Anonyme [1652], L’ALLIANCE DES ARMES ET DES LETTRES DE MONSEIGNEVR LE PRINCE. Auec son Panegyrique, presenté à son Altesse Royale. , françaisRéférence RIM : M0_60. Cote locale : B_7_18.
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L’ALLIANCE
DES ARMES
ET
DES LETTRES
DE MONSEIGNEVR
LE PRINCE.

Auec son Panegyrique, presenté
à son Altesse Royale.

A PARIS,

M. DC. LII.

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L’ALLIANCE DES ARMES ET DES
Lettres de Monseigneur le Prince.

Auec son Panegyrique, presenté à son Altesse Royale.

MONSEIGNEVR,

Le plus sage des Philosophes a fort bien
dit, que la plus courte voye pour paruenir
à la Gloire, est de nous rendre tels que nous voulons estre
estimez. Cette vertu eminente qui met vostre Altesse à vn si
haut degré de reputation par tout le monde, nous confirme
cette verité par les grandes actions qu’elle a produites, qui
nous apprennent que vous ne cherchez pas tant la possession
de la Gloire, que les iustes tiltres de la meriter : comme en effet
vous en possedez bien peu, selon la grandeur de vostre
merite, mesme au iugement des plus beaux Esprits.

Pardonnez moy, Monseigneur, si ie dis qu’en voulant acquerir
de la Gloire, elle vous a esté presque rauie par les mesmes
moyens qui la deuoient fermement establir : puisque la
honte des ennemis, & le respect des François la suppriment
par leur silence : quoy qu’il semble que lors qu’il s’agit de
loüer les hommes de haute vertu, nous soyons animez à bien
dire, & que la grandeur du suiet doit éleuer nos pensées &
nos paroles également.

C’est pour cela, Monseigneur, qu’il s’est trouué des Escriuains
assez hardis pour descrire vos exploits genereux ; &
dans le recit qu’ils en ont projetté, ils ont trouué tant de suiets

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de loüanges, qu’ils seroient capables de faire naistre dans
les esprits plus mediocres des conceptions dignes de leur
hautesse.

 

Ie serois, Monseigneur, iugé presomptueux & temeraire,
si ie voulois retoucher vne matiere si dignement traittée, sçachant
qu’il est impossible (quelque capacité que l’on ait acquise)
de bien reüssir en vn si haut dessein sans auoir esté tesmoin
de tant de grãdes actions, ou du moins sans estre pourueu
d’instructions veritables, ausquelles l’enuie, ny l’ignorance
n’ayent pû rien oster. N’ignorant pas aussi qu’vne expression
commune fait tort au merite des beaux exploits, qui
pourroient conseruer leur éclat entier & parfait, si les esprits
communs n’entreprenoient de les representer à la posterité ;
ou plûtost d’effacer en les representant le lustre, & la Gloire
qui leur est deuë.

Ie ne parleray donc pas, Monseigneur, de vos faits glorieux,
puis que le respect & l’impuissance me ferment la bouche,
& qu’il n’appartient qu’aux Appelles de tirer au vif les
Alexandres. Ie me contenteray de rechercher la source, d’où
Vostre Altesse puise les moyens de cette sage conduite, qui
vnit en vn mesme suiet deux qualitez si differentes, la Prudence
& la Valeur : conduite à laquelle la France doit vostre
conseruation, puis qu’elle vous a garanty des perils inéuitables
qui auoient conspiré auec vostre courage, de luy rauir
ce qui luy est si precieux.

Apres vne si longue & soigneuse recherche, ie ne voy point,
Monseigneur, d’autre cause de cette meure prudence qui accompagne
toutes vos actions, que l’alliance parfaite des Armes
& des Lettres ; que Vostre Altesse a faie en vn aage, où
les hommes sont fort peu capables de celle-cy, & presqu’inutiles
pour les autres.

Cette belle alliance sera donc, Monseigneur, le suiet de ce
discours, que i’espere que vous aurez agreable (quoy qu’indigne
de vous estre offert) puis que tous ces grands Heros
que vous faites gloire d’imiter, n’ont iamais témoigné d’auersion
contre les plus grossieres plumes qui s’employoient à
tracer leurs loüanges.

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La Renommée qui est le plus puissant aiguillon pour exciter
les grands courages au mespris de la mort ; en publiant
par toute la terre cet illustre alliance à laquelle vous auez
dõné l’estre : publie aussi qu’il ny a point de bouche ny de plume
capable de la mettre au prix qu’elle merite. Et les Muses
qui se seruent de la voix de la Renommée pour apprendre
aux peuples plus eloignez les miracles de vos exploits, n’ont
point de honte d’auoüer que vous auez epuisé la source des
Arts & des sciences, dont elles abreuuoient leurs Nourriçons.

De tous ces illustres exploits, de tous ces penibles trauaux,
de toutes ces entreprises fameuses, par lesquelles vostre courage,
Monseigneur, s’est signalé par toutes les Prouinces de
l’Europe, vous ne pretendez autre recompense que la gloire
de les auoir faites : Et certes la Gloire est l’vnique obiet des
ames genereuses, c’est le Nort où l’Ayman de leurs affections
se tourne tousiours ; c’est le Nectar qui nourrit & rassasie leur
ambition : le centre où toutes leurs esperances se vont rendre.

Il faudroit, Monseigneur, que comme la Nature a ramassé
toutes ses forces, & mesmes s’est surmontée pour vous donner
l’estre, elle fist vn effort plus grand que son pouuoir pour
esclorre vn nouueau genre d’Eloquence, proportionné aux
merueilles de vos actions glorieuses. Ce que nous n’oserions
esperer, si ce n’est qu’elle employe des siecles entiers pour
produire vn tel chef d’œuure ; ou bien que celuy qui vous a
doüé de si rares qualitez, fasse reuiure quelqu’vn de ces excellens
Genies de l’Antiquité pour estre le Heraut de vos vertus.

Cela estant, Monseigneur, ozeray-je entreprendre ce que
toutes les forces de la Nature ne sçauroient faire qu’auec
tant de peine ? Ozeray-je grauer d’vn burin si rude vos illustres
vertus sur l’airin de l’Eternité ? Ozeray-je publier d’vne
voix si mediocre, ce qui ne peut estre dignement exprimé
par la voix des hommes.

Toutesfois, Monseigneur, puis que le vouloir & l’essay
aux choses grandes est glorieux & loüable : la grandeur du
suiet, ny la connoissance de ma foiblesse ne m’osteront point
le dessein de consacrer ma plume à la memoire de vostre

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Nom. Vostre bonté excusera, ou plustost autorisera ma temerité,
& ie me flatte de cette esperance que le puissant Genie
qui vous anime, & qui vous a inspiré tant de genereux
desseins & de mouuemens vertueux pour vous eleuer au plus
haut estage de la Gloire, m’inspirera aussi des conceptions &
des paroles dignes d’vne si belle entreprise.

 

Mais puis que vos perfections brillent assez par leur propre
éclat, & qu’elles doiuent seruir d’ornement à l’Histoire,
elles veulent vn recit tout simple & sans ornement : Et comme
les discours plus imparfaits ne sçauroient obscurcir leur
lustre, aussi tout le fard & l’artifice des plus riches plumes ne
sçauroient rien adjoûter à leur beauté, ny à l’admiration
qu’elles ont fait naistre en l’esprit des hommes.

Le grand Alexandre ayant eu la curiosité de voir le tombeau
d’Achille assis sur le sommet de Siége, estima ce Prince
tres-heureux d’auoir eu vn Homere pour chantre de ses
loüanges.

C’a esté vne disgrace commune à la pluspart de ceux qui
se sont rendus illustres par leurs grandes actions, d’auoir manqué
d’Escriuains capables de les publier à la posterité ; ce qui
fait qu’il nous reste fort peu de connoissance des gestes des
Assyriens, des Chaldéens, des Medes, des Indiens, des Scythes,
des Sarmates, des Goths, des Danois, des Espagnols,
des Gaulois, des Allemans, & des autres nations, qui ont
produit des Heros égaux aux Hercules, aux Achilles, aux
Hectors, aux Alexandres, aux Themistocles, aux Hannibals,
aux Scipions, aux Cesars, & à plusieurs autres, que les plumes
éloquentes des Grecs & des Romains ont eleué au plus
haut poinct de la Gloire : au lieu que les exploits des Clouis,
des Charlemagnes, des Othons, des Godefroys, des Scanderbecs,
des Tamerlans, des Solimans, des Hunniades, des
Bayards, des Gonsalues, & d’vne infinité d’autres grands
Conquerans, sont presque demeurez enseuelis auec leurs
cendres, pour n’auoir trouué des plumes assez doctes & releuées,
pour les garentir de l’effort de cét inique Demon qui
engloutit la memoire des plus belles actions.

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Mais il ne faut pas craindre que le souuenir de vos faits
glorieux, Monseigneur, qui ont estendu si loin des bornes
de cet Empire, & qui honorent nostre siecle, & nostre nation
s’éuanoüisse dans les tenebres de l’oubly : puisque la France
produit tous les iours des esprits si rares & si polis, qui se
tiendront trop heureux si vous agréez qu’ils consacrent leurs
plumes à l’immortalité de vostre Nom. Et quand la mort, on
quelqu’autre accident nous auroit rauy ces doctes Escriuains,
ne doutez pas, Monseigneur, que les Estrangers qui ont veu
& admiré tant de fois les prodiges de vostre courage, ne les
descriuent en caracteres d’or au Temple de l’Eternité.

Et si les François & les Estrangers manquoient à s’acquiter
de ce deuoir, les peuples graueroient vos exploits sur les rochers,
ou sur l’escorce des arbres ; ou bien ils feroient des
Poëmes en vostre honneur, pour les enseigner à leurs enfans,
& les exciter à la vertu par vostre exemple : comme faisoient
les anciens Goths, les Thraces, & les Norveges, pour conseruer
la memoire des hommes valeureux.

Or puis qu’il n’appartient, Monseigneur, qu’aux grands
Princes comme vous, de porter la vertu à vn si haut poinct,
qu’ils ne doiuent craindre ny l’oubly, ny les atteintes de la
mauuaise fortune, i’espere que le peu de lignes que i’ay tracées
pour vostre Gloire, seront aussi à couuert de l’enuie &
de l’oubly, à l’ombre de vos vertus ; si ie peux assez dignement
faire voir l’alliance des Armes & des Lettres, qui se
trouuent si parfaitement vnies en Vostre Altesse.

