurs charges &
offices, & les ont exercées droictement sans rapiner,
& se sont contentez d’vn profit mediocre & ordinaire :
ou bien à ceux qui font actes signalez d’vn
prompt & soudain seruice : & que l’on veut entretenir
& employer aux affaires d’importance selon
qu’elles se presenteront, à quoy ils sont iugez propres
pour l’industrie & la gentillesse de leur esprit.

Et la troisiesme despence doit estre en dons purs
& gratuits, à ceux que vous voudrez, aymer & fauoriser,
& en choses de gayeté, & plaisir, & d’vne
honneste volupté, dont les Rois sans crime peuuent

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ioüir auec mediocrité, & pour lesquelles vn Prince
ne se doit iamais endebter.

 

Voila (SIRE) la forme & l’ordre qu’il faut tenir
en vostre menage, telle que l’ont practiquée vos predecesseurs
moins riches de reuenu que vous, laquelle
est de beaucoup esloignée de la façon de faire d’aprent :
Car l’on vous fait faire tout au rebours.

Vous commencez par les dons & despenses inutiles,
qui sont immenses & infinies, auec vne telle
profusion & desbordement, que pour y fournir on
vous endebte & ypoteque estrangement. Pour le
regard des recompenses, elles marchent apres, mais
assez maigres, & souuent enuers ceux qui font les
moindres seruices, & le meritent le moins. Quant à
vos debtes, il n’y a rien de si mal ny plus à regret
payé : vous le sçauez tres-bien, & sur cela, iugez le
miserable Estat où vous estes.

Les anciens Rois de France n’essent iamais souffert,
que l’ordinaire de leur despence, & le payement de
leurs debtes, fut retardé ny mis en arriere, pour fournir
aux dons & voluptez : S’ils en auoient de reste,
ils ne failloient pas d’en faire leurs liberalitez, mais
ils donnoient mediocrement, & faisoient payer
promptement. Ainsi faisans, il est tres-certain que
cent escus qu’ils donnoient, leur profitoient plus &
obligoient d’auantage leurs sujets à recognoissance,
que ne font à present deux mil escus que vous pourriez
donner, pour les receuoir de vostre espargne,
ou iamais il n’y a d’argent pour les honnestes hommes
(comme chacun sçait) de façon que vos pauures
Officiers & sujets qui y sont assignez, de salaire, vacations,
recompenses, ou dons, employent souuent
vn an ou deux, à solliciter leur payement en vain :
De sorte que en fin ennuyez de chapperonner &
faire la court à Messieurs les Thresoriers, il faut qu’il
en donnent la moytié à telles sangsues, ou à leurs

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clercs ou commis, la pluspart gens de neant & de petit
lieu, lesquels par ce moyen s’enrichissent en peu
de temps, de ce dont vos bons seruiteurs deuroient
s’accommoder.

 

Ce n’est pas chose nouuelle (SIRE) que pour remedier
à ce desordre, les Roys de France ayent eu
de l’argent en leur cabinet & pardeuers eux, pour
promptement donner, & exercer leur liberalité, à
qui bon leur a semblé. Les histoires nous tesmoignant
que le Roy Louys onziesme, & douziesme
auoient tousiours quelque mediocre somme de deniers
en leurs priué maniement, & que la Reyne espouse
du Roy Louys douziesme, prenoit grand plaisir
en passent le temps à comter & faire des sacs de
cent escus, de deux cens, de trois cens, & cinq cens
escus, plus ou moins, qui estoient cottez par etiquettes,
lesquels le Roy donnoit de sa propre main,
tantost à vn petit personnage, tantost à vn mediocre,
tantost à vn Seigneur plus grand, par don ou recompense,
lesquels se sentoient plus honnorez, & receuoient
plus de contentement, d’estre ainsi promptement
payez, & de la main du Roy, que de la somme
qui leur estoit donnée : & partoient de deuant le Roy
auec vne telle reuerence, amour, & deuotion, qu’il
ne s’en peut excogiter de plus grande.

