Anonyme [1649], L’ENFER REVOLTÉ, SVR L’ESTRANGE DESORDRE qui y est arriué depuis peu, par les Tyrans & les Fauoris des premieres Siecles. OV PAR VNE MERVEILLEVSE application, toute l’Histoire du temps present se trouue parfaitement bien representée. , françaisRéférence RIM : M0_1218. Cote locale : C_7_67.
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L’ENFER REVOLTÉ,
SVR
L’ESTRANGE DESORDRE qui y est arriué depuis peu, par les
Tyrans & les Fauoris des premiers
Siecles.

OV PAR VNE MERVEILLEVSE
application, toute l’Histoire du Temps present,
se trouue parfaitement bien representée.

IE me trouuay si confus, de voir ce bloquement
inopiné de la ville de Paris, inuestie
par l’Armée du Roy, au commencement
de ces derniers troubles, que la
seule crainte que i’auois de mourir de
faim, parmy vn nombre infiny de ses Habitans, me fit
aller chez vn de mes amis, afin de resoudre auec luy des
moyens que nous aurions à suiure, pour ne pas viure
plus longuement dans vne misere si publique. Et certes
ie fus si heureux en mon dessein, qu’à la premiere proposition
que ie luy eu faite de sortir, & de prendre la
campagne, il se trouua de mon aduis, auec vne ioye incroyable.
Nous passames toute la iournée à nous diuertir,
& mesmes à preparer nostre équipage, qui n’estoit

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pas à vray dire de grande importance. Mais le lendemain
nostre malheur fut si grand, que nous fûmes arrestez par
ceux qui gardoient la porte sainct Iacques. Ce qui fut
cause que ie m’informay d’vne procedure qui sembloit
estre en quelque façon tres-esloignée des forces de la
Iustice. Lors pour toute response on nous dit que Messieurs
de la Ville leurs auoient deffendu de laisser sortir
personne, sans ordre. A mesme temps nous fúmes chez
eux pour obtenir de la ciuilité des vns ce que nous ne
pouuions pas auoir de la courtoisie des autres. Ha, que
les esprits raisonnables sont rares dans le Siecle ou nous
sommes ! Tout nostre soin & toute nostre peine furent
inutiles. L’on ne faisoit pas seulement semblant de nous
oüir, & moins encore de nous satisfaire. Ils veulent que
tout le monde patissent de la faute de quelques particuliers,
& que chacun participe à leurs disgraces. On auoit
beau leur dire que nos affaires estoient ailleurs, & que
nous ne pouuions pas subsister dans vn lieu où nous n’auions
chose quelconque pour viure. Nostre Rhetorique
estoit bien esloignée de l’Art de persuader, & nous ne
sçeumes iamais faire fléchir ces ames de bronze à pas vne
de toutes les supplications qui leur furent faites. Ce qui
nous obligea de retourner bien humblement au lieu d’où
nous estions partis, en réuant tousiours à nostre disgrace.
Trois iours apres nous fûmes auertis que Messieurs les
Generaux alloient faire vne reueuë generale de toute la
Caualerie qu’on auoit leuée, de sorte que nous ne manquâme
pas à nous seruir de l’occasion, & de sortir pesle-mesle
auec eux, comme si nous eussions esté de la partie.
Iamais personne ne fut plus content que nous, de nous
voir en liberté d’aller où nous desirions estre auec des impatiences
extrémes. Vingt-quatre heures apres nous nous
trouuâmes dans vne maison prés de Fontaine-belle-eau,
que mon amy auoit achetée depuis six mois, veritablemẽt
pourueuë de tout ce qu’vne humeur solitaire sçauroit desirer
au monde. De sorte qu’apres auoir demeuré là quelque
six semaines, me trouuant surpris plus que iamais de
ma melãcholie ordinaire, ie me couchay auec vne réuerie

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qui n’en eut iamais de semblable. Enfin ne pouuant trouuer
le repos que ie souhaitois, ie me leue pour me donner
estant debout, ce qu’il m’estoit impossible d’auoir dans
vn lict, où tout autre que moy auroit rencontré des satisfactions
nompareilles. La nuict se trouua si belle, que ses
appas me conuierent de m’aller diuertir au clair de la
Lune, dans vn Parc, où il y auoit des allées à perte de
veuë. Ainsi me voyant charmé des beautez du lieu, &
des graces de cét admirable flambeau celeste, ie me laissay
conduire insensiblement dans l’espaisseur d’vn bois, où
le murmure d’vn ruisseau qui passoit tout à trauers, sembloit
faire vn concert inimitable ; Ie fus si rauy de sa
melodie, que ie ne sçeus iamais m’empescher de m’asseoir
auprés d’vn tas de gasons, que l’Art & la Nature sembloient
auoir mis là tout exprés pour me fauoriser de
leurs graces. Neantmoins sollicité d’vn extréme desir
d’aller plus auant, ie me vis en moins d’vn quart d’heure
dans vn lieu où il ne fait pas moins clair qu’il en fait en
plein midy, aux plus beaux iours de l’année. C’est vn
endroict ou le silence & la douceur de l’air forment vn
Paradis terrestre.

 

 


En effect c’est vn lieu, qui n’est pas loin de nous,
Où le plaisir est grand, & le climat fort doux,
Où iamais le Soleil, ne cesse de nous luire,
Où le froid & le chaud ne nous oseroit nuire,
Où toute la campagne est couuerte de fleurs,
Où l’on passe ses tours, sans regrets & sans pleurs,
Où les sources des eaux poussent iusques aux nuës,
Où se void mille effects des causes inconnuës,
Où diuers oisillons concertent nuict & iour,
Où le Dieu des Amours a basty son seiour,
Où l’esprit & les ans sont tousiours sans outrage,
Et où l’obiet des sens fait les traits du visage.

 

D’vn costé vous y voyez plusieurs courans d’vn certain
cristal liquide, qui cajollent en fuyans, auec le grauier &
les petits cailloux qui les veulent diuertir de leur course.
De l’autre costé vous y entendez les agreables complimens
qu’vn amoureux Zephire fait à toutes les feüilles

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des arbres : Et par tout vous y trouuez vn nombre infiny
de petits oyseaux qui entonnent continuellement mille
diuers Cantiques d’amour & de ioye. Neantmoins comme
l’homme est d’vne nature à ne se pouuoir iamais bien
satisfaire, & que la volupté sensuelle a tousiours son desir
porté au changement, aussi bien que le Dieu que Lucian
a mis en sa Fable, il me prit enuie d’aller plus loin, pour
voir si ie trouuerois quelque chose de plus rauissant ou
de plus sortable à ma melancholie. Mais à mesme instant,
par quelque espece de fatalité que mon esprit ne sçauroit
comprendre, ie me trouuay tellement assoupy, que ie fus
contraint de me coucher sur vn beau tapis esmaillé de
fleurs, que la terre auoit tissu de ses propres mains, afin de
reposer mon humanité, quelque resistance que ie pûs
faire contre ce nocturne Dieu de Cimmerie. Si bien que
cét ordinaire enchanteur de mes ennuis, ne m’eust pas
plustost fermé les yeux, que contre l’ordre de la Nature,
il me fit voir deux chemins qui naissoient d’vn mesme
endroict, & qui se separoient insensiblement l’vn de l’autre,
comme s’ils eussent eu quelque inimitié, & cõme s’ils
eussent eu dessein de ne se reuoir iamais plus ensemble.
L’vn estoit si desert, si raboteux, & si plein d’espines, qu’à
peine pouuoit-on passer sans courre risque d’y mourir de
faim, & sans courir risque d’y souffrir le martyre. Et l’autre
estoit si battu & si plein de monde, que cela n’est pas
croyable. De sorte qu’à l’imitation des autres, ie passay
plus outre ; mais à peine eus-je fait autant de chemin qu’il
y en a depuis le Palais Cardinal iusques à la Greue, que
ie me vis dans vn lieu, où il s’esleua vn desordre si espouuentable,
que tout le monde croyoit estre perdu. Iamais
homme du monde ne fut plus estonné que moy, de se
trouuer en telle nopce. Et certes ie le fus bien encore
dauantage quand i’ouys dire que nous estions en Enfer,
parmy les plus abominables esprits de la Nature. Ie n’eus
pas si tost ouy prononcer ma sentence que i’entends redoubler
ce tintamarre plus fort qu’auparauant ; si bien
que les plus anciens habitans de ce miserable Empire
confessoient qu’ils n’auoient iamais rien veu de sẽblable.