Nous en auons des preuues, Monseigneur, que l’on ne
peut contredire. Vous auez deliuré la France de la crainte
d’vn puissant Ennemy qui la menaçoit, par cette memorable
bataille qui a esté comme les premices de vostre valeur.
Vous auez donné des bornes à vn peuple puissant & redoutable
à toute l’Europe, qui n’en auoit point d’autres que celles
de son ambition. Vous auez repoussé au delà du Rhin la
plus fiere de routes les nations qui estimoit toute sa puissance
inferieure à la sienne : & engloutissant d’esperance les Royaumes
& les Empires, a veu en vn moment éuanouïr ses projets

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orgueilleux par la soudaine prise d’vn de ses bouleuards ?

 

Celle qui trouuoit le monde trop estroit pour ses entreprises,
apres autant de déroutes que de combats, a esté contrainte
de se retirer aux lieux bien esloignez de ceux qu’elle
auoit enuahis sur nos Alliez. En vn mot celle qui depuis plusieurs
siecles abayoit apres la conqueste de tout l’Vniuers,
n’a pû eschaper les premiers essais d’vn ieune Mars, ny garentir
ses forts & citadelles de l’effort de ses premieres armes.

Combien pensez vous, Monseigneur, que la France reconnoist
vous estre estroittement obligée ? Aussi vous a t’elle
desia témoigné son obligation par cette allegresse publique,
qui a parû par tout par ces acclamations & retentissemens
du tres-auguste nom d’Anguyen ; que l’on oyoit en la
bouche de tous les peuples, lors que la Renommée publioit
ses victoires.

I’auoüe, Monseigneur, que ie fus viuement touché du recit
de ces heureux commencemens, & à mesure que la Gloire
de vos exploits accrût, i’accrus aussi d’affection au seruice
de Vostre Altesse ; & deslors ie conceus le dessein de faire
dire à ma plume, ce que les plus beaux Esprits à peine peuuent
conceuoir de l’imagination.

La crainte toutesfois me retient, Monseigneur, tant s’en
faut que ie veüille tirer de la vanité de la hautesse de mon
dessein, reconnoissant bien que des merueilles (telles que
celles que vous auez faites) ne doiuent pas estre maniées d’vne
main qui tient de la rudesse des penibles exercices, qui me
rendent plus capable de l’espée que de la plume.

Il n’y a point d’Eloquence, Monseigneur, qui puisse rien
adjouster à l’éclat de vos vertus, ny donner à vos grandes
actions vn lustre plus grand que celuy qu’elles ont de leur
naissance. Ie doute mesme quand ie viens à considerer ces
fameux exploits, dont vous auez remply toute l’Europe, si
l’esprit humain est assez penetrant pour en comprendre la
grandeur.

Les essays de vostre ieunesse, Monseigneur, seroient plus
que suffisans de mettre vostre illustre Maison en vne haute

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reputation, quand mesmes vous ne feriez rien d’auantage
que ce que vous auez fait ; & quand les exploits de vos
Ayeulx n’auroient rien contribué à sa gloire : quels honneurs
vous peut rendre la France, de l’auoir renduë redoutable
à ces braues Nations, dont vous auez reprimé
l’insolence & l’audace dés la premiere approche ?

 

Desia vostre reputation vous fait connoistre par tout,
Monseigneur, & les plus grands courages se forment des
modeles de vos vertus ; & bien que la renommée de vos
actions vous mette dans l’estime de tous les hommes, beaucoup
plus auant que tous ces grands Capitaines qui vous
ont deuancé : neantmoins ceux qui ont l’honneur de vous
voir aux belles occasions, accusent la voix publique d’enuie
ou d’ignorance, & publient par tout qu’elle vous met
beaucoup au dessous de ce que vous estes. Car au lieu que
les autres se rendent le plus souuent capables de la milice
par les disgraces, Vostre Altesse s’est instruite par des victoires
qui sont deuës à sa propre conduite, & non pas au
conseil des Chefs qui l’ont suiuie : si bien que leur prudence,
ny la fortune mesme que l’on estime si puissante dans
les exercices de Mars ne peuuent rien pretendre à vostre
Gloire.

Car y eut-il iamais Prince, Monseigneur, qui en si peu
de temps ait r’emporté tant de victoires, & pris tant de places
que vous ? Victoires qui sont autant de marques de
vostre Gloire, & des monumens eternels que vous auez
dressé pour signaler vostre courage & vostre conduite ?

Mais, Monseigneur, quel discours peut-on trouuer qui
puisse égaler vostre merite ? Que peut-on dire qui soit digne
du grand Prince de Condé, ou qui soit desia en la
bouche, ou en la pensée de tous les hommes ? Quel nom
a iamais esté plus celebre au mon de que le vostre ? Quels
exploits sont iamais paruenus à la gloire des vostres ? Qui
a iamais receu de tous les hommes de plus glorieux applaudissemens
& des iugemens plus auantageux ?

Est-il possible, Monseigneur ; qu’il y ait vn endroit sur

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la terre si desert, où vostre Renommée ne soit paruenuë ?
Il n’y a point de nation qui n’ait oüy parler de vos triomphes ?
Vous estes connu par tout où le Soleil porte sa lumiere ?
Les vns vous connoissent par les redoutables effets
de vos armes, & les autres par le renom de vos victoires
qui a fait tout le tour de la terre.

 

Auant que ie m’engage, Monseigneur, à parler de cette
illustre Alliance, il semble estre necessaire de faire voir
que vos premieres années nous promettoient, tout ce que
vostre courage, & vostre sagesse perfectionnée par l’estude
des lettres ont heureusement executé.

Qu’on ne nous allegue point ce qu’on dit d’Hercule,
qu’estant paruenu à son adolescence, qui est l’aage propre
à faire choix de la condition que l’on doit embrasser, il se
retira dans vne solitude, & que là ayant apperceu deux
chemins dont l’vn conduisoit à la volupté & l’autre à la
vertu, il fut long-temps en doute de celuy qu’il deuoit
prendre, & qui luy seroit plus auantageux.

Si cela est arriué à Hercule le fils de Iupiter, il n’en a
pas esté de mesme de vous, Monseigneur, vostre inclination
& l’exemple de vos illustres Ayeulx vous ont conduit
au chemin de la vertu, & vous ont imprimé ce genereux
desir de les imiter : notamment l’exemple de ce grand
Prince vostre Pere, joint aux soins qu’il a pris de vostre
education, afin de donner à la France vn reietton digne
d’vn si noble tige. Aussi estes-vous rauy qu’on rapporte la
Gloire de vos exploits à vn si grand Prince, que ie n’estime
pas moins glorieux par la qualité de vostre pere, qu’il l’a
tousiours esté par ses propres vertus.

L’auantage que le Ciel vous a fait d’estre né d’vn Pere si
Glorieux, ne vous a rendu ny oysif, ny superbe comme
tant d’autres de vostre condition, qui croyent que c’est
assez d’estre grands de naissance, & de luïre par l’éclat de
leurs ancestres, comme s’il n’estoit pas besoin à ceux qui
sont yssus du sang des Rois, ou des Heros, de monter ainsi
que les autres hommes par les degrez du trauail & de la

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souffrance pour paruenir au feste de l’honneur & de la reputation.

 

Vous estes bien eloigné, Monseigneur, de ces lasches
sentimens ? Vous ne vous contentez pas de marcher sur
les pas de vos deuanciers, vous voulez briller de vos propres
rayons, & adjouster vostre gloire à celle qu’ils vous
ont acquise ?

Ce Grand Monarque, dont la France regrette la perte,
merite encor auiourd’huy de nouuuelles loüanges pour le
choix qu’il fit de Vostre Altesse au commandement de ses
armées : Et ie ne doute point qu’il ne fust inspiré du Ciel
à faire ce choix, apres auoir reconnu par les marques visibles
des rares qualitez que vous possedez, que c’estoit
sauuer l’Estat que de le mettre entre vos mains. Il prit le
Ciel pour son partage, & vous laissa pour le vostre le tiltre
glorieux de Protecteur de son sang, & de son Empire.

Et n’est-il pas vray, Grand Prince, que vous vous estes
rendu tres-digne de ce tiltre, & capable de l’employ qu’il
vous donna par cette alliance des Armes & des Lettres ?
Car apres estre sorty de l’Escole des Muses, estant entré
dans celle de Mars, vous fistes paroistre cette prudence
incomparable que vous auiez acquise en celle-là, & moderant
cette genereuse ardeur qui vous est naturelle par
les regles qu’elle vous a apprises, vous rauistes en admiration
par vostre sage conduite tous les plus experimentez
Capitaines de nos armées. Et lors on connut visiblement,
comme vous auiez desia monstré dés vostre enfance,
qu’vne illustre vertu n’auoit besoin que de soy-mesme,
& qu’il ne falloit point attendre le nombre des années
pour la rendre capable d’executer de grandes choses.

Il ne faut donc point s’estonner, Monseigneur, si vous
auez sceu commander sans auoir obey, & si vous auez fait
la charge de General d’armée sans l’auoir apprise, ou si
vous auez fait quelque apprentissage, c’est chez vous-mesme,
& l’on peut dire que vous estes tout ensemble
l’apprentif & le Maistre.

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Vous n’auez point trompé les esperances que toute la
France auoit conceuës de vous, Monseigneur, & tout le
monde a veu les effets que vostre ieune âge promettoit ? Il
ne s’est presque point trouué de Princes de qui les perfections
n’ayent esté combattuës, & le plus souuent surmontées
par leurs deffauts ; mais combien estes vous au dessus
des autres ?

Quelle troupe de vertus, & de loüables conditions accompagnent
vostre belle ame, à qui la douceur naturelle
n’oste point la grauité qui est en mesme temps affable &
maiestueuse ? Cette taille auantageuse ; ce port : & cette
façon masse & guerriere, qui impriment le respect & l’amour
dans les cœurs de ceux qui ont l’honneur de vous
voir : Cét âge qui entre dans sa premiere vigueur ; enfin
cette teste qui n’est pas moins illustre par les Lauriers qui
la couronnent, que par le rang que vous tenez : Ne sont-ce
pas là de beaux indices qui monstrent que vous estes
vn Prince accomply, & que le Ciel vous a choisi pour
commander aux hommes ?