A ce propos se lit vne belle & facecieuse histoire
du Roy louys douziesme, lequel estant de seiour en
son Chasteau de Blois, vn iour de feste, voulut prendre
son plaisir de deux tres-vistes & legers coureurs,
desquels chacun faisoit grande estime : & fut ordonné
par le Roy vn prix, qui estoit de cent escus dans
vne bourse, pour celuy qui courroit le mieux : Ces
deux leuriers, auides à la proye, se prennent à courir
deuant le Roy & toute sa Cour, & coururent si
bien & à propos, qu’ils arriuerent ensemble au lieu
assigné : De sorte que l’on douta à qui le prix deuoit

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estre adiugé : Sur le debat de ces deux contendans,
& l’incertitude qui estoit du vainqueur, arriue en la
court du Chasteau vn courrier, qui rapporta nouuelle
d’vne victoire, ou autre heureuse expedition de
guerre à l’auentage du Roy du costé de l’Italie, laquelle
fut receuë ioyeusement, le Roy prenant grand
plaisir à cette nouuelle : Et voyant deuant luy ces
deux coureurs contestans à qui auroit le prix, quittant
son premier plaisir pour le deuxiesme, leur dit
qu’ils ne meritoient le prix ny l’vn ny l’autre, ains
que c’estoit ce courrier qui auoit le mieux couru : &
prenant la bourse & les cent escus assignez pour le
prix de la course, les luy donna deuant toute l’assistance,
& commanda outre cela qu’il fut payé de son
voyage. Acte plaisant, mais tres-prudent & digne
d’vn si grand Roy, tant aimé de ses sujets.

 

C’est ce mesme Roy qui vn iour estant pressé des
guerres estrangeres, & ne pouuant fournir à vne soudaine
despence qui se presentoit, fit assembler son
Conseil, pour sçauoir ce qui estoit à faire, a fin de
trouuer de l’argent necessaire à telle despense, priant
son Conseil d’y aduiser, & s’il estoit possible, on le
trouuast sans la foule du peuple : Ce que toutesfois
ne se pouuans faire autrement, fut arresté d’en faire
vne leuée pour vne fois, qui se pouuoit monter à cent
mil escus ou enuiron : Dont le Roy fut si marry, que
les larmes aux yeux, dit qu’il auoit tres-grand regret
que cét argent n’auoit pû estre recouuré par autre
moyen : & ie iure, dit-il, que si la necessité ne me
pressoit, ie ne le souffrirois pas, dont Dieu m’est témoina
& si ie puis, en brief ie les recompenseray.

Ce Roy, SIRE, estoit bon Prince & tres-heureux,
& viuoit en grand repos de conscience, il aimoit ses
sujets, & estoit aimé d’eux grandement : Il n’estoit
mené en ses actions & deportemens d’aucune mauuaise
passion à l’encontre de ses sujets, & les gouuernoit

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doucement & en pere, comme vous deuez faire,
SIRE. Le nom de Roy est vn nom d’amour, & les
Rois, en France principalement, ont tousiours esté
estimez comme peres, & par amour & reuerence,
respectez & honnorez comme peres, & vrais maistres
des cœurs de leurs sujets qui est vne plus grande Seigneurie,
que celle qui est seulement sur les corps &
sur les richesses : Car qui a le cœur d’vn homme à sa
deuotion, il peut faire estat de ses richesses & moyens,
& le sujet, qui auec raison & par la vertu ayme son
Prince n’espargne iamais sa vie & ses biens pour sa
deffence.

 

Homere dit que les bons Rois sont peres des peuples,
& les appelle pasteurs des peuples. Dion Chrisostomus
compare les bons Rois au bœuf, & les
mauuais au Lion : le bœuf, dit-il, est vn animal de
profit, & n’a rien sur luy : iusques à la corne de ses
pieds, qui ne soit vtile. Vn bon Roy est de mesme
vers ses sujets, & comme dit Aristote, il rapporte
toutes ses actions à l’vtilité publique : Mais le mauuais
rapporte tout à son profit, & n’a rien de bon en
luy non plus que le Lyon, lequel n’a que des dens
pour deuorer, & des griffés pour deschrirer.