 

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En vn mot tout l’Estat de ces noires colines,
Sembloit alors crouler sous ses propres ruines ;
Et ces estres peruers, l’aschement estonnez,
Ne sçauent plus s’ils sont, ou Demons ou damnez.
Vne confusion de coups, de cris, & d’armes,
Redouble leur desordre, augmente leurs alarmes ;
Si bien que ce grand Dieu, qui commande aux Enfers,
Croyoit estre accablé de flames & de fers.
Mais r’appellant bien tost l’excez de son courage,
Il va droit où le bruit fait son plus grand rauage :
Et comme il s’auançoit il apperçoit venir,
Vu fantosme poussé d’vn sanglant souuenir,
Noblement afulé de trois belles Couronnes,
Suiuy d’Ombres, d’Esprits, & de plusieurs personnes,
Dont le port insolent, superbe, & orgueilleux,
Sembloit brauer le sort des iours plus perilleux.

 

 


Lucifer assisté de l’infernale bande,
Obserue son maintien, l’approche & luy demande,
Auec vn sentiment outré de passion,
Quel est son nom, sa race, & sa condition ?

 

 


Ie suis (dit-il) celuy qui d’vn bras indomptable,
Rendit son los fameux & son sort redoutable :
Ie suis ce grand Cesar dont les effets sont tels,
Qu’ils ont placé son nom au rang des immortels ;
En fin ie suis l’obiet qui d’vn cœur inuincible,
Conquist tout l’Vniuers, fit mesme l’impossible :
Et qui dans le desordre où ton peuple s’est mis,
S’est ietté promptement sur ses deux ennemis ;
Tantost donnant sur Brute, & puis tantost sur Casse,
Ie taschois à punir leur criminelle audace ;
Ie taschois de punir l’horrible assassinat,
Commis en ma personne & fait en plein Senat,
Sous pretexte de rendre apres ce faict tragique,
La liberté des gens & commune & publique,
Encore que la fin de leur noire action,
Ne fut que pour couurir leur propre passion :
Encore que la fin de leur maudite vie,
Ne fut que d’assouuir leur criminelle enuie ;

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Encore que la fin de ceux que i’escoutois,
Ne fut que pour monter sur le Throsne on i’estoit.
Ces maudits Alectons, ces restes de Cabire,
N’haïssoient l’Empereur que pour auoir l’Empire,
Et regnant apres moy, ils firent plus de mal,
Que n’en fit le Tyran, en crimes plus fatal.
Et puis tournant les yeux sur ces deux homicides,
Auez vous (leur dit-il) osté tous les Subsides ?
Apres vostre attentat, dites en verité,
Regnastes vous tous deux, auec plus d’equité ?
Vous peut-on regarder auec idolatrie,
Pour peres du pays, pour Dieux de la patrie ?
Respondez hardiment, l’Empire des Romains,
Estoit-il mieux en vous qu’entre mes propres mains ;
Quoy, doit-on preferer, vn traitre insupportable,
A ce digne Cesar, à ce cœur indomptable ?
Quoy celuy qui porta la terreur en tous lieux,
Sera-t’il moins chery des hommes & des Dieux ?
Celuy qui subiugua tout l’estre qui respire,
Sera-t’il moins sçauant à regir vn Empire ?
Ha, miserable Rome ! est-ce ta liberté,
Que d’estre sous des Chefs, sans cœur, sans probité ?
Les loix d’vn Souuerain sont bien plus legitimes
Que celles des Tyrans chargez de mille crimes,
Le nombre est ennemy d’vne saincte Vnion,
Châque esprit s’abandonne à son opinion,
Et chaque sentiment poussé de son caprice,
Trouue mille raisons à se rendre propice.
Il n’est qu’vn Souuerain pour faire viure en paix,
Les subiets plus chetifs auec les plus hupez.
Rome auroit bien mieux fait de conseruer vn Prince,
Qui tenoit l’Vniuers sousmis à sa Prouince,
Que de se declarer pour de certains mortels,
Qui destruirent l’Estat, le peuple & ses Autels.

 

 


Alors Brutus surpris d’vn si sanglant reproche,
Les yeux tous enflamez secoüant la caboche,
Regardant de trauers tous ceux qui le suiunoit,
Leur chante en blasphemant tout ce qu’il en sçauoit.

 

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O Senateurs ! (dit-il) esprits tous noirs de crimes,
De desirs déreglez, de vœux illegitimes,
N’estes vous pas touchez, d’vn regret plein d’effroy,
D’ouyr qu’on parle à vous, en ne parlant qu’à moy ?
Ne respondrez vous pas aux cris de vostre Alcide,
Puisque vous estes seuls Autheurs du parricide ?
Quoy donc souffrirez vous qu’on condamne vn effet,
Que mon bras à commis, & que vous auez fait ?
Parlez, respondez luy, cette mine confuse,
En parlant sans parler, vous tance & vous accuse.
C’est vous qui sans respect, & sans nul fondement,
Vous vouliez emparer de son commandement :
Et mesme qui vouliez porter chasque Prouince,
A sortir du respect qu’elle doit à son Prince.
Vous vous authorisez auec tant de credit,
Que le crime est mortel, lors qu’on vous contredit.
Parlez donc, Senateurs, Esprits de perfidie,
A quoy tendoit l’effet de cette Tragedie.
Respondez à Cesar, & songez faux amis,
A sortir du bourbier où vostre esprit m’a mis.

 

A des mots si hardis, l’vn des plus anciens Senateurs,
se leua tout couuert de feux & de flammes, &
parlant à Cesar auec vne voix grandement effroyable :
Dis moy, as tu raison de te plaindre de nous, puisque
le Senat n’a iamais rien fait qu’a ton imitation, & qui
n’ayt esté premierement authorisé de tes exemples ?
Ne fusse pas par ton ordre que Ptolomée Roy d’Egypte,
tua miserablement le grand Pompée, dans vne
Barque, en presence de sa femme, comme il se retiroit
en Egypte ? Quel crime auons nous commis, dans vne
action, où l’on n’a fait que te rendre le reciproque ?
Nestoit-il pas iuste qu’on te traitast de la mesme sorte
que tu auois traicté les autres ? Outre la qualité de fidelles
subjets de la Republique, n’estions nous pas
obligez (comme estans ses tuteurs) à luy procurer les
moyens de r’entrer dans les Estats, que tu luy auois
vsurpez, à quel pris que ce fust, pour n’estre pas
complices de ta tyrannie ? N’est-ce pas vne extraordinaire

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obligation que tu nous as, de t’auoir acquité enuers
Pompée, de la vie que tu luy auois ostée, par
l’entremise de tes complices ? Achilles, qui fut vn des
homicides de ce genereux guerrier, n’estoit qu’vn brigand :
mais toy tu as eu la gloire d’auoir esté genereusement
poignardé de la propre main des plus illustres
assassins de la terre : & puis en te donnant la mort, n’auons
nous pas redonné la vie à tout le monde ?

 

Ils eussent amplifié ce beau dialogue par des raisons
& par des figures tres conuenables au sujet, si le Dieu des
Enfers ne leur eut commandé de se taire. Cesar fut conduit
apres dans la chambre des Tyrans presomptueux.
Brutus & Cassius furent menez en celle des factieux les
plus funestes. Et Messieurs les Senateurs, furent trainez
en celles des Ministres infidelles. Ainsi chacun eut son
département proportionné à sa condition & à son merite.