Personne ne doute qu’entre toutes les vertus d’vn Grãd
Prince la plus estimée ; & la plus noble ne soit la valeur,
aussi est-elle la plus rare, la plus glorieuse, & celle qui produit
de plus grandes actions. Mais plusieurs se mesconnoissent
en prenãt pour valeur ce qui ne l’est point, & donnant
le tiltre de Generosité à ce qui merite d’estre appellé
temerité, & de vertu à ce qui n’en a en effet que la mine
& l’apparence.

Les Histoires sont toutes remplies des exemples de
Capitaines qui sans consulter la raison, ont perdu par leur
courage mal reglé tout le fruit de leurs victoires ; Et par
leur temerité en perdant leurs conquestes, & quelquesfois
la vie, ont terny toute la gloire qu’ils s’estoient acquise
dans le champ de Mars, & enseuely auec eux la memoire
des actions qui deuoient rendre leur renom immortel.
On ne doit donc pas trouuer estrange qu’vn Capitaine
soit vaincu, qui ne combat que sur l’esperance qu’il met

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forces & en son courage : parce que sans la prudence le
courage est comme le glaiue en la main du furieux, & la
prudence peut beaucoup sans le courage.

 

Ce discours est appuyé & autorisé par les sentimens de
tous les grands hommes des siecles passez, & par les exemples
de ceux qui ont mesprisé cette alliance des Armes &
des Lettres, & des autres qui l’ont creuë necessaire, tant
pour la conduite des armées que pour le Gouuernement
des Estats.

Entre les Perses aucun ne pouuoit paruenir à la Royauté
s’il n’estoit bien instruit en la doctrine des Sages (qu’ils
nõmoient Mages) pource qu’ils auoient reconnu que ceux
que Dieu a choisis pour commãder aux hommes, doiuent
auoir des qualitez qui soient au dessus du vulgaire, que
leur charge qui est tres-penible & tres importante a besoin
de beaucoup d’appuys : tels que sont les conseils &
les preceptes que la lecture leur fournit.

Nous voyons dans l’ordre de la Nature que les corps
inferieurs sont sujets aux superieurs, que le plus foible
obeït au plus puissant, & que toutes choses tiennent constamment
le rang qui leur est donné par l’Auteur de la
Nature. Entre les animaux on voit quelques marques de
cét ordre, & il est bien raisonnable que parmy les hommes
il s’en trouue qui se rendent dignes de commander aux
autres. C’est pour cela qu’on a comparé de bonne grace
les Magistrats & les Princes ignorans à des statues & des
colosses de belle apparence, dont le dedans est remply de
pierres, de plomb, & de terre.

Les Lettres ne seruent pas moins aux conseils qu’au reglement
de nostre vie ; elles donnent de tres-belles regles
pour obtenir de grands auantages soit en paix ou en guerre ;
Elles sont les colomnes des Estats, l’honneur de la paix,
& la source du bon-heur : Au contraire l’incapacité & l’ignorance
sont les causes de la pluspart de nos disgraces. Il
faut donc que celuy qui commande soit doüé des qualitez
qui luy sont necessaires, que la regle soit droite, afin

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que les choses ausquelles on l’applique soient sagement
conduites. Les Princes & les Capitaines doiuent apprendre
de là, que la prudence doit seruir de regle à toutes
leurs actions, que c’est par elle qu’ils connoissent leurs
forces & leurs foiblesses, & semblablement celles de leurs
ennemis. C’est par elle qu’ils peuuent profiter de leurs manquemens,
mesnager leurs auantages, & bien vser de la victoire,
corriger les defauts de ceux qui sont sous leur commandement,
& faire des soldats capables d’ordre & d’obeïssance.

 

C’est chose bien-seante aux grands d’estre magnifiquement
vestus, d’estre somptueux en public & en particulier,
de paroistre auec toutes les marques conuenables à
leur condition, c’est à dire auec ce grand éclat qu’ils doiuent
auoir au dessus de leurs inferieurs, & en vn mot de tenir
le rang qui leur appartient : mais il faut auparauant
qu’ils les surpassent en sçauoir & en industrie, tout leur
auantage consistant en ce poinct qu’aucun ne les deuance
en perfection.

Quoy que les Princes naissent le plus souuant genereux,
si ont-ils besoin de la science pour cultiuer cette generosité,
& regler ce grand courage ; & l’on voit ordinairement,
que ceux qui ont joint le sçauoir auec vne bonne nature se
rendent accomplis par dessus les autres hommes. Nous
voyons aussi que ceux qui mesprisent la science, se remettent
sur leurs Conseillers du gouuernement & de la conduite
de leurs Estats, sans se mettre en peine de chercher
en eux mesmes, les remedes qu’il faut employer pour les
defendre des accidens qui les menacent. Ceux là sont contraints
de chercher leur salut dans la prudence des autres,
& se laisser mener comme des aueugles, parce qu’ils ignorent
les moyens de pouuoir subsister heureusement ; &
qu’il n’y a rien de plus miserable que la vie qui dépend de
l’addresse d’autruy.

Bien que ce soit vn trait de sagesse de vouloir suiure les
bons auis des autres, Nous remarquons en cela trois sortes

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d’hommes qui s’abusent. Il y en a qui sçauent & n’apprennent
rien aux autres, d’autres qui veulent controoller
tout le monde & ne sçauent rien, quelques autres fort
ignorans, & qui ne veulent iamais rien apprendre de qui
que ce soit : C’est pourquoy il faut que les Princes escoutent
les sçauans, mais qu’ils examinent leurs conseils auant
que de s’en seruir.

 

Ie pourrois prouuer cecy par quantité d’exemples, si ce
discours estoit addressé à vn Prince ignorant. Mais celuy à
qui ie parle s’est instruit de longue main par vne profonde
estude & meditation des choses les plus hautes, par des
raisonnemens solides & iudicieux, par l’entretien & la conference
des plus sçauans en la Politique & en la Morale, &
par la pratique des preceptes qu’ils luy ont donné : ausquels
il a adjousté beaucoup par la force de son Genie, & fait voir
que cette Philosophie n’est pas moins vtile dans le cõmandement,
& parmy les cliquetis des armes, qu’elle l’est durant
la paix, & parmy le repos d’vne vie ciuile.

Il faut auoüer, Monseigneur, que cette Maistresse de la
vie auoit besoin d’vn homme tel que vous, pour desabuser
ceux qui croyent qu’il est impossible d’executer ce qu’elle
enseigne, & que la pluspart de ceux qui luy seruent d’interpretes,
donnent plutost des imaginations & des chimeres,
que des regles pour bien viure. Ils disent que ceux
qui veulent passer pour sçauans, le font plutost par ostentation,
que par aucune intention qu’ils ayent de profiter
à ceux qui les escoutent : Qu’ils veulent monstrer l’excellence
de leur esprit plutost que l’innocence de leur vie, &
qu’il est plus difficile de mettre en pratique ce qu’ils debitent,
qu’il n’est de comprendre la subtilité de leurs raisonnemens.

Certes ceux-là se trompent lourdement qui parlent de
la sorte, & ie ne m’estonne point de leurs discours, qui ont
plus de marques d’vn esprit bas & raualé que d’vn iugemẽt
solide. Ce sont des Hiboux qu’vne trop grande clarté offusque.
Il n’appartient qu’aux Aigles de regarder fixement

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le Soleil, & n’estre point esbloüys de ses rayons.

 

La science est le Soleil qui doit éclairer toutes les actiõs
de nostre vie, qui ne se laisse contempler qu’à ces diuins
Genies tels qu’est le vostre, Mõseigneur, qui peut dire auec
plus de raison qu’vn de nos Roys, qu’il porte son conseil
auec luy. Il n’a garde de tomber dans le mal-heur de ces
Princes (dont i’ay parlé cy-dessus) qui dependent entierement
de leurs Ministres & Conseillers, & qui demeurent
sans action s’ils ne sont meus & prouoquez par ceux dont
ils prennent les auis ; le plus souuent plus preiudiciables à
eux, & à leurs Estats, qu’vtiles & salutaires. SI VOSTRE
ALTESSE consulte quelque fois ceux qui commandent
sous elle, ce n’est pas par la crainte que vous auez de faillir,
mais pour faire voir que vous estimez ceux qui trauaillent
pour vostre Gloire.

Mais auant que de passer outre, ie veux parler icy des
choses necessaires pour arriuer à cette haute intelligence
des sciences ; & pour animer ceux qui se trouuent doüez
de ces qualitez. Les sages en admettent six, sçauoir la viuacité
d’esprit, la constance, la memoire, le trauail, l’amour
de la verité, & l’estude de l’honnesteté.

Le diuin Philosophe parlant de la viuacité de l’esprit,
veut que ceux qui se rangent à l’estude en soient pourueus,
ne pouuans autrement entendre, ny conceuoir ce qu’ils
desirent apprendre : dautant que les difficultez és sciences
lassent bien plus les esprits qu’aucuns exercices corporels ;
& la raison en est, que l’action de l’esprit trauaille dauantage
l’esprit, que ne fait le tracas & l’agitation du corps : Et
c’est chose rare de voir vn ieune homme faire vn cours entier
auec honneur, s’il n’a quelque particuliere ou mediocre
industrie iointe à vn bon naturel.

Ceux que Dieu n’a point ornez de ces dons excellens,
ou du moins mediocres ; feront mieux si de bonne heure ils
suiuent vn autre train de vie plus sortable à leur condition,
& employeront mieux leur temps s’ils embrassent la profession
à laquelle leur inclination les porte, pourueu qu’elle

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soit proportionnée à leur suffisance. Quant aux autres
qui ont l’esprit prompt, ils doiuent prendre garde qu’vn
don si rare & si excellent, ne s’abatardisse par l’oysiueté, &
par les plaisirs qui sont les ennemis de la vertu.