Donc, pour reprendre mon premier discours, il
faut, SIRE, que vous soyez liberal, & nullement
prodigue. Et euitant prodigalite, gardez-vous d’estre
aussi auaricieux, & pour auoir des deniers à vostre
appetit & volonté, ne foulez iamais vos sujets : En ce
faisant ils vous aimeront & seruiront fidelement,
vous serez en grand repos, vous reluirez en grandeur
& prosperité, & au lieu de maledictions, vous
n’aurez que prieres & benedictions, vous n’entendrez
par les ruës & places publiques, que des acclamations
d’honneur, vous serez par ce moyen inuincible,
en terreur à vos ennemis, en plaisir & contentement
à vos amis & alliez, & serez à bon escient

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Roy de France, qui est la plus belle & digne qualité
de l’Europe, & la plus respectée des estrangers.

 

Car vostre terre est fructueuse & tres fertile, bien
enuoysinée & bornée, tres-riche & opulente pourueu
qu’elle soit bien gouuernée : bref c’est le petit
œil de la terre, iadis tant honorée de tous ses voisins,
Aduisez, ie vous prie : quel dommage sera de laisser
gaster vn si bel heritable ; & le reproche qu’on vous
donnera, de le laisser ainsi ruïner par mauuais mesnage ;
& faute de bon conseil.

Vostre liberalité & frugalité, maintiendront ce
Royaume en grandeur & opulence : vostre auarice
& prodigalité, le mettront en desolation & ruine.

Philippe Roy de Macedoine despendoit son argent
si à propos que par sa liberalité il faisoit plus
d’affaires à son profit, qu’en menant la guerre : de
sorte qu’ayant subiugué la Grece, l’on disoit que
l’or de Philippe & non pas Philippe auoit vaincu la
Grece. Le Roy Louis onziesme a fait de mesme, &
par sa liberalité a esté seruy à son souhait dehors &
dedans son Royaume. L’on dit qu’aucuns de vos
voisins pratiquent cela encores auiourd’huy, ayans
plusieurs pensionnaires pres de vous ; dont il vous
faut donner garde : & principalement de ces mauuais
Conseillers, qui vous entretiennent en perpetuelle
necessité.

Seneque en son liure de la vie heureuse dit que
l’homme sage & parfaict, ne doit pas cacher les biens
qu’il a ny les departir prodigalement, mais en vser
liberalement : dautant que par le premier on se diffame
& fait hayr, & par le dernier, on se ruïne & fait
mespriser : Mais par la liberalité on se fait infinis
amis & seruiteurs : qui demeurent obligez non seulement
pour la chose donnée, qui est la moindre
partie & la plus grossiere de la liberalité, mais principalement
pour la beneuolence & la volonté ne

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bien-faire qui est dans le cœur du liberal, laquelle
ne vient que d’amour & bien-vueillance, qui est denotée
& signifiée par la chose qui est donnée.

 

Cecy est vne philosophie inconnuë aux ignorans
flatteurs, & auaricieux, lesquels n’ont esgard sinon
à ce qu’ils voyent, & à ce qui leur est donné, & ne
remarquent autre chose, que ce qui est possedé visiblement
& font peu de cas du principal, qui est le
plus cher & precieux. Celà que nous tenons & que
nous voyons, en quoy nostre cupidité est attachée,
est caduque & perissable, & la fortune & l’iniure
nous peut tout oster : Mais le vray benefice dure toujours,
voire apres la perte de la chose donnée.