Apres cela on ouyt encore d’vn autre costé vn grand
nombre de personnnes qui quereloient ensembles. Les
vns disoient plusieurs iniures en frapant deux ou trois
coups, & les autres donnoient mille coups en pronõçant
quantité de blasphemes. Iamais personne ne fut plus liberal
que ces insignes Conquerans à se rendre la pareille.
L’Enfer ruisseloit de sang de tous costez, & le carnage
estoit si grand parmy ses ames de bronze, qu’on ne vid
iamais rien de si funeste. Le nombre des morts couuroit
toute la surfasse du lieu, & la terre sembloit couler sous
la pesanteur de leur charge. Monsieur le Diable auoit
beau leur imposer silence, ils ne cõnoissoient ny Lucifer,
ny Proserpine. Mais qui s’estonneroit de cela ne sontce
pas des personnes qui peuuent faire tout ce qui leur
plaist, & qui ne releuẽt de qui que ce puisse estre ? Le Prince
& l’Empire ne sont-ce pas deux choses inseparables au
sens de la plus part des Theologiens du Siecle ? La nature
peut elle souffrir vn plus grãd maistre que les Roys
en quelque lieu du monde qu’ils se trouuent ? De sorte
que le Prince des tenebres fut contraint de faire tendre
les chaines par tout, & de faire prendre les Armes a tout
son Peuple. Et nonobstant leurs charges & leurs dignitez,

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il ne saissa pas de les contraindre à capituler & à se
rendre. Si le charbonnier fut maistre en sa maison, ie
m’asseure bien que le Monarque de tous les plus grands
Souuerains de l’Vniuers, le peut bien estre à la sienne.
Neantmoins ce ne fut pas sans tesmoigner l’extreme
ressentiment qu’ils auoient de voir qu’on retardoit l’execution
de leur haine & de leur vengeance. Vous pouuez
penser si des persones comme cela pouuoient troubler
les affaires d’vn Estat ; puis qu’il y auoit des Empereurs,
des Roys, des grands Seigneurs, plusieurs sortes
de Princes & de Souuerains, des Ministres d’Estat, &
des Fauoris, & grande quantité de Generaux d’Armée.
Le premier qui prit la parolle fut vn nommé Clitus,
l’vn des principaux mignons d’Alexandre, tant pource
qu’il estoit fils de la mere nourrice de ce grand Potentat,
que pource qu’il luy auoit sauué la vie dans vne occasion
bien sanglante. Tais toy, dit alors ce genereux Prince
qui estoit à costé de luy, & qui l’auoit fait ce qu’il
pouuoit estre. Ne sçais tu pas que ie dois parler deuant
toy, que ie suis le fils de Iupiter, Seigneur de toute la
terre habitable, la terreur de tous les Peuples de l’Vniuers,
qui à l’âge de vingt & vn an, apres auoir asseuré
mon Empire & subiuguè toute la Grece, ie passay en
Asie, & que i’assu jettis auec vne vitesse incroyable, les
Lydiens, les Cypriots, les Hircaniens, les Lybiens, les
Physidiens, les Egyptiens, les Phenitiens, les Patthes, les
Illyriens, les Thraces, les Paphlagoniens, les Damasceniens,
les Iuifs, les Sydoniens, les Armeniens, les Babyloniens,
les Medes, les Perses, les Bactriens, les Scytes,
& plusieurs autres Peuples : que iay vaineu Datius
Roy de Perse, & que ie luy ay deffait plus d’vn million
& cinq cens mille combatans en trois diuerses batailles ;
que i’ay subiugué quinze Nations, & pris cinq mille
villes dans les Indes, & que i’ay surmonté Porus Roy
tres puissant, & d’vne grandeur demesurée. Il alloit encore
enfiler vne Illiade de tiltres, de qualitez & de faits
heroïques, à l’imitation des Espagnols, si l’vn des Huissiers
du grand Seigneur, qui l’auoit fait son esclaue, ne

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luy eust imposé silence, & commandé à Clitus de continuer
le discours qu’il auoit enuie de faire.

 

Grand Prince, dit Clitus à Lucifer, ie suis le premier
des Fauoris de cét insigne Empereur, qui vient de vous
faire vn tres-ample recit de son extraction, de ses dignitez,
& de ses conquestes. Mais quoy qu’il commandast
à toute la terre habitable, il n’eut iamais l’esprit de sçauoir
bien commander à toutes ses passions, afin de les sousmettre
à son obeïssance. Tuãt & perdant ses amis, il estoit
obligé de pleurer souuent son malheur & son crime. Celuy
qui auoit deffait tant de Roys, se laissoit surmonter à
la colere ou à la tristesse ; tous ses crimes naissoient de
son ignorance ; & il ne faut pas s’estonner si parmy tant
de vertus, il a tant de vices, puis que negligeant ce qu’il
deuoit prendre peine de sçauoir, il s’estoit plustost mis en
peine de conduire des armées que sa personne. Il a tousjours
eu plus d’ambition de se rendre le Souuerain de
l’Vniuers, que le maistre de ses passions déreglées. La
cruauté, qui est vn vice tres horrible en la personne de
qui que ce puisse estre, le rendit non seulement temeraire,
mais encore odieux à tous les peuples. Sa presomption
estoit cause qu’il ne vouloit pas receuoir les bons
conseils, que ses fidelles seruiteurs luy donnoient, en façon
quelconque. Neantmoins la passion que i’auois conceuë
pour son bien & pour sa gloire, faisoient pourtant
que ie luy disois souuent ses veritez auec beaucoup de
franchise. Ce n’estoit pourtant pas l’opinion qu’il auoit
tousiours euë de moy : car il croyoit que ie deusse augmenter
le grand nombre des flatteurs qu’il auoit tousiours
pres de sa personne : mais i’auois le cœur trop bon,
& l’ame trop genereuse, pour me vouloir rendre complice
de tous ses crimes. L’amitié qu’il m’auoit tousiours
tesmoignée, faisoit que ie me donnois liberté de luy parler
franchement, & que i’essayois auec quelque espece de
douceur, de moderer la plus grande partie de ses saillies.
Vn iour entre autres, luy entendant rabaisser les proüesses
des Macedoniens, en vn banquet qu’il faisoit à ses
amis ; & en suite luy voyant mespriser les glorieux exploits

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de Philippe de Macedoine son pere, qui estoit ce
me semble, ternir l’éclat & la generosité d’vn Prince qui
luy auoit donné l’estre, & qui auoit apporté tant de soin
à son education ; ie luy voulus remonstrer son ingratitude,
& pareillement aussi le desabuser de cette Diuinité
imaginaire, dont ses adulateurs le pipoient. Luy meude
colere, & surpris de vin, se leua de table, & me donna
d’vne iaueline tout à trauers du corps, me couchant
tout roide mort sur la place. Voyez apres cela, de grace,
si ce n’est pas bien recompenser les seruices que ie luy ay
rendus, de me traitter auec vne tyrannie, qui n’en cut iamais
de pareille. Du depuis l’ayant rencontré icy, ie luy
ay demandé, si son pere Iupiter ne l’auoit pas sceu empescher
de descendre aux Enfers, s’il croyoit tousiours
estre le fils du plus grand des Dieux, & si en ligne directe
il deuoit estre l’vnique heritier de la foudre & du trosne
celeste ? Voila la raison pour laquelle nous estions venus
aux mains auec tant de violence. De quelle barbarie
n’vsa-t’il pas enuers Parmenion, Philoras son fils, tous
deux ses mignons, d’Aminte sa cousine, de sa belle mere,
& de son propre frere ? Ces actions furent si horribles,
que ie n’y pense iamais sans fremir de crainte. Que
ne fit t’il pas encore à Callisthenes Philosophe Olynthien,
son amy tres-familier, & son condisciple sous Aristote ?
Ce digne homme s’estant vn iour genereusement
opposé à l’adoration qu’on luy faisoit, selon la coustume
des Perses, nostre Tyran l’accusa d’auoir conspiré contre
luy, & pour le punir d’vn crime, où il n’auoit iamais pensé
de sa vie, il luy fit couper les membres, & defigurer le
visage ; & puis en cét estat ; il le fit mettre dans vne cage
auec vn chien, où il demeura iusques à ce que Lysimaque
meu de compassion, luy donna du poison, pour le
deliurer de sa misere. Et ce mesme Lysimaque son fauory,
l’vn de ses successeurs à l’Empire, ne le fit-il pas exposer
à vn Lyon, pour auoir seulement eu compassion de ce
pauure malheureux que nous venons de dire. O’digne
Seigneur des ames plus criminelles, ne rendrez-vous
pas iustement à chacun ce qui luy appartient, selon la

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grandeur de ses merites ! Vous voyez bien qu’il ne faut
estre que fauory d’vn Tyran, pour se rendre le plus abominable
de tous les hommes.