 

N’est-ce pas vne chose deplorable que l’experience
nous descouure tous les iours, qu’il y en a plusieurs qui
surpassent les autres en viuacité d’esprit, en promptitude
& facilité à apprendre & retenir, faire tant d’estat de leur
suffisance, qu’ils negligent & ne cultiuent pas ce qui a esté
si heureusement planté en eux, ou ne connoissent pas ce
qu’ils pourroient faire s’ils vouloient prendre la peine
d’employer, & exercer ces belles qualitez ? D’où il arriue
que les esprits mediocres, acquierent ordinairement par
leurs veilles plus de sçauoir & de prudence, que ces glorieux
qui mesprisans l’estude & le trauail, se confient trop
en leur adresse, & par vne opinion déreglée, croyent ne deuoir
rien emprunter d’ailleurs que d’eux-mesmes. Conseils
vrayement semblables à celuy qui gouuernant vn
malade, lequel peut estre bien tost remis, veut vser de remedes
qui chatoüillent l’appetit de quelque viande, ou
breuuage qu’il desire, & en ce faisant allonge son mal ou
le rend incurable.

Apres cette viuacité suit la constance, sans laquelle il
est impossible de vaincre ces grandes difficultez qui se rencontrent
en l’estude des lettres : Car que seruiroit-il d’auoir
bien commencé, si on ne perseueroit iusques à vne
parfaite & entiere connoissance de ce que l’on veut apprendre ?
Ceux qui se despoüillent pour gagner le prix de
la course, perdent leur reputation s’ils tournent en arriere.
Où la perseuerance & le courage ne se trouuent point, le
seruice n’a pas de recompense : le bien-fait est sans reconnoissance,
& la valeur est mesprisée, & tenuë pour caprice
& temerité.

Adjoustons la memoire à ces belles qualitez qui est le
magazin des sciences ; & bien qu’elle soit vn don particulier
de la nature, elle se nourrit & s’entretient par l’exercice

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& par la diligence, elle se fortifie par le trauail, & se
polit par l’vsage. Aussi s’affoiblit-elle, se perd & s’esuanoüit
par l’oysiueté comme le fer s’enroüille à faute d’estre
manié.

 

Outre ces choses il faut aymer le trauail, sans lequel
l’on ne peut voir reüssir heureusement vne entreprise. Platon
veut que le ieune homme soit agissant & industrieux,
s’il veut profiter en quelque commerce que ce soit, & sur
tout aux arts & sciences : de là est venu ce dire des anciens,
que Dieu vend toutes sortes de biens aux hommes qui le
payent du trauail. Les Romains nous ont appris cecy par
leurs Deesses Agenoria, Stimula, Strenua, ausquelles ils
bastirent des Temples, & offrirent des sacrifices dedans
l’enclos de leur ville. La premiere exhortoit, la seconde
incitoit, la troisiesme encourageoit au trauail. Quant à la
Deesse Quies, qui veut dire repos ils la releguerent hors
de Rome, & luy assignerent vne Chappelle en la voye Lauicane.

C’eux qui ayment la verité la doiuent rechercher pour
maintenir courageusement l’equité, s’opposer & resister
à l’iniustice, à la violence & au mensonge : Car puis que la
verité doit estre le but de nos estudes, qu’elle est l’objet de
la Philosophie, de la Iurisprudence & de la Theologie,
que sans elle il n’y a point de vraye science, ny de Religion ;
C’est vne grande folie de rechercher, & vouloir
connoistre la verité pour la bannir puis apres de la societé
des hommes.

Enfin le deuoir d’vn ieune homme studieux des bonnes
lettres, l’oblige de s’exercer & apprendre pour l’honnesteté
& pour la vertu, & ne rien entreprendre qui ne soit
loüable & vertueux. Et puis que toute la perfection de
la vertu consiste en l’action, il ne faut pas que le Sage soit
paresseux, mais diligent & actif pour sçauoir produire ce
qu’il connoist propre à l’auancement du bien public, &
qui peut profiter à tout le monde.

Il n’y a personne qui ne sçache, MONSEIGNEVR, que

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vous auez tous ces auantages en vn degré si eminent,
qu’il n’y a que vous qui puisse dire qu’il les possede : Car ils
sont rares à ceux de vostre condition, & ne se trouue iamais
parmy le vulgaire. Cette presence d’esprit, ces reparties
promptes & subtiles, sont-ce pas là des marques de vostre
viuacité ? Le trauail, la constance, & les autres qualitez
dont i’ay parlé ne s’éloignent iamais de VOSTRE ALTESSE,
& l’amour de la vertu dont vous estes le Protecteur
est le Guide de toutes vos entreprises. Pour moy, MONSEIGNEVR,
s’il m’estoit permis de suiure l’opinion de cét
ancien qui a dit, que quelques ames auant que d’entrer
dans leurs corps boiuent dans la coupe de l’esprit, où elles
prennent des qualitez bien differentes de celles du commun,
ie croirois que la vostre a esté formée de cette coupe,
ayant vne connoissance si vniuerselle.

 

Ie veux adjouster à toutes ces qualitez le dire d’vn saint
Personnage, qui pourra seruir de leçon aux estudians. Il y
en a (dit-il) qui veulent sçauoir afin d’estre sçauans, c’est
vne sotte curiosité : d’autres feüillettent incessamment
les Liures pour vendre leur science, amasser des biens, acquerir
de grandes charges & dignitez pour s’esleuer pardessus
les autres ; c’est vn gain vil & deshonneste. Il s’en
trouue qui desire sçauoir, afin qu’on sçache qu’ils sçauent
& soient fort renommez ; c’est vne vanité ridicule. Il faut
estudier, non seulement pour nous-mesmes, mais aussi pour
tous ceux à qui nous sommes obligez, comme pour nos
amis, pour nos parens, & pour nostre païs, & mesme, s’il se
peut, il faut que nos estudes profitent à tout le public.

Vous auez bien fait voir, MONSEIGNEVR, quel doit estre
le but de la science, & quelle la fin du mariage du Courage
& de la Sagesse par les grands auantages que vous auez
procuré à vostre patrie, & par les biensfaits & faueurs que
vous faites aux Gens de merite ? C’est ce qui me fait dire
de VOSTRE ALTESSE, ce que l’on dit du Soleil, qu’il communique
sa lumiere aux astres, & leur donne des qualitez
qu’ils influent sur les corps icy-bas, pour les rendre capables

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de produire les fruits qu’ils nous donnent. Vous estes
ce Soleil, MONSEIGNEVR, qui a la science pour lumiere,
qui esclaire ceux qui ont l’honneur de vous approcher, &
les fait briller cõme des astres en l’absence de leur Soleil.

 

La seule pensée de ces merueilles, MONSEIGNEVR, me
rend en quelque façon participant de ces lumieres, &
m’encourage de poursuiure plus hardiment vn si beau projet,
dont il semble que ie me sois escarté pour loüer des
qualitez qui luy sont si necessaires : Mais ie retourne sur
mes brisées, & reprens le sujet que i’auois laissé. I’imiteray
donc ceux qui voyagent aux païs estrangers, lesquels ont
de coustume lors qu’ils arriuent aux grandes villes, se seruir
des habitans capables de leur faire voir les lieux qui
meritent d’estre remarquez : Ainsi ne me voulant pas fier
à la foiblesse de mon raisonnement, ie prendray pour guide
celuy des Philosophes, les exemples & les opinions de
tous ces grands hommes, qui se sont rendus si excellens &
si capables de traitter de l’vne & l’autre des parties de ce
discours.

Les Egyptiens élisoient leurs Prestres entre les Philosophes
de leur païs, & entre leurs Prestres ils choisissoient
leurs Roys, par cette belle maxime de Platon, que les
Estats seroient heureux si les Rois estoient Philosophes, ou
si les Philosophes y regnoient. Ie ne veux pas oublier à ce
propos ce que le Pere du Grand Alexandre escriuit à Aristote ;
Sçache (dit-il) que le Ciel m’a donné vn Fils, dont
ie luy rends graces, non tant de ce qu’il me l’a donné, qu’à
cause qu’il est né sous vn si grand Philosophe. Car i’espere
qu’estant instruit en ton Escole, il se rendra capable du
gouuernement de nostre Monarchie. Alexandre, suiuant
le iugement de son Pere, & connoissant le fruit qu’il auoit
fait en l’Escole d’Aristote, disoit que son Pere luy auoit
donné le commencement de viure, mais que son Maistre
l’auoit conduit au chemin de bien viure : En quoy il luy
estoit plus obligé, qu’à celuy qui luy auoit donné la vie.

Mais pour sçauoir en quelle estime Alexandre a eu les

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bonnes Lettres, on le peut recueillir de ce qu’au plus fort
de ses guerres il lisoit ordinairement le Poëte Homere, &
faisoit tousiours porter des Liures par tout où il alloit ; Et
comme on luy eut apporté vn precieux coffret d’or, enrichy
de perles & de pierres precieuses, il le destina pour y
enfermer son Homere, l’Iliade duquel il tenoit d’ordinaire
la nuit auec son poignard sous le cheuet de son lict.
Ainsi ce grand Monarque veilloit & dormoit auec le Prince
des Poëtes. Iules Cesar, non seulement en son Palais,
mais mesme en son camp, lisoit, dictoit, escriuoit, comme
ses Commentaires le tesmoignent.

 

Que si les deux plus renommez hommes du monde ont
tant fait de cas des Lettres, s’en trouuera-t’il maintenant
qui les veüillent mépriser, puis qu’elles contiennent des
preceptes si vtiles pour l’entretien de la societé humaine ?
Que resteroit-il de recommandable ny d’agreable entre
les hommes, si l’on bannissoit les Maistresses de la vie, &
sans lesquelles elles seroient vne suitte de peines & de soucis ?
L’Empereur Iulien n’ignoroit pas l’auantage que l’on
tire des sciences, quand il vouloit exposer les Chrestiens
au mépris, & à la risée de tout le monde, & exterminer
leur memoire : Il ne trouua point de plus court expedient
pour paruenir à son dessein, que de leur deffendre l’exercice
des Lettres. Appellons icy à témoins ces peuples barbares,
qui suiuent en toutes leurs actions la seule nature,
& qui n’ont d’autre conduite que leur inclination. Quelle
difference remarquerez vous entre telles gens & les brutes,
si ce n’est en la face & en la parole ?