C’est ainsi, SIRE, que l’on vous fait viure, &
l’ordre que l’on tient en vos affaires : croiez asseurement
que iamais vous ne verrez le bon mesnage
logé chez vous, n’y aucun ordre en vos finances :
d’où se sont ensuiuis & ensuiueront à l’aduenir infinis
desordres aux affaires de vostre Estat. Car l’argent
est non seulement le nerf de la guerre, mais
aussi le pilotis des autres affaires d’vn estat : par le
moyen duquel on vient à bout des plus grandes choses,
& les plus fortes difficultez en sont pour la plus
part démellées. Au contraire faute de deniers, & de
les bien mesnager, elles soient retardées, & toutes
choses demeurent en arriere : de façon que quand la
necessité se presente, il n’y a iniustice qu’on ne recherche,
pour en trouuer de quelque part que ce
soit, comme l’on vous fait faire iournellement.

Donc pour vous affranchir & deliurer de cette
misere, vous deuez y pouruoir au plustost que vous
pourrez tant par les moyens cy-deuant discourus,
qu’autres meilleurs lesquels Dieu vous inspirera par
bon conseil, si vous y prestez consentement & l’en
voulez prier.

Mais il y a vn autre grand desordre qui vous presse

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d’auantage, en affaires plus serieuses & importantes
pour le bien de vostre pauure Royaume, & le salut
de vostre ame, qui est au fait de la Iustice : vne partie
prouenante de vostre part, l’autre de vos Officiers &
Conseillers : A quoy vous pouuez remedier, & faute
de le faire, vous demeurez coulpable de tout le
mal deuant Dieu, lequel y est grandement offensé,
& en receuez dés à present vn tres-grand blasme.

 

Il est tres-certain & personne ne le peut nier, que
la iustice & le bon Prince sont relatifs & inseparables :
& que deslors qu’vn Prince entre au gouuernement
de son Estat, il demeure chargé de rendre
vne bonne & sincere Iustice à ses suiets, laquelle
seule donne le nom au Royaume : de telle sorte que
le pays où iustice n’est point exercée, n’est par vn
Royaume, ains vn brigandage. Ce que dit fort bien
sainct Augustin au quatriesme liure de la Cité de
Dieu. Qu’est-ce autre chose, dit-il, des Royaumes
sans iustice, sinon de grands larcins & voleries ? Car
les voleries mesmes, que sont elles sinon de petits
Royaumes ? Et n’y a rien qui face mieux la difference
des Royaumes conquis d’auec les voleries, sinon la
iustice. C’est ce que Demetrius le Pyrate respondit
à Alexandre le Grand, lequel le reprenoit de ses larcins,
& luy demandoit quelle cause le mouuoit de
rauager & voller les passans sur lamer : Le mesme
desir, dit-il, me pousse à faire mes pillages &
conquestes, qui m’a meu & incité à guerroyer
tout le monde, pour le conquerir : mais d’autant
que ie suis vn petit compagnon, & que ie fais
mes conquestes auec vn petit equipage de vaisseaux
on m’appelle l’arron & pyrate : & toy faisant
comme moy, & volant les autres auec plus de puissance,
& vn plus grand appareil de vaisseaux, on
t’appelle Roy & Empereur. Et certainement il n’est

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rien plus vray, que les meschants & iniustes Princes
sont les plus grands larrons de la terre : les autres
meschants hommes, ne sont à leur comparaison que
les petits larrons.

 

Ie diray donc, pour conclure ce discours, ce que
disoit Epicure, que la liberalité est vne tres-belle
vertu, veu qu’outre infinis beaux effets qu’elle cause,
elle a cela de propre, que celuy qui l’exerce, est
remply de ioye & consolation, & vit en grand repos
& asseurance entre infinis amis, qui est le plus
grand tresor qu’vn Prince puisse auoir.

FIN.

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Anonyme [1652], L’OFFICIER DE CE TEMPS DE LA MAISON ROYALE, Voyageant par la France pendant le temps present ; qui apprend les miseres & desordres qui se sont commis & commettent dans les Prouinces, Seigneuries & Terres du Royaume, causes d’icelles ; Dont il auroit escrit vne Tres humble Remonstrance faite au Roy, luy declarant les moyens d’y pouruoir à la gloire de Dieu, & le repos de son Estat, sur les mauuais conseils à luy donnez par ses plus proches. , françaisRéférence RIM : M0_2585. Cote locale : B_3_25.