 

Loüé soit l’esprit qui vous a sceu conduire en ces basses
fosses, dit Monsieur le Diable : tu scais donc bien
maintenant ce que les Tyrans sçauent pratiquer pour se
satisfaire. Où sont les Fauoris qu’ils ont éleuez au plus
haut faiste des honneurs & des dignitez, qu’ils n’ayent
apres cela pris plaisir de faire choir, au plus profond abysme
de leurs disgraces. Ils leurs laissent quelques fois succer
tout le sang de leurs subjets, afin de les exprimer
apres pour en tirer toute la substance. S’est-il iamais veu
Fauory, qui n’ait absolument abusé des graces de son
Maïstre ? Que ne fit pas Catilina, contre vne Republique
qui l’auoit éleué dans des charges, & dans des honneurs
incroyables ? Ingrat à tant de faueurs qu’il en auoit
receuës, n’extermina-t’il pas tout le Senat ? Ne dissipa-t’il
pas tous les tresors publics, & ne renuersa-t’il pas tous
les affaires ? Que ne fit pas Cinna contre Cesar, à qui
mesme ce Prince auoit sauué la vie ? Vn nombre infiny
de ces sangsuës publiques, n’ont-elles pas fait succomber
les Royaumes plus florissans, & les Monarchies les
mieux establies ? Le moyen d’assouuir vne ambition qui
ne sçauroit iamais estre assouuie ? Le desir d’acquerir des
biens & de l’honneur, est vne passion si extreme & si violente,
qu’il n’est point d’ame si bien reglée, qui luy puisse
resister, & qu’elle ne rende aussi peu raisonnable que fidele.
Ces vautours, ces harpies insatiables, ces desolateurs
des Empires, & ces perturbateurs du repos public,
se nourrissent ils depuis le commencement des siecles,
que de la desolation des Estats, & du sang du
peuple ?

Comme il acheuoit ces dernieres paroles, on entend
vne grande & lamentable confusion de voix qui venoit
d’vn autre costé. A mesme temps on vid paroistre vn venerable
Vieillard, aussi sec & aussi basané, que la mort
Sainct Innocent, lequel s’approchant de Lucifer, luy dit ;
Ie suis ce grand & cet Illustre tant renommé Seneque

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Philosophe Stoïcien, autrement nommé Lucius Anneus,
fils d’vn Gentilhomme de la ville de Cordoüe en Espagne,
doüé d’vne prodigieuse memoire. Estant encore
fort ieune, ie fus mené à Rome, du temps de l’Empereur
Auguste, là où ie fus en grand credit par mon eloquence :
mais du depuis soupçonné d’adultere auec Iulia fille
de Germanicus, que l’on estime estre Agripine mere de
Neron, ie fus enuoyé en exil. En suitte ie fus r’appellé par
les menées de cette Agripine, & fait Gouuerneur & Fauory
de son fils, qui me donna iusqu’à sept millions cinq
cens mille escus, en reconnoissance des bons seruices,
que i’auois rendus, & à l’vn, & à l’autre. Neantmoins, ny
les biens qu’il m’auoit faits, pour auoir de moy vne flatteuse
approbation de ses cruautez, & de ses tyrannies, ny
les rigueurs qu’il exerçoit continuellement à l’endroit
des esprits plus innocens, & des ames moins criminelles,
ne me sceurent iamais destourner de l’exhorter tousiours
à la vertu, & de le reprendre bien aigrement lors qu’il se
portoit à des actions indignes d’vn si grand Prince. A
quoy i’estois obligé, autant pour satisfaire à ma propre
conscience, qu’aux graces que i’en auois receuës : & plus
il s’adonnoit aux lubricitez, & aux homicides, plus ie
m’opiniastrois à luy representer le tort qu’il faisoit à son
honneur & à son bien, à son salut, & à sa gloire. En fin,
nonobstant les incroyables soins que ie me donnois pour
le contraindre à suiure la vertu, pour laquelle il sembloit
auoir des aduersions tres-prodigieuses ; ce Prince ne
laissa pas de faire mourit sa femme Octauia, quoy que ce
fust vne Dame tres-verrueuse, d’oster la vie à sa propre
mere, d’exterminer tous les gens de bien, de faire mettre
le feu par toute la ville de Rome, d’exciter vne furieuse
persecution contre les Chrestiens, de faire fendre vn
ieune enfant nommé Sporus, pour en iouïr comme d’vne
femme, & de priuer du iour son neueu Lucain ; parce
qu’il estoit meilleur Poete que luy, & parce qu’il ne vouloit
pas flatter ses crimes. Et pour me payer apres cela
de la mesme monnoye qu’il payoit les autres, il m’ordonna
de choisir tel genre de mort que ie voudrois, afin

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de me donner-en y resvant long-temps mille morts
pour vne : si bien que ie fus contraint de me mettre dans,
va bain, & de me faire ouurir les veines pour venir icy
auec plus de douceur, & pour vous demander la permission
de faire informer contre ce Prince.

 

A cette permission d’informer, Neron s’auance, & auec
vne mine affreuse ; Est-il necessaire, dit-t’il, que les Fauoris,
& les premiers Ministres d’Estat fassent vanité d’estre
plus sçauans, plus expers, & plus entendus que le Prince
qu’ils seruent ? Ne faut-il pas qu’ils soient doüez d’vn
grand respect, en faueur de celuy qui les peut esleuer, &
qui les peut destruire ? Car de les traitter auec vn esprit
de superbe, pour estre plus eloquent & plus entendu que
luy, c’est faire vn crime irremiscible, & meriter d’estre
puny comme d’vn attentat fait à leur honneur, & à
leur gloire.

Lors que tu me rendois tes seruices auec crainte de me
déplaire, ie les receuois pareillement aussi auec beaucoup
d’amour, & auec beaucoup de modestie ; & tout au
contraire, quand tu as voulu faire voir à tout le monde,
que tu estois plus iudicieux & plus spirituel que moy,
i’ay voulu faire voir de mesme, que i’aimois mille fois
mieux estre puny eternellement, que de voir vn fauory
prez de moy, qui se voulust honorer de mon mespris, &
se glorifier de ma honte. Et tournant visage du costé de
cette Royalle & Imperieuse compagnie qui le suiuoit, il
leur dit ; Illustres Souuerains, Diuinitez mortelles, Genereux
independans de tout l’estre creé, auez-vous iamais
voulu souffrir qu’vn de vos fauoris soit deuenu si
presomptueux, que de s’estimer plus que vous, sans le
chastier de sa prodigieuse insolence. Non, non, cela ne
fut, ny ne sera iamais en façon quelconque.