Les sages Princes & Magistrats qui ont soigneusement
consideré, combien il importe que la ieunesse se rende
capable de vertu, & de seruice enuers la Republique : ont
basty des Academies, & attiré par de grandes recompenses
des hommes sçauans pour l’instruction de leurs subjets.
Les anciens Romains auoient deux Temples qu’ils reueroient
grandement ; l’vn estoit la Vertu, & l’autre à
l’Honneur, tellement bastis, comme il se voit encore

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auiourd’huy par leurs ruines, qu’on ne pouuoit entrer
dans ce Temple de l’Honneur que par celuy de la
Vertu. Ils vouloient dire par là, que ceux qui aspirent à
l’honneur doiuent acquerir de la vertu, qui est la seule
porte pour entrer au Temple de la Gloire.

 

Ie veux faire icy vne comparaison prise de la Philosophie
naturelle, touchant les trois principaux membres d’vn
Estat, conferez auec les trois principaux membres du
corps humain, En l’Estat on considere l’Agriculture, les
Armes & les Lettres : En l’Homme le foye où se forment
les esprits naturels, & où reside la faculté concupiscible, &
toute la force & vigueur de la nature Le cœur qui forme les
esprits vitaux & qui cõtiẽt la faculté irascible : Le cerueau
qui contient les esprits animaux ; & où reside la memoire,
l’imagination, & l’intellect ou iugement. L’Agriculture
se rapporte au foye, & nourrit l’Estat ; l’Art militaire au
cœur, qui s’esmeut pour repousser toutes les injures qu’on
luy voudroit faire ; la science au cerueau reglant l’intelligence
& le discours : Cette similitude des plus nobles parties
du corps humain, regarde plustost les Lettres que les
deux autres parties de l’Estat qui luy sont inferieures, &
qui ne pourroient subsister sans celle-cy qui les conduit.

L’on ne peut nier que la nature ne nous ait donné la vie,
& n’ait mis en nous la semence de ces maximes par lesquelles
nous subsistons. C’est elle qui a appris aux hommes
l’art de se bien gouuerner : C’est elle qui leur a monstré
les regles de la societé, & introduit le commerce dans le
monde C’est elle qui l’a diuisé en ses parties ; qui a fondé
les Empires & les Monarchies. En vn mot c’est elle mesme
qui a donné les Loix au monde ; mais nous pouuons
dire aussi que c’est la science qui a perfectionné toutes ces
choses.

Nous demeurons tous d’accord, que les Armes sont totalement
necessaires pour la defense & conseruation des
Estats, ou pour les conquestes à faire sur les Ennemis. Nul
n’ignore non plus, qu’à l’aide des Armes on repousse les

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courses, & violents efforts des Ennemis : de sorte que sans
icelle on ne sçauroit maintenir la paix publique. D’où
vient ce dire commun que durant la paix il faut tenir ses
armes prestes.

 

On sçait aussi que les premiers & derniers Empereurs
pour auoir heureusement manié les Armes, se sont acquis
les tiltres de victorieux, d’heureux, & Grands ; Et à cause
des peuples qu’ils auoient subjuguez, ont esté nommez
Asiatiques, Africains, Parthiques, & d’autres semblables
tiltres d’honneur non pas tant pour estre aymez de leurs
subjets, que pour se rendre redoutables à tous les peuples.
A cela se peut rapporter la repartie d’vn grand Chef d’armée,
auquel on demandoit s’il aymeroit mieux estre Achille
qu’Homere, il voulut auparauant que celuy qui
l’interrogeoit respondist, lequel des deux estoit plus excellent,
ou le Trompette ou le Chef d’armée.

C’est vne verité trop connuë pour en douter, que la valeur
a tousiours esté en plus grande estime que la doctrine,
que Mars a plus de charmes que Minerue, & l’espée plus
d’éclat que la robbe. Qu’on s’en rapporte aux Goths qui
pillerent toute la Grece, où ils trouuerent tant de rares liures
qui traitoient de toutes les Sciences (sans y toucher)
croyans que tels escrits ne seruoient qu’à effeminer, &
amollir leurs courages. Si l’on veut s’en remettre aux Tartares,
aux Turcs, ou à tels autres peuples barbares, sans
doute cette trouppe d’arbitres prononcera en faueur des
Armes, contre les bonnes lettres. Que si on les estime incapables
de iuger de cette question qu’ils ne connoissent
pas, il s’en faut rapporter au iugement d’vn Grand Roy,
qui disoit que les ignorans n’estoient pas hommes, &
qu’vn homme sans sçauoir ne deuoit point auoir part au
commerce des Sages.

La pluspart des fondateurs des Estats & Republiques
bien policées ; ces grands Legislateurs qui n’ignoroient
pas les moyens necessaires à maintenir vn Estat florissant
ont fait des Loix expresses, pour l’instruction de la jeunesse,

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& ont voulu qu’elle fust nourrie & esleuée aux Lettres,
pour se rendre digne des charges qu’elle doit posseder
auec le temps. Ils n’ont pas ignoré que c’est par les
preceptes des sciences qu’on fait prouision des choses
plus estimées des hommes, des plus necessaires à l’vsage
de nostre vie : comme sont les Conseils, les Lettres, les
Alliances, les Loix, les Traittés de paix, & tels autres liens
de la societé humaine.

 

Et quel est l’homme si habile, qui voulust entreprendre
de loüer assés dignement les bonnes Lettres, puis que c’est
par leur moyen qu’on a apris de ramener les peuples de la
Barbarie à l’Humanité, de reformer les mœurs, corriger les
loix, chastier les tyrans, bannir les vices, entretenir les
vertus ? Et tout ainsi que l’on charme les Aspics, les Viperes,
& les Serpens auec certaines paroles, ainsi les Orateurs
charment les plus sauuages & barbares par la douceur
de leur eloquence.

S’il faut accorder les Roys, ou les peuples armés les vns
contre les autres, sçauroit on faire aucun accommodement
que par l’entremise des hommes doctes & prudens ?
N’est ce pas enfin dans les liures, où l’on trouue les graues
& sententieux propos des Sages, les Oracles diuins, les secrets
de la Philosophie, les regles de toutes les sciences ?
N’est-ce pas les écrits des gens lettrés qui garentissent les
belles actions du tombeau de l’oubly, les consignent à la
posterité, & leur donnent vne vie d’eternelle durée ?

Quant aux Ambassadeurs, il est certain qu’ils ne
peuuent faire dignement leur fonction sans le secours
des sciences, & particulierement sans estre doüés de bien
dire : car l’eloquence les rend capables de persuader tout
ce qu’ils veulent à ceux ausquels ils sont enuoyés. Or si les
lettres sont si necessaires aux Ambassadeurs, combien doiuent-elles
estre prisées des Princes qui en doiuent tirer de
si bonnes instructions ? Et puis que la Politique permet
qu’on les trompe pour la grandeur de leurs Maisons, quel
auantage peuuent-ils auoir sur les autres s’ils sont moindres
qu’eux en adresse ?

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Certes tous les Roys, Princes, & Grands Seigneurs qui
ont heureusement commandé en leur temps ont reconnu
l’vtilité des Lettres ; & ie me rendrois ennuy eux si ie voulois
parler de tous ceux qui les ont estimées. Ie me contenteray
d’en choisir d’entre les Modernes cinq ou six des principaux,
pour seruir de modele à ceux qui les voudroient
imiter.

Alphonse Roy de Naples, Prince sage & vaillant tiendra
le premier rang ; ayant terminé des guerres fort perilleuses,
& vuidé de grands differens, estably la paix par tous
ses Estats & ceux de ses voysins, auoüa franchement estre
obligé à la lecture des bons liures de tous les heureux succés
qui luy estoient arriués. Il auoit tousiours en son camp,
& en sa Cour pour compagnie ordinaire les escrits des Philosophes
& grands Historiens, en la lecture desquels (sur
tout de Tite Liue) il se recreoit tellement, qu’vn sien puissant
ennemy luy ayant enuoyé les escrits de cét Autheur
richement reliés, contre l’auis de ses Medecins ; qui apprehendoient
qu’on y eust meslé quelque poison si subtil qu’il
en peust estre offensé, ouurit sans crainte, & feüilleta le
present qu’on luy auoit enuoye, disant que Dieu maintenoit
les Roys, & les preseruoit de telles embusches.

Vne autre fois estant déliuré d’vne longue & fascheuse
maladie, confessa deuant tous n’auoir receu aucun allegement
que par la lecture des Liures de Quinte Curse : Il
prit du depuis pour deuise vn Liure ouuert (auec ces mots)
Que les morts estoient ses meilleurs Conseillers, se souuenant
qu’vn ancien auoit tenu le mesme langage au Roy
d’Egypte de son temps. Ses soldats qui n’ignoroient pas
que leur Roy aymoit extremement les Liures, en sa prise
des villes & des forteresses conseruoient tous ceux qu’on y
trouuoit : c’estoit aussi leur meilleur butin, car en les luy
apportant il les achetoit fort cherement. Le mesme Roy
protestoit aussi auec serment, qu’il eust bien mieux aymé
perdre tous ses biens, que ce peu de science qu’il auoit
acquise par son estude, & que les Roys deuoient este sçauans,

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ou du moins aymer les sçauans.

 

Quelques-vns de nos Roys n’ont pas moins aymé les
Lettres ; témoins Louys XII. & François I. L’vn fit si grand
Estat des Commentaires de Cesar, & des Liures de Ciceron
qui les lisoit ordinairement & regloit ses plus importantes
actions par les preceptes de ces Grands Hommes.
L’autre restablit let Lettres en son Royaume, dont elles
auoient esté bannies, & adjousta à la qualité de Grand,
celle de Pere des Lettres. Il ne prenoit jamais repas sans
raconter quelque chose de ce qu’il auoir apris des Poëtes,
des Historiens & Cosmographes ; Aussi disoit il qu’il pouuoit
mieux maintenir son Royaume par les Lettres que par
les Armes : Et pendant sa prison en Espagne, où il fut grandement
incommodé de sa santé, on l’ouyt souuent asseurer
qu’il auoit gousté plus de plaisir dans la lecture des bons
Liures & des Histoires, que dans tous les autres diuertisemens
qu’il auoit pû prendre.

Il y a eu des Empereurs qui ont autant estimé les lettres
que ces Princes dont ie viens de parler. Othon second fut
instruit dés son enfance aux bonnes lettres, & ayant esté
pris par des Corsaires, à l’ayde du Grec & du Latin qu’il
auoit appris, il se sauua sans estre connu. Charles quatriesme
ne prisa pas moins les sciences, car estant entré vn jour
dans l’Academie de Prague, il s’y tint quatre heures durant
pour oüyr les disputes des Maistres es Arts. Les
Grands de sa suite ennuyez de cette longueur, luy disoient
que l’heure de soupper se passoit. Il ne me le semble pas
(dit-il) car ce banquet où ie me trouue à present m’est plus
delicieux que les plus exquises viandes du monde : digne
repartie d’vn si Grand Prince, qui preferoit la satisfaction
de l’esprit à celle du corps, & vn festin Platonique aux repas
magnifiques des Luculles.

Nous n’oublierons pas en cét endroit quelques traits
de l’Empereur Charles Quint qui faisoit tousiours porter
en ses armées l’Histoire de Thucydide (traduite en
François par Claude de Seyssel Euesque de Marseille) Il la

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lissoit auec grand plaisir, la recommandoit à ses Conseillers
& conferoit auec eux des choses qu’il y auoit remarquée.
Apres le trespas de Philippe Roy d’Espagne son Pere, n’ayant
encore que sept ans, il eut pour Precepteur Adrian
d’Vtrecht, lequel fut depuis esleu Pape. Ce Maistre fut
plus soigneux de former l’esprit de son disciple en la Religion,
qu’en la connoissance des sciences : Aussi n’entendoit-il
pas bien les harangues Latine qui luy estoient faites
par les Ambassadeurs, & ne pouuant pas leur respondre
il estoit contraint de se seruir de Truchemens.

 

Le mesme Empereur disoit, que l’eloquence d’vn seul
de Langey, Ambassadeur du Roy de France vers les Princes
Estrangers, l’auoit plus affoibly que les forces, & les
exploits de plusieurs Guerres. L’Autheur de l’Histoire de
ce temps là parlant du sieur de Langey, dit qu’il estoit
doüé de toutes les qualitez que Ciceron attribuë à Luculle.
Il estoit studieux & docte à merueille en toutes sortes
de sciences, & nommément en celles qui sont conuenables
à vn Gentilhomme. Il estoit si excellent Chef de guerre,
& si adroit en tout ce qui regarde les armes, qu’Alphonse
d’Aualos vn des plus estimez de tous les Chefs Imperiaux
publioit n’auoir iamais connu vn plus grand Capitaine,
ny plus digne conducteur d’armée que celuy là.

Iean de Danzick, Ambassadeur de Sigysmond premier
Roy de Pologne, fut à cause de son grand sçauoir en telle
reputation vers l’Empereur Charles Quint, qu’apres auoir
resigné l’Empire, & congedié les Ambassadeurs des Princes
estrangers, & partant des Pays-bas pour faire voile en
Espagne emmena celuy-cy, luy fit de grands honneurs, &
l’éleua auec toute sa race au degré des premiers Gentils
hommes d’Espagne : Priuilege fort rare, & comme extraordinaire
en ce pays là, parce que les Espagnols portent
auec vne extreme impatience l’auancement des Estrangers,
sur tout quand il est question d’annoblissement.

Que maintenant ces grands courages se vantent de leurs
exploits ; Qu’ils fassent trophée de leur temerité à qui rien

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n’est impossible ; Qu’on leur donne la conduite, des armées,
eux qui font vn si grand mespris des Lettres ; Qu’on
les enuoye contre des peuples qui n’employent que la ruse
& la finesse dans leurs guerres ; & qui ne hazardent iamais
leurs forces que lors qu’ils voyent la victoire asseurée,
& l’entiere defaite de leurs ennemis ? N’est-il pas
vray que ce courage dont ils font tant de bruit, sera plutost
l’instrument de leur infortune, que de leur Gloire ; &
qu’il leur seroit beaucoup plus auantageux d’auoir vn peu
moins de chaleur, & plus de conduite ?

 

Que l’on considere desormais dans les Liures, les rares
portraits des Grands Personnages qui ont joint la prudence
à leur courage ? Qu’on ait, dis je, deuant les yeux les
vies de ces Grands Hommes pour nous seruir de modele,
& non pas pour estre le vain suiet de nos admirations ?
Quelqu’vn dira peut-estre : Quoy ! ces hommes illustres,
dont le nom est si celebre dans les Histoires, se sont-ils
rendus tels par l’estude des Lettres, Et pour paruenir à ce
comble de vertu, ont-ils eu besoin de la doctrine & des
sciences, que vous loüez si hautement ? Il seroit veritablement
mal-aisé de dire cela de tous ; voicy pourtant ce
qu’on peut respõdre. Il est vray & ie le reconnois, qu’il y a
eu plusieurs hommes excellens & rares, qui n’auoient aucunes
Lettres, & qui par vn naturel comme diuin, ont
esté d’eux-mesmes prudens & courageux.

Ie dis bien d’auantage, que pour aller à la Gloire & à la
Vertu, la doctrine a beaucoup plus besoin de l’ayde de la
nature, que la nature n’a besoin du secours de la doctrine :
Mais ie soustiens aussi, que quand à vne belle nature on
adjouste les sciences, alors de cét assemblage il s’en forme
ordinairement ie ne sçay quoy de merueilleux & d’accomply.

Ceux que l’estude prepare, & que la Philosophie guide,
reüssissent promptement ; Ils sont habiles dés qu’ils touchent
les affaires, & elles seruent plûtost de matiere à
leur esprit pour l’exercer, que d’occasion pour les instruire,

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& sçauent commander sans apprentissage. La pluspart
des Grands Hommes (dis-ie) doiuent aux Liures vne
partie de l’honneur qu’ils ont acquis sans vieillir, & de cette
haute reputation où ils sont paruenus de bonne heure.
Tels ont esté tous les grands Capitaines du temps de nos
Peres, tel estes-vous encore, Monseigneur, & l’on peut dire
auec verité qve vous les surpassez.

 

Tous ces illustres Heros n’auroient pas consommé tant
de temps sur les liures, s’ils les eussent creu tout à fait inutiles
à la vertu. C’est ce qui a fait dire à vn Grand Empereur,
qu’vn General d’armée se doit tellement estudier à l’eloquence,
qu’il puisse estre capable de parler à toutes occurrences :
parce qu’auec ses beaux discours il allume le courage
des soldats, leur rend mesprisables les perils, & fait courageux
les plus timides & les plus lasches, & leur fait naistre le
desir d’entreprendre des choses honorables. A ce propos vn
Grand Historien sçachant ce que peut l’eloquence d’vn
Capitaine enuers ses soldats, se moque d’vn infortuné &
faineant Empereur, disant qu’il ne taschoit point d’encourager
ses soldats, ou les tenir en raison, ny auec la parole, ny
auec l’exercice : Peu apres il dit aussi qu’il ne s’aydoit ny de
la langue, ny des oreilles.

Que l’on n’objecte point, ce qu’vn grand Capitaine disoit
à vn sien Collegue ; Ie desirerois que tu eusses appris de moy
à bien faire, plutost que d’auoir appris de toy à bien parler.
Il disoit cela pour abbatre l’arrogance de son compagnon
qui se fondoit du tout sur son bien dire, & qui l’auoit auparauant
appellé muet, & Consul sans langue. C’est pourquoi
il adiouste auec grande raison, que les Prouinces qui auoient
esté gouuernées par eux deux rendroient tesmoignage duquel
la Republique auoit plus grand besoin, d’vn Grand
Capitaine ou d’vn Grand Orateur.

Qui est-ce donc qui ne voit la force de l’Eloquence ? La
trompette n’incite pas tant les affections aux grãds exploits,
ors qu’elle frappe l’oreille d’vn son penetrant comme fait
la parole, laquelle modere l’extrauagance des pensées, agit

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dans l’interieur, excite la valeur, & par vne émotion genereuse
rend les soldats semblables à des Lyons, toutesfois il la
faut conduire auec retenuë & iugement au milieu du combat.

 

Que si quelque mouuement extraordinaire arriue en l’armée,
le Capitaine eloquent le pacifie par son addresse, &
beaucoup plus aisément que les Medecins ne guerissent les
playes ; il adoucit les inconueniens, & restablit l’ordre : Il faut
du temps au Medecin pour remettre le malade en santé, &
le Capitaine qui parle bien peut en vn moment appaiser le
soldat prest à s’émouuoir & faire sedition, enflammer son
courage, & porter son ambition aux plus hautes entreprises.
Le Capitaine qui est capable de persuasion, sçaura bien representer
aux siens ce qui est de l’impuissance & lascheté des
ennemis, releuer leur courage par le souuenir des grandes
choses qu’ils ont executées ; & en les appellant par des noms
qui les flattent, & qui captiuent leurs affections.

Ie prouueray encore mieux mon intention, si ie fais voir
que le premier essay que les enfans des Princes donnoient de
leur esprit & de leur capacité, estoit de faire quelque Oraison,
ou action publique. Auguste âgé de douze ans prononça
publiquement l’Oraison funebre de Iulia son ayeule.
Tybere à neuf ans en fit autant apres la mort de son Pere.
Caligula loüa sa bisayeule estant encore fort ieune. Et
l’Empereur Claudius estant encore en enfance se rendit fort
agreable à Auguste, pour vne declamation qu’il fit, ornée de
toutes les fleurs de l’Eloquence. Ie ne parleray point de cét
Empereur qui fut autant aymé par ses vertus au commencement
de son Regne, qu’il fut haï du depuis pour ses vices &
pour ses cruautez.

Mais pourquoy mandier des exemples estrangers, puis que
ce siecle nous en fournit de si rares ; N’en auons-nous pas vn
bien euident en Vostre Altesse ? Et ne pouuons nous pas,
Monseigneur, vous appeller auec autant de raison le Prince
Eloquent, que le Prince Conquerant ? Qui est ce luy qui a iamais
mieux que Vostre Altesse encouragé ses soldats, autant

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par le discours que par l’exercice de vos Armes ?

 

L’Europe qui est le Theatre de vos immortelles actions, ne
rend-elle pas témoignage de ces veritez qui sont si connuës ?
Et n’est-il pas vray que vous emportez les villes & les forteresses
par vostre courage, & que vous charmez les vaincus
par la douceur de vostre discours ? Vous conquestez par vostre
espée de grandes Prouinces, mais par la force de vostre
eloquence vous gagnez les cœurs & les affections de ceux
que vostre bras a dompté.