Ie suis bien aise, dit alors Seianus, de n’estre aucunement
taché de pas vn de tous ses crimes : quoy que ie fusse
mille fois plus entendu aux affaires d’Estat, que ce
mal heureux successeur d’Auguste, ie sceus si amoureusement
gagner l’esprit de ce Prince, que de sa propre &
franche volonté, il me fist non seulement compagnon de

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son Empire, eriger des statuës, ausquelles il auoit concedé
des priuileges sacrez : mais encore il se dépoüilla de
toute son authorité en ma faueur, afin de me donner
moyen de faire tout ce que ie voudrois à ma fantaisie.
Mon nom estoit l’acclamation de tout le peuple Romain,
ma felicité, la ioye des grands & des petits, & toutes les
Nations faisoient des vœux & des prieres communes en
faueur de ma personne. Tibere mesme ne remplissoit
toutes les lettres qu’il escriuoit au Senat, que de mes merites,
& que des grands seruices que ie rendois, & que
i’auois rendus à l’Empire. Et il sembloit, qu’il n’eust limité
la gloire de l’Estat, qu’à la durée de ma vie. I’estois
Empereur de Rome, & Tibere ne l’estoit que de Caprées.
Nos noms estoient en mesme ligne, & dans les inscriptions,
& dans les patentes. Nos Chaires & nos Effigies
estoient placées en mesme rangs, & dans les temples, &
sur les theatres. Enfin i’estois le Dieu de toutes ses passions,
& de tous les affaires de la Monarchie. Mais lors
que ie croyois estre parfaitement bien estably au plus
haut faiste de la fortune, Tibere me fist prendre & m’abandonna
à la fureur du peuple mutiné contre moy, de
ce que ie m’estois rendu si puissant aupres de luy. Enfin
chacun faisoit gloire d’emporter quelque piece de ma
chair, comme si elle eust esté necessaire à leur salut, ou
comme si elle eust eu la vertu de faire des miracles. Ce
qui me fasche le plus, c’est que leur cruauté se porta à
faire mourir mes enfans d’vne mort tres ignominieuse.
Ie ne sçay si les Dieux se vouloient alors vanger du mespris
que i’auois fait de leur prouidence, en faisant mourir
les vns & bannir les autres, afin de me porter, malgré
la volonté de mes destinées, au faiste des grandeurs où
ie me suis veu monté, & dont la fortune m’a voulu precipiter
auec infamie. Il est vray que ie fus necessairement
contraint de me seruir de la malice des vns, & de la
mauuaise foy des autres, pour arriuer, & pour me maintenir
au supreme degré de l’honneur, & de la condition
où ma pesonne se voyoit esleuée ; de sorte que par vne
conduite qui n’en a point de pareille, ie m’accommodois

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aux differentes humeurs de ceux dont ie me seruois,
proportionnant les emplois aux diuerses inclinations de
leur ame. I’vsois de l’esperance des vns, pour entreprendre
les choses les plus difficiles & les plus glorieuses : i’vsois
de la cholere des autres, pour me vanger de mes ennemis.
i’vsois de la hardiesse des grands, pour executer les
entreprises les plus dangereuses : & ie mesnageois la prudence
des plus iudicieux, pour les employer dans les
occasions, où la valeur n’est pas si necessaire que la
conduite. Neantmoins, tel que i’estois, si Tibere a
exercé quelque espece de tyrannie sur tout son peuple,
ie vous asseure bien que ce n’a pas iamais esté, ny de
mon consentement, ny mesme de pas vne de mes defferences.
Au contraire, lors que ie l’ay voulu quelquesfois
choquer dans ses iniustes desseins, pour me
punir de la liberté que ie prenois, il m’en a fait ressentir
des effects, qui sembloient estre incroyables. S’il n’auoit
esté naturellement cruel, qui l’auroit excité à me tyranniser
de la sorte ? Ie n’auois garde de le porter à me rendre
vn si mauuais office, à moins que de me declarer ennemy
mortel de moy-mesme : mais c’est que les Tyrans
sont si funestes à ceux qui les seruent, qu’ils se déchargent
ordinairement de tous les crimes qu’ils font sur leur
propre personne. De sorte que quand ils voyent que le
peuple n’est plus en estat de souffrir la violence auec laquelle
ils le tyrannisent, ou ils nous sacrifient librement
à la mort pour les appaiser, ou ils nous exposent à la fureur
de cette multitude enragée, pour destourner l’orage,
qui deuoit iustement choir sur leur personne. Ainsi
nous portons ordinairement la peine d’vne faute, où nous
n’auons nullement consenty, & dont ils se sont malicieument
rendus coulpables. N’est ce pas vne marque de
leur foiblesse que de ne nous pas maintenir dans le choix
qu’ils en ont fait ? Et n’est-ce pas encore vne marque infaillible
de leur perfide attentat, que faire nostre malheur,
& que de se ranger du party de nos aduersaires ?

 

A mesme temps Plantian Fauory de Seuere, comme
estant tres interessé en vne cause de pareille nature, sçauance

-- 19 --

pour se plaindre du mauuais traittement qu’il
auoit receu d’vn Prince si cruel, si vindicatif, & sanguinaire
que le sien : Il me fist ietter, dit-il, par vne fenestre,
afin d’estre le funeste spectacle de tout le peuple.

 

Mais, comme ce miserable infortuné vouloit continuer
à se plaindre, on vid venir vn certain Belifaire fauory
de Iustinian, lequel s’estoit rendu redoutable aux plus
grands de la terre, qui s’auance en murmurant, pour demander
audience, & pour plaider sa cause luy-mesme
contre la tyrannie des Princes.

Il y a bien, dit-il, plus d’infamie entre vous autres,
Messieurs les lasches Potentats de la terre, d’estre les
bourreaux de ceux que vous auez iugez dignes de vous
soulager en la grandeur de vos affaires, qui vous sçauent
genereusement appuyez de leur conseil, & de leur
courage, contre tout ce qui se pourroit opposer à la felicité
de vostre Regne, qui sont d’autres vous-mesmes,
sans l’aide desquels vous demeurerez accablez sous la pesanteur
de vos charges, que vous auez esleuez dans les
honneurs, & dans les fortunes, & que mille raisons d’Estat
attachent si fort à vostre personne, que la necessité
de vos abominables maximes ne sçauroit destruire qu’en
vous destruisant vous-mesme, que non pas en nous autres
fauoris, d’vser de precaution contre les abominables
effets de vostre cruauté, & de vostre inconstance. Se peut-il
voir vne perfidie plus grande, que celle de Iustinian,
iadis Empereur de Constantinople, lequel apres que ie
luy eus surmonté les Perses en Orient, les Goths en Italie,
les Vvandales en Affrique, & les Huns en Thrace,
pris Gilimer Roy de Cartage, battu Vitiges Roy des
Goths, & chassé Totilla de Rome, me fit arracher les
yeux, & me reduit à mandier mon pain au coin des ruës,
sur vn faux doute qu’il eut de ma fidelité, à cause des
grandes prosperitez, qui accompagnoient toutes mes
entreprises. Et ce Belisaire, qui portoit autresfois la terreur
dans toutes les prouinces estrangeres, fut reduit à
des necessitez, qui n’en eurent iamais de pareilles, par
la foiblesse du plus ingrat de tous les Princes de la terre.

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Il n’eut pas si tost acheué sa plainte, qu’on vit venir
Ampronisius fauory d’Adrian, ennemy mortel des
Chrestiens, Rufus fauory de Domitian, le plus impie de
tous les Souuerains ; Cincinat fauory de Britilius Empereur ;
Pyrene fauory de Commodus, Prince tres-infame ;
Faustus fauory de Pyrrhus Roy des Epirotes, & plusieurs
autres, dont le denombrement seroit trop long à
faire ; qui tous ensemble commencerent à crier iustice,
iustice, Illustre Prince des tenebres. Lucifer tout surpris
de ce nouueau desordre, tourne visage du costé de
cette multitude, en leur disant ; Que le plus entendu en
vos affaires parle seul, & me fasse entendre le subjet de
vostre disgrace. Mais comme l’vn d’eux voulut commencer
de plaider leur cause, les Souuerains qui les suiuoient
de bien prez, sur l’aduis qu’on leur auoit donné de la
surprise qu’on leur vouloit faire, se ietterent sur eux
pour les traitter selon leur merite. Et certes le desordre
eust esté fort grand, si Lucifer ne leur eust imposé silence,
& commandé par mesme moyen, de remettre leur
cause à la premiere audiance. Ainsi chacun eut ordre de
se retirer en son appartement, & comme ils s’en alloient
on entendit vn grand nombre de gemissemens effroyables,
qui se plaignoient de la tyrannie des Princes. Cette
confusion de regrets, ne fut pas si tost appaisée, qu’on
oüyt d’vn autre costé, comme vne espece de voix celeste
qui leur disoit ; Pourquoy souffrez vous que les meschans
oppriment les gens de bien ; pourquoy refusez-vous
de rendre la Iustice aux vns & aux autres. Admirez
vn peu de quels Ministres Dieu se sert pour vanger les outrages
que vous faites, ou à ses subjets, ou à sa personne.
Les vermisseaux, les mouches, & les poux, sont les
redoutables executeurs de son eternelle Iustice.

A peine eut-elle acheué ces dernieres paroles, qu’on
fut encore en peine de sçauoir d’où venoit vn autre grand
bruit, qui estourdissoit toute la compagnie. Et comme
on eut marché vn peu plus auant, on vid que c’estoit vne
troupe de Tyrans & de Legislateurs qui se battoient ensemble.
Tout beau, tout beau, dit alors Monsieur le

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Diable, est-ce là le respect que vous deuez porter au Prince
des tenebres. Aussi-tost l’orage fut appaisé, & l’vn de
ces combattans commença à dire : Nous auons raison de
vouloir estre les Maistres. A mesme temps on vid paroistre
Heliogabale, fils bastard de Caracalla, que les
Soldats Pretoriens furent contraints de despecer par
morceaux, & de ietter dans le Tybre, âgé seulement
de dix huict ans, à cause de sa lubricité, & de la profusion
de ses richesses. Busiris, Tyran d’Egypte, qui sous
pretexte de receuoir des estrangers dans sa maison, les
sacrifioit à Iupiter. Andronic Empereur de Constantinople,
que le peuple fut contraint de demembrer, pour
auoir vsurpé l’Empire sur Alexis son cousin, qu’il fit
cruellement mourir. Alcetes Roy des Epirotes, qu’Arymbe
son pere fut contraint de chasser du Royaume, à
cause de ses estranges cruautez. Phalaris Tyran des Agrigentins,
que le peuple fit rotir, pour auoir fait mettre
Perille dans vn taureau d’airain. Caratalla, qui tua son
frere pour paruenir à l’Empire, & qui fit mourir tous ses
amis auec des cruautez incroyables. Commodus, qui
passoit les iours & les nuicts auec des concubiens & des
garçons, qui fit tuer & violer ses sœurs, & plusieurs
Citoyens de Rome. Domitian, qui fit enseuelir Titus
son Frere tout vif, qui se fit exiger des Statuës d’or
pour se faire adorer comme Dieu, qui persecuta les
Chrestiens, qui s’adonna à toute sorte de lubricitez, &
qui fit mourir les plus nobles. Diocletian, qui se faisoit
adorer par ses subjets. Baltazar Roy de Babylone, qui
prophana les vaisseaux sacrez auec ses concubines, &
qui vid escrite sa condamnation contre la muraille ; &
plusieurs autres dont le denombrement seroit trop long
à faire. Lucifer voyant vne si noble & si Royale compagnie,
se mettoit en estat de les satisfaire, lors qu’il vid venir
à luy vn venerable vieillard, suiuy de plusieurs autres,
qui commença à luy parler de la sorte : Ie suis Solon, dit
le vieillard, & ceux qui me suiuent sont les sept Sages de
Grece, si renommez par toute la terré habitable. Celuy là

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s’appelle Anaxarque, Philosophe Abderitain, Sectateur
de Democrite, que Nicocreon Roy de Cypre, fit broyer
dans vn mortier auec des maillets de fer. Celuy qui suit
apres, c’est Aristote, Prince de la Secte Peripatetique :
& quoy quil soit petit, bossu, begue, & tout contrefait,
il ne laisse pas d’estre vn des plus forts esprits du Siecle.
L’autre c’est Socrate, que quoy que difforme & mal propre,
fut iugé estre le plus sage de tout tant que nous sommes,
par l’Oracle d’Apollon, bien qu’il eut vn Demon
familier & deux femmes, & qu’il fut accusé d’Atheisme.
Le suiuant c’est Platon, surnommé le Diuin, à cause de
l’excellence de son esprit, à qui les Mages sacrifioient,
comme à vne Diuinité immortelle. Et cette multitude
qui suit sont des hommes de nostre profession, qui ont
excellé comme nous, en l’art d’instruire les Sujets à viure
sous l’obeïssance du Souuerain, & tous les peuples de l’Vniuers
dans vne equitable iustice. Nous auons enseigné
aux Princes les moyens qu’ils deuoient tenir pour se faire
obeïr, pour se faire aymer, & pour se faire craindre. Nous
leurs auons apris de quelle sorte ils doiuẽt administrer la
iustice, recompenser les seruices, estimer les sçauans, banir
les adulateurs, auoir des gens de bien pour Magistrats,
punir le vice, & finalemẽt tout ce qu’ils doiuent faire pour
s’immortaliser iusques à la fin des Siecles. Et nonobstant
tout cela, voyez de grace, de quelle sorte il nous traitent.
O malheureux Princes ! dit-il, en se tournant du costé
qu’ils estoient, n’ay-ie pas annulé toutes les Loix de Dracon
mon predecesseur, parce qu’elles estoient trop seueres ?
N’ay-ie pas decreté contre les médisans, les oysifs,
la rigueur des testaments, les diuers exces des femmes,
& contre la generation des bastards, pour mettre l’ordre
dans la Republique ? N’ay-ie pas estably le Conseil d’Estat
des Areopagites, afin de faire rendre vne equitable
iustice à toutes sortes de personnes ? Est-ce à cause que ie
me suis opposé à la tyrannie de Pisistrate ? ou bien à cause
que i’estois dissolu & lascif à outrance ? Hé ! que vous
estes bien esloignez de la vertu de Numa Pompilius

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deuxiesme Roy des Romains, lequel prist grand soin
d’instituer quantité de Loix, & de fonder l’ordre des Vestales.
Et moins encore de celle de Nerua, tres-homme
de bien : car il r’appela d’exil tous les Chrestiens que Domitian
son predecesseur auoit chassez de l’Empire. Et si
Traian n’eut pas fait tout son possible pour les destruire,
il auroit pû passer pour vn des plus vertueux Princes de
la terre.

 

A ce discours Auguste deuxiesme Empereur des Romains,
se sentant vn peu coulpable des cruautez qu’il a
auoit exercées auec Anthoine & Lepidus, ses compagnons
Triumuirs, pour paruenir à l’Empire, accompagné
de Neron, le plus cruel & le plus infame de tous les
hommes ! De Tarquin le superbe, ainsi surnommé à cause
de l’insolence de ses deportemẽs : Dt Sardanapale dernier
Roy des Assyriens : De Denys Tyran de Syracuse, &
de plusieurs autres de semblable nature, cõmença de crier
tout haut : Tu as bien menty, infame Philosophe, esloigné
d’auoir rendu vn bon seruice aux Princes, au contraire
vous vous vantez d’estre ces Dieux Consentes, sans
lesquels les Roys ne peuuent rien faire, dans le gouuernement
de leurs peuples. Vous dites que vous estes
l’Azile & les Genies tutelaires de toutes les Monarchies ;
la lumiere des bonnes mœurs, & les Maistres de
l’equité : les motifs des prouinces, & les seuls dispensateurs
de la Iustice : Vous dites que nous ne sommes pas
Seigneurs, mais seulement Princes : que nous deuenons
Tyrans pour peu que nous forcions la volonté de nos
Sujets : & en vn mot, que nous ne sommes pas plus dispensez
de la Loy que le reste des hommes, & que les Sujets
cessent d’estre Sujets, quand le Prince abuse de sa
puissance. Ce qui à causé tousiours de grands desordres
dans les Estats, depuis le commencement des siecles : &
c’est ce qui causera d’eternelles reuolutions parmy nous
tant qu’il y aura des Souuerains dans le monde. Conbien
de parricides à ton veus dans l’Vniuers, fondez sur
les preceptes que vous auez donnez aux hommes ; sans

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considerer l’infamie de laquelle vous auez noircy la plus
noble de toutes les Renommées ?