Tant plus les hommes sont ignorans, & plus la confiance
qu’ils ont d’eux-mesmes est grande, parce que n’estans pas
capables de connoistre leur foiblesse, ils ne sont par consequent
capables de connoistre ce dont ils ont besoin : d’où
vient que l’experience a esté appellée par les Sages, la Maistresse
des fols. Que s’ils se veulent rendre capables, qu’ils
apprennent de vous, Monseigneur, quelles doiuent estre les
qualitez d’vn parfait Capitaine ; qu’ils quittent cette superbe
opinion d’eux mesmes, ce vain orgueil, & cette imperieuse
mine : Au contraire qu’ils apprennent de Vostre Altesse
à caresser les soldats, les estimer à l’égal de leur merite,
car le mespris est insupportable aux grands courages.

Qu’ils apprennent encore de vous, Monseigneur, tout ce
qui appartient à cette glorieuse, mais perilleuse profession.
Il ne faut pas gouter que s’ils peuuent acquerir toutes ces
qualitez, ils ne soient capables d’entreprendre de grandes
choses, qu’ils ne deuiennent hardys à les executer : puis qu’il
est impossible qu’ils ne reüssissent pas, prenant pour guide
de toutes leurs actions vostre prudente conduite.

Puis donc que l’alliance des Armes & des Lettres est si necessaire,
qui est celuy qui la méprisera ? Il me semble toutesfois
que i’oy dire à quelque temeraire, qu’il n’y a rien d’asseuré
dans la guerre, & quand mesme la fortune semble nous y
fauoriser nous la deuons craindre comme nostre ennemie.
Plusieurs ont voulu s’y fier, & leur cheute les a fait repentir
de cette confiance. Plusieurs ont voulu se vanger de leurs ennemis,
& sont eux-mesmes tombez dans le precipice qu’ils

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leur auoient creusé. Il ne faut pas s’imaginer que pour estre
sçauant, on ait vn iuste sujet d’attendre vne glorieuse yssuë
de ses entreprises, Il ne faut pas s’imaginer que pour auoir
plus de forces, & de moyens de faire la guerre, on ait plus de
raison d’entreprendre les grandes choses, & d’esperer la defaite
de son ennemy.

 

La fortune est trop absoluë, elle regne trop souuerainemẽt
sur nos desseins ; & le plus fort aussi bien que le plus foible,
est suiet à l’inconstance de ses caprices. Toutes choses ne
succedent pas comme nous les auons premediées, elles reüssissent
comme il plaist à la legereté de la fortune, & non pas
selon le dessein des hommes. Il est vray que ces considerations
ne les touchent pas ; ils deuiennent ordinairement superbes
par vn effet qu’aura produit le hazard.

Ne diroit-on pas à oüyr parler ce temeraire, qu’on ne peut
estre grand Capitaine, si la fortune ne conduit les desseins
que la presomption se forme ; & que cette aueugle Deesse a
plus de part dans l’execution des grandes actions, que celuy
qui les execute par ses propres vertus ? Mais au contraire l’experience
nous aprend que le bon sens & la prudence ne sont
pas moins necessaires à vn General, que le bras & la valeur.
Que c’est l’estude, la meditation & la conference qui doiuent
preparer les Grands Hommes dont ie parle, & que c’est
la pratique & l’experience qui les acheuent.

C’est la raison pour laquelle on disoit d’vn grand Capitaine,
qu’on ne sçauoit quelle partie dominoit plus en luy,
ou le sçauoir, ou la valeur : Que iamais homme ne sçeut
tant, & ne parla si peu. Ce n’est pas qu’il estimast le silence
vne grande vertu, comme quelques-vns nous le veulent
persuader, ny qu’il le preferast au discours qui est produit
par vn bon sens : Mais c’est qu’en effet il rouloit tousiours
quelque grand dessein dans son esprit.

Que s’il faut examiner plus soigneusement les qualitez
d’vn grand Heros, pour les descouurir en Vostre Altesse,
il faut qu’il lise les bons Liures, d’autant que ce qu’ils contiennent
est vne clef qui ouure les portes de l’intelligence

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du bien & du mal. Qu’il obserue les actions des Grands Hõmes,
parce que des bõs Maistres se tirent les bons preceptes ;
& qui sçait imiter les Grãds, ne sera jamais au rãg des petits.

 

Il faut qu’il s’informe des causes & des raisons, parce que
ce sont les lumieres de l’entendement, & de l’imagination.
Qu’il considere les euenemens, parce que reglant les choses
presentes par la consideration des passées, elles ne peuuent
mal succeder. Qu’il apprenne par l’exemple d’autruy, à faire
le bien qui peut profiter, & fuïr le mal qui peut nuire. Il
faut faciles les choses les plus difficiles. Qu’il ait l’inclinatiõ
genereuse, parce que la generosité ne respire que la Gloire
& l’honneur. Il n’examinera jamais les choses à la haste,
parce que la precipitation oste le jugement. Il ne resoudra
jamais rien auec violence, parce que les deliberations violentes
ne peuuent auoir vn succez heureux, ou c’est bien
rarement.

Il a besoin encore d’vne bonne intelligence pour reconnoistre
la nature des peuples ; d’vne extrême prudence, pour
donner les bons ordres, & prescrire de bonnes loix ; d’vn esprit
subtil, pour sçauoir faire la guerre, & conseruer la paix ;
de beaucoup d’industrie, pour s’asseurer contre les accidens ;
d’adresse pour sçauoir balancer les forces de celuy qu’il redoute ;
de jugement, pour éuiter les mauuaises rencontres, &
prendre accortement les bonnes occasions ; de sagesse, pour
entreprendre ; de soin, pour executer ; de cœur & de resolution,
pour en venir aux mains. Enfin par sa courtoisie, il inuitera
à son seruice les gens de merite & de vertu, & maintiendra
ceux qui auront merité son estime par leurs belles actiõs.
Si j’ay tiré, Monseigneur, en ce peu de lignes le pourtrait
d’vn grand Capitaine, c’est sur le modele du vostre.

Que les temeraires fassent maintenant trophée de leur brutalité.
Qu’ils s’exposent aux perils, & qu’ils se iettent à trauers
les dangers pour acquerir de la Gloire ? N’est-il pas vray
qu’au lieu mesme, où ils pretendent cuëillir des Palmes &
des Lauriers, ils n’y trouuent que des funestes Cypres ? Il est

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temps qu’ils auoüent leur foiblesse, s’ils ne veulent paroistre
entierement depourueus de raison : Qu’ils reglent donc cét
excez de courage par la prudence, & qu’ils moderent cette
extreme ardeur par les preceptes de la sagesse.

 

La preuoyance qui est comme la sentinelle des actions humaines,
nous doit seruir pour considerer les mouuemens de
cette passion, qui sans prendre conseil que d’elle-mesme,
trouue toutes difficultez legeres. C’est donc l’office de la
preuoyance, de juger de l’euenement par la consideration
du dessein, & de ne lascher pas si tost la bride à la passion qu’il
soit trop tard quand elle la voudra retenir. C’est pour cela
qu’vn General d’armée doit auoir pour maxime, que la prudence
& la valeur sont les principaux instrumens de sa fonction,
l’vne luy apprend ce qu’il faut faire, & l’autre le deffend
& met à couuert de ses ennemis.

C’est pour cela encore, qu’vn Grand Personnage respondit
à celuy qui luy demandoit qui estoit le plus sage de tous,
l’vsage : Ce n’est pas qu’il creût que ceux qui sont plus
uancez en âge soient les plus experimentez, & les plus prudens,
mais bien ceux qui ont plus acquis de Lettres, & qui
ont plus de vigilance. L’âge contribuë fort peu pour nous
dre tels, & l’on ne doit pas rejetter les jeunes hommes sous
ce pretexte que cét âge est sans experience : Car ce ne sont
pas les années, mais la grandeur & excellence de l’esprit
qui nous font estimer.

Ne prens pas garde (disoit vn Capitaine Grec) si moy qui
parle suis jeune, mais plustost si ie dis des choses dignes d’vn
homme prudent ; estimant la prudence comme la premiere
des qualitez d’vn Chef d’armée. A ce propos se peut rapporter
le dire d’vn rare Escriuain comme tres-veritable, à
sçauoir qu’en ce qui regarde les armes, celuy-là est le plus
glorieux qui s’est trouué en plus de perils, de mesme que celuy-là
est le mieux disant qui s’est rencontré en plus de disputes
ciuiles.

Qui est celuy, Monseigneur qui a executé de plus grandes
choses que vous en vostre jeune âge ; & qui en si peu de

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temps se soit acquis vne experience si grande ? Qui se soit
trouué en plus d’occasions pour donner des preuues de son
courage, & de sa suffisance ? Vostre Altesse sçait, que la vertu
d’vn General d’armée est bien differente de celle d’vn simple
soldat : Que si le soldat est vaillant de sa personne, on en
peut faire conte comme d’vn homme vtile : Mais vn Chef
doit posseder de plus grandes choses. C’est pourquoy vn
Grand Personnage se mocque iustement d’vn Empereur, de
ce qu’il se mesloit parmy les soldats, & faisoit auec eux des
actions basses & indignes d’vn Souuerain. Ce mesme Empereur
tenoit aussi cette fausse maxime, que toutes les loüanges
qu’vn Chef pouuoit esperer de ses ennemis consistoient
en ses actions hazardeuses.

 

L’Orateur Romain dit auec bien plus de raison, que ce n’est
pas par la force du corps, ou par la vitesse que les grãdes affaires
s’executent : C’est plustost par le conseil, par l’authorité,
& par la prudence, puis que le Chef ne differe de ses soldats
que par ses vertus, & particulierement par la conduite.
Lors qu’on reprochoit au Dõpteur de l’Afrique, qu’il ne faisoit
point l’office de soldat, il respondit fort prudemmẽt que
sa mere ne l’auoit point enfanté soldat, mais bien Capitaine.

Oseray-je donc dire, Monseigneur, sans diminuer vostre
gloire, que vous auez toutes les qualitez d’vn soldat, aussi
bien que celles d’vn grand Capitaine, monstrant qu’elles ne
sont pas incompatibles ; & tousiours auec cét auantage, que
vostre courage ne vous porte iamais dans les perils, que vostre
prudence ne les ait preueus & examinez. Il est vray que
vous dites rarement à vos soldats. Allez ; mais tousiours, Venez ;
estant le premier en teste : Mais ceux que vous conduisez
aux dangers, pourueu qu’ils gardent bien vos ordres, sont
asseurez de leur retour, & de la defaite des ennemis.

L’on ne peut dire de Vostre Altesse, ce qu’on a dit du grand
Alexandre, qu’il n’auoit pour valeur qu’vne heureuse temerité :
Les heureux succez de vos grandes entreprises, sont des
effets de vostre prudence aussi bien que de vostre courage ; &
si ie l’ose dire elle a encore plus de part en vos triomphes que

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la valeur, puis qu’elle semble contraindre la fortune à fauoriser
tous vos desseins.

 

La temerité au contraire, outre qu’elle part le plus souuent
de l’ignorance, est tousiours mal heureuse, & quand
cette passion possede vn Capitaine, il est aisé de le surprendre
par finesse. L’ennemy méprise vn chef qui entreprẽd tout, &
craint celuy qui n’entreprend rien temerairement. Le conseil
& la prudence sont de tel poids en vn chef d’armée, que
quand il vient à bien ou mal faire, on attribue le tout à sa
prudence ou à sa temerité : C’est pourquoy Agesilaus aimoit
mieux faire paroistre sa valeur par les effets de sa prudence,
que par les hazars, & les entreprises difficiles. Et Pyrrhus disoit
que Cyneas luy auoit acquis plus de villes par son conseil
& par son eloquence, qu’il n’en auoit conquis par l’effort de
ses armes.

Lors que les Lacedemoniens auoient surmonté l’ennemy
par quelque stratagéme & ruse de guerre, ils sacrifioient vn
Taureau à Mars : Mais quand ils l’auoient vaincu en champ
de bataille, ils immoloient à ce mesme Dieu de la guerre vn
Coq, voulant par là representer qu’il est plus auantageux de
repousser l’ennemy sans perdre vn homme, que de le defaire
par la perte de plusieurs soldats. C’est pourquoy vn Grand
Capitaine ayãt vaincu en bataille ses ennemis, dit à ceux qui
le loüoient, Il auroit esté bien meilleur si nous les eussions
surmontez par quelque ruse, plutost que par la force. Et suiuant
le dire de Cesar, vn Capitaine doit estre autãt loüé lors
qu’il remporte la victoire sur son ennemy par addresse, que
quand il le surmonte par la seule espée. Aussi Auguste estoit
de cette opinion, disant qu’il ne faut iamais donner vne bataille
s’il n’y a plus d’esperance de gain que de perte ; & lors il
croyoit que la victoire commençoit de venir assez tost, quãd
on auoit pourueu à n’estre point vaincu.

Ce Capitaine Macedonien auoit tres-bien recõnu de quelle
importance estoit le salut d’vn General, lors qu’il reprenoit
Alexandre le Grand qui auoit esté blessé en vne occasiõ,
luy parlant en ces termes : Que toute la terre conspire contre

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nous : Que tout le monde soit remply d’hommes armez :
Que la mer soit couuerte de vaisseaux : Qu’on nous oppose
des bestes farouches & inconnuës pourueu que tu sois auec
nous, nous serons tousiours inuincibles. C’est pourquoy vn
Grand Orateur, apres la mort du mesme Alexandre, compara
son armée au Cyclope lors qu’Vlysse l’eut aueuglé.

 

La mort d’Epaminondas qui fut tué à la bataille de Mantinée,
affoiblit tellement les forces des Thebains, qu’il sembloit
plustost qu’ils fussent tous morts auec luy. Et Plutarque
se mocque auec raison de ce Grand Capitaine, qui auoit
méprisé les auis des Sacrificateurs : Comme le Prestre le prioit
d’éuiter la mort que les entrailles des victimes luy presageoient :
Il luy respondit que le salut de Sparte n’estoit pas
compris en la vie d’vn seul homme, Response indigne d’vn si
grand Capitaine, qui à la verité quand il combattoit, qu’il
nauigeoit ou qu’il estoit simple soldat, pouuoit estre mis au
nombre d’vn seul homme, mais lors qu’il auoit la conduitte
de l’armée, il sembloit comprendre & cõtenir tous les autres.

Ie me represente icy semblable discours, Monseigneur,
dont vos Chefs vous battent les oreilles quand il se represente
occasion d’exercer vostre courage & vostre conduite
Vous auez tousiours la prompte repartie de ce sage Capitaine,
qui estant prest de donner vne bataille naualle pres d’Andrie,
& qu’on luy rapportoit que les vaisseaux ennemis estoiẽt
en plus grand nombre qu’ils n’estoient pas : Et moy (dit-il)
pour combien me contez-vous ? Aussi sçauoit il bien que la
reputation d’vn Heros tel que vous, est redoutée de l’ennemy :
que la multitude ne l’estonne point, & qu’il ne voit jamais
le visage de la peur que sur les espaules de ses ennemis.

Ce n’est pas l’office d’vn bon Capitaine de se precipiter
tous les jours aux perils, & aux hazards de la guerre, comment
pourroit-il porter les yeux par tout, & enuoyer du secours
à ceux qui en ont besoin s’il fait l’office du soldat, & s’il
est tousiours exposé à la mort de laquelle dépend la victoire
de son ennemy. C’est aussi la raison pour la quelle il doit commettre
la charge des occasions de peu de consequence à ses

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Chefs, & reseruer sa personne pour celles qui sont de plus
grande importance.

 

Bien-tost (dit vn grand Historien) la gloire qu’on acquiert
en surmontant des ennemis indignes, se flestrit ; & il n’y a
rien de plus abjet que de chercher dans les occasions qui ne
la peuuent pas rendre éclatante. Mais quand il s’agist du
propre peril du Prince, & du salut de l’Estat : c’est alors qu’il
se doit faire connoistre & pour soldat, & pour Chef d’armée :
Il doit estre le premier aux coups, & le dernier à la retraitte,
& jamais il ne doit prester l’oreille à ceux qui disent qu’vn
bon Prince doit mourir de vieillesse, ou pour le moins la barbe
blanche.

Chacun sçait combien la presence d’vn Prince valeureux
sert en vne armée, puis que nous voyons combien sa memoire
peut seruir pour allumer le courage des soldats. Pour cette
mesme cause Edoüard premier Roy d’Angleterre, commanda
à son fils que toutes les fois qu’il auroit à combattre
les Escossois, il apportast au camp ses os & ses reliques : Que
si les ossemens d’vn homme mort profitent encore, combien
plus vaudra la presence des viuans.

Cesar disoit qu’il estoit venu, qu’il auoit veu, qu’il auoit
vaincu, il vouloit dire que sa presence & prompte venuë luy
auoit acquis toutes ses victoires. N’en puis je pas dire autant
de Vostre Altesse, Monseigneur, que par vostre presence
vous auez emporté vne infinité de Villes, gagné grand nombre
de batailles, conquis des Prouinces, presque en moins de
temps qu’il en faudroit pour les trauerser.

C’est vne chose asseurée que la presence du Capitaine est
de telle importance, autant pour la Gloire, que pour la victoire ;
Et sur ce propos nous pourrions mettre en auant plusieurs
guerres, ausquelles la presence d’vn bon Capitaine estoit
autant requise que la multitude des soldats, que l’argẽt,
& toutes les autres choses, sans lesquelles vne armée ne peut
subsister. Combien de pertes causées par des Lieutenans,
ont esté reparées par le retour du Chef ? Combien de fois la
victoire eschapée de leurs mains, est reuenuë auec la presence
du Prince ? Tousiours la bonne conduitte du Chef, lors

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qu’il a esté tel qu’il deuoit, à conserué son armée, & a produit
des effets dignes de son employ.

 

Ce n’est point icy qu’on doit donner lieu à la fortune, on ne
doit point commettre telles affaires à cette Deésse aueugle,
qui se mocque des hõmes, & les traitte auec insolẽce ; Et sur ce
suiet ie diray que plusieurs se trompent, quand ils pesent l’euenement
des choses plutost à la balance du hazard, qu’à celle
de la prudence. C’est vne chose toute certaine, que le iugement
& la raison dominent en la guerre, & que la fortune ne
sert de guere à vn Capitaine. La sagesse commande à la fortune,
& toutes les choses se gouuernent plutost par le conseil
que par le hazard.

Vn sage Historien nous aprend que l’esprit est le gouuerneur
de la vie : Esprit qui n’a point besoin de l’aide de la fortune,
mais qui est de soy-mesme assez vigoureux ; puissant & illustre
lors qu’il suit le train de la vertu. Que si les hommes auoient
autant de soin des choses bonnes & necessaires, qu’ils en ont
des vaines & inutiles, sans doute ils commanderoient à la Fortune,
& paruiendroiẽt au plus haut faiste de la grãdeur : Mais
parce que la pluspart des hommes appliquent leur esprit &
leur temps à des occupations friuoles & peu honnestes, on
attribué tout aux accidens de la Fortune, bien que personne
ne doute (suiuant que les succez des affaires nous ont apris)
qu’vn esprit esclairé de la lumiere des Lettres produit, & en
paix, & en guerre, des actions illustres & vtiles : Et qu’vn chacun
(comme disoit vn ancien) est l’artisan de sa fortune.

Si on prend garde au sens, à l’industrie, & au iugement, on
trouuera que la vertu surmonte tout, & que iamais elle ne
nous abandonne si premierement nous ne la delaissons (c’est
à dire si nous ne nous écartons des sentiers qu’elle nous a tracez)
ny mesme qu’elle ne donne iamais rien aux hommes, si
la donation n’est mutuelle & reciproque. C’est pourquoy vn
certain souhaitoit plutost vn gouffre de sagesse qu’vne goute
de fortune : Car la prudence acquiert souuent la bonne fortune,
au lieu que la fortune ne sçauroit donner la prudence.

Tymothée fils de Conon fut fort fasché de ce qu’on l’auoit

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peint dormant, tandis que la Fortune prenoit pour luy auec
des filets des villes & des citez : car il croyoit veritablement
qu’on luy faisoit grand tort, & qu’on le priuoit