 

Comment mon Prince (dit Iulien l’Apostat, en regardant
Lucifer) est il possible que ces petits vermisseaux
se veüillent mesler de prescrire des Loix a ceux qui les
ont faits ce qu’ils sont, & qui les peuuent destruire quand
il leur en prendra fantaisie. Ne sçauent ils pas bien qu’ils
ne se doiuent iamais ioüer auec nous qu’en tremblant,
& sans courre risque de se perdre. Quoy, souffrirez vous
vne insolence d’vne nature si insuportable ? où sont vos
feux & vos flames pour reduire en cendre vne engeance
fi criminelle.

Que pourroit-on inuenter de plus odieux, ny de plus
estrange, contre l’honneur de toutes les puissances terrestres ?
Deuez-vous souffrir, genereux Monarque de l’infernale
bande, vne race si outrageuse à la grandeur mondaine,
sans leur faire Iustice ? Leur est-il permis de blasphemer
contre des puissances, qu’ils sont obligez de reuerer
en qualité de Diuinitez mortelles ? Et puis en se
tournant du costé de ces malheureux Politiques, auec
vn visage tout refroigné & des yeux enfoncez iusques au
derriere du crane : Quoy, Messieurs les imposteurs, ne
sçauez-vous pas que la Souueraineté doit regner absolument
par toute la terre habitable ? & que les subjets n’ont
autre liberté, que celle de choisir, ou la mort, ou l’obeïssance ?
Que nous sommes Lieutenans d’vne Puissance
tres-infinie ? Oüy, il n’y a point de Monarque qui ne se
puisse vanter d’estre l’image d’vn obiet, à qui tout l’estre
creé doit vne reuerence eternelle.

Si Dieu est le Maistre des Roys, les Roys sont les Maistres
des peuples. Si Dieu est le Seigneur absolu de tout
l’Vniuers, les Roys sont les Seigneurs absolus de tout ce
qui respire l’air, dans l’estenduë de leur Empire. Si Dieu
est vn Monarque independant, les Roys sont des Souuerains,
qui ne releuent que de cette authorité independante ;
& aprés cela vous irez publier hautement, qu’vn
Prince, qui n’a pas plus de soin de ses Sujets que de sa

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personne, est vn Tyran, ou du moins vn barbare. Race
maudite, escriuez nuict & iour tant qu’il vous plaira :
mais ne vous ingerez iamais de mettre la Loy au dessus
des Princes. Iugez des affaires du monde tant que vous
voudrez : mais ne iugez iamais des actions des Souuerains,
ny des volontez des Maistres de la terre. Engeance
criminelle, comment pourrions-nous estre absolus, &
nous sousmettre aux volontez d’vn nombre infiny de libertins
Hypocondriaques ? Seroit-ce auoir vne puissance
supréme, que d’auoir les mains liées, & ne se pouuoir
pas vanger de pas vne de nos offenses ? Demeurez donc
maintenant dans vn perpetuel silence, & laissez parler vn
Orateur, qui nous enseigne vne façon de gouuerner,
beaucoup plus fauorable que la vostre : Auancez-vous,
Photinus, & vous faites entendre. Là dessus il parut vn
certain impudent de mauuaise mine, qui sembloit n’estre
propre qu’à persuader les plus abominables sentimens
des hommes, lequel ouurant sa gueule infecte de
maudites pensées, il commença de haranguer ces discours,
auec vne mine effroyable.

 

Plusieurs grands Princes comme vous, Nobles Potentats
de la Terre, se sont bien mal trouuez, d’auoir esté
trop Religieux en l’obseruance de la Iustice. Les scrupules
qu’ils ont fait de violer la Loy, les a souuent empeschez
d’estendre les limites de leur Empire. Il n’est point
de Prince qui ne conspire contre soy-mesme, s’il a l’equité
en si grande circonspection, & s’il ne va quelquesfois
contre les loix ciuiles & honnestes. C’est par cette
trop grande & trop conscienteuse façon de faire, qu’ils
ramenent le plus souuent leur mal-heur, & qu’ils destruisent
la grandeur de leur Empire. Au contraire, la liberté
de mal faire, & la licence des delits, appuye &
maintient le Regne : & quand il y auroit de l’impieté en
toutes leurs actions, ne sçauent ils pas bien qu’ils ne releuent
de personne ? N’estes-vous pas au dessus des Loix,
puis que c’est de par vous qu’elles se font, & puis que
c’est de par vous qu’elles sont obseruées ? Il n’est rien que

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l’homme ne doiue faite pour regner, & pour se faire craindre.
Callipus Athenien, & disciple de Platon, ne poignarda-t’il
pas Dion son intime amy, Prince tres-vertueux
& liberateur de son pays, pour se mettre la coutonne
de Sicile sur la teste ? Crescentius Romain ne força-t’il
pas le Pape Iean X VI. de quitter la ville, & n’vsurpa-t’il
pas la puissance Consulaire & Tribunaire, pour satisfaire
à la passion qu’il auoit d’arriuer à quelque grandeur plus
supréme que la sienne ? Que ne fit pas Hierosme fils de
Hieron, deuant que de se ranger du party d’Annibal contre
les Romains, pour regner hautement sur tous les peuples
de Sicile ? Hipparchus fils de Pisistrate, ne prenoit-t’il
pas plaisir de tyranniser les Atheniens, afin de les rendre
plus soupples à son obeïssance ? Leutychides homme
Lacedemonien, ne chassa-t’il pas Demaratus du Royaume
de Sparte, pour se mettre la Couronne sur la teste ?
Periander fils de Cypsele, de la race des Heraclides, &
l’vn des sept Sages de Grece, ne fut-t’il pas Tyran de Corinthe,
ville capitale de l’Acaïe ? Quelles cruautez est-ce
que Perses pere d’Heeate, n’exerça pas en la Taurique,
pour se rendre plus redoutable à tout son peuple ? Procope
ne se reuolta-t’il pas contre l’Empereur Valens, pour
se rendre maistre de toute la Phrygie ? Pyrene n’vsurpa-t’il
pas la Phocide, pour auoir l’honneur de regner dans le
monde ? Tryphon, l’vn des Capitaines d’Alexandre Roy
de Syrie, apres s’estre emparé du Royaume sur Anthiocus
fils de son Maistre, n’atira-t’il pas Ionathas Capitaine
des Iuifs dans Prolemaide, pour se saisir, comme il fit, &
ne tua-t’il pas apres Ionathas, ses deux fils, & Anthiocus
qu’il tenoit en sa garde, pour regner seul dans la dignité
qu’il auoit vsurpée ? Enfin il se void vn nombre si grand
des Souuerains de cette nature, que c’est presque vne
chose incroyable. La science Royale, qu’on appelle raison
d’Estat, consiste à sçauoir regner à quelque prix que
ce soit par dessus le reste des hommes. Et la prudence politique,
qui ne se trouue que dans vne vigoureuse force
d’esprit, & dans vne experience consommée au maniment

-- 27 --

des affaires publiques, se doit exercer dans les changemens
& les reuolutions de la loy & du droit commun,
pour s’éleuer & se maintenir, dans les dignitez les plus
eminentes. Le Prince pour bien regner doit auoir deux
cœurs & deux langues. La dissimulation & la cruauté
sont des vertus, sans lesquelles le Souuerain ne se sçauroit
faire valoir comme il faut dans le monde. La necessité
de s’agrandir est vne rude & violente conseillere à l’esprit
des ambitieux & des insatiables. Il faut ordinairement
quitter l’equité, pour l’iniustice. Les Roys ne doiuent
consulter en cela, que leur passion, quelque déreglée
qu’elle puisse estre. Tout ce qui sert à bien regner,
sert à bien conseiller celuy qui regne. Depuis qu’vn Prince
ne cherche pas les moyens d’empieter sur le bien d’autruy,
il semble se rendre indigne de la vie. Il n’y en a point
qui ne fasse vanité de blesser sa conscience, pour accroistre
ses Estats, & pour illustrer sa couronne. Vn Souuerain
ne doit iamais penser qu’à l’estenduë de ses frontieres,
ny qu’à borner son Empire ne son espée. Plus il est
grand, & plus il doit tascher de l’estre.

 

Comme ces destables paroles s’acheuoient, l’on vid
venir Domitian douziesme Empereur des Romains, entouré
de statuës d’or, d’impietez, & d’idolatreries, qui
trainoit apres soy le pauure Suetone Tranquile, Secretaire
de l’Empereur Adrian, lequel a escrit la vie des douze
premiers Souuerains qui ont tenu l’Empire. Comment
disoit-t’il, entre tous les Escriuains de la terre, il n’y en a
pas vn de plus dangereux ny de plus pire, que celuy qui
tasche de ternir la gloire & l’honneur des morts, selon sa
prodigieuse caprice. Ces abominables esprits ne sçauroient
iamais laisser les Souuerains en repos durant leur
vie, & moins encore apres leur mort. Ils les font reuiure
dans leur histoire, pour les tourmenter encore plus pendant
qu’ils ne sont pas, que lors qu’ils estoient dans le
monde. Ils veulent que les siecles sçachent de leur outrageuse
façon d’escrire, ce que la Nature auois pris so[2 lettres ill.]
d’enseuelir, sous les ruines de celuy qu’vne inexorable

-- 28 --

Atropos, auoit tiré de la memoire des hommes ; veu
qu’ils luy donnent vn estre tout nouueau, pour le noircir
de crimes, comme a fait cet abominable Chroniqueur
en mon endroit, lors qu’il dit que ie mis mon frere Titus
au cercueil encore tout respirant, aussi bien que Nicephore.
Qu’estant paruenu à l’Empire, ie fis vne belle
monstre de toutes mes vertus, auec des dépenses extraordinaires,
en presens, en ieux, & en spectacles. Mais
qu’à la fin ie deuins si impie, que ie voulus que le Senat
me fist eriger des Statuës d’or, & qu’on me reuerast comme
vne personne Diuine. Que ie fis mourir les hommes
plus Nobles & plus Illustres de la Monarchie. Que
ie chassay tous les Philosohes & tous les Mathematiciens
de tonte l’Italie. Que ie confisquay le bien d’vn chacun
par crimes supposez. Que ie m’addonnay à toutes sortes
de lubricitez, & que ie persecutay les Iuifs & les Chrestiens,
auec des cruautez inoüyes.

 

Mais, ie vous prie, en quoy est-ce qu’vn Prince peut
mieux employer ses thresors, qu’à faire des edifices
Royaux, & qu’à recompenser ceux qui l’ont bien seruy
dans ses affaires ? Il essaya, dit-il encore, pour se releuer
des dépenses qu’il faisoit à mettre des imposts & des subfides
prodigieux sur tout son peuple ; il confisquoit &
pilloit le bien des viuans & des morts, sur des fausses accusations
qu’il leur faisoit faire pour s’acquerir des thresors
auec iniustice.

Est-ce là comme il faut parler d’vn Prince à qui l’en
doit toute sorte de respect, & qui peut faire ce que bon
luy semble dans l’estenduë de sa Monarchie ? N’est-ce pas
là vne impudente effronterie, de parler des Roys, comme
s’il parloit du plus criminel de tous ceux qui sont parmy
la lie du peuple ?

A vostre aduis, Messieurs les Diables, dois ie souffrir
des iniures qui me sont tout à fait insupportables ? Que
puis-ie mais des fautes & des peculats de ceux que i’ay
establis pour exercer la Iustice par toutes les prouinces ?
Ie m’estonne que ceux qui ont succedé à la Couronne

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apres moy leur ayent permis d’escrire des choses si scandaleuses
à leurs Souuerains, & si honteuses à la memoire de
ceux qui n’ont rien fait que d’illustre.

 

Il n’eut pas si tost acheué de proferer ces paroles, que ce
Noble Historien respondit ; As-tu droit de me repliquer,
si ie t’accuse d’auoir escrit dans vne lettre qui contenoit
vn certain mandement, que tu estois le Seigneur & le
Dieu de ceux à qui tu faisois tes dépesches. Si tu l’estois
de ceux là, tu n’entendois pas moins l’estre de tous les
Peuples. Diagoras & Theodorus eurent-ils iamais des
sentimens plus abominables, ny plus outrageux aux puissances
qui ont donné l’estre à toutes choses ? La terre qui
te soustenoit, n’estoit-elle pas aussi criminelle que toy, de
te rendre vn si bon office ?

Le feu qui te brusle maintenant, sans te purger de I’offense
que tu as commise, s’employeroit peut-estre en faueur
de quelque autre victime, si elle t’eust englouty dans
ses entrailles. Enfin si i’ay dit la verité, suis-ie digne de
quelque reproche ? Comment ay-ie parlé d’Auguste, de
Iules Cesar, & de l’Illustre Trajan, à qui Plutarque a donné
de si beaux preceptes ? Qu’est-ce qu’ils ont iamais fait
de grand & de signalé, qui ne soit pas contenu dans mes
escrits, & que ie n’aye pas publié comme il faut à toute la
terre habitable ? Mais pour toy, & pour tes semblables, qui
n’estes que des pestes couronnées, iray-ie blasphemer
contre la verité, & vous attribuer des vertus, que vous
n’auez iamais euës ? Quelle faute ay-ie commise, de vous
remettre deuant les yeux des tyrannies qui font horreur à
toute la Nature ? La complaisance est si commune auprés
des Princes, qu’il y a des Historiens qui aiment mieux
adherer à leur vanité, qu’à leur propre honneur, ny qu’à
leur propre gloire : mais ie ne suis pas du nombre de ceux
à qui la lascheté fait dire des choses contre leur malheureuse
conscience. Ie sçay bien qu’il n’y a rien de si rare ny
de si dangereux dans la Cour des Roys, que de dire les
choses comme elles sont, ou comme elles doiuent estre.
Vn Archeuesque de France disoit vn iour à la Reyne Merie,

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Marie de Medicis, durant l’Assemblée des Estats Generaux
à Paris : Qu’il y auoit quelque cinquante ans que
la verité n’auoit passé par la porte de son Cabinet. Et vn
autre Euesque, quelque temps apres preschant au Louure,
disoit au feu Roy Louys XIII. qu’elle n’entroit dans
les Maisons des Roys qu’à la desrobée. Le Prince est tres-estroittement
obligé à vn fidelle seruiteur, qui la luy dit
auec vne hardiesse bien respectueuse. Et pour estre bien
seruy, il deuroit ordonner des honneurs & des recompenses
affectées aux veritez qu’on luy diroit en choses
douteuses & importantes, dont la retenuë est preiudiciable,
ou à sa gloire, ou à son Peuple ?

 

Alors Luc fer commence à se fascher tout à bon Quoy,
dit-il, ie croy que les desordres ne finiront iamais icy bas
parmy nous, & qu’on a dessein de former quelque querelle
d’Allemand, pour auoir quelque pretexte d’enuahir
mes Estats, & pour me chasser de mon Empire ? Ie iure par
mes Tenebres, par l’obscurité de ma Couronne, & par le
Fleuue Styx, serment inuiolable aux Diuinitez les plus
puissantes, que le premier Diable, ou que le premier damné
qui enfraindra les defenses que ie fais presentement,
devenir plus troubler la felicité de mon Regne, sera condamné,
& mis de plus, dit le conte, dans les plus horribles
peines que l’Eternite puisse preparer aux hommes. Apés
cela il fit vn prodigieux coup de tonnerre, que l’effroy
m’éueilla en sursaut, & ie me trouuay au lieu où ie vous ay
desia dit, que ie m’estois endormy, auec vne ioye incroyable.

FIN.

Chez PIERRE VARIQVET, ruë Sainct Iean
de Latran.

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Anonyme [1649], L’ENFER REVOLTÉ, SVR L’ESTRANGE DESORDRE qui y est arriué depuis peu, par les Tyrans & les Fauoris des premieres Siecles. OV PAR VNE MERVEILLEVSE application, toute l’Histoire du temps present se trouue parfaitement bien representée. , françaisRéférence RIM : M0_1218. Cote locale : C_7_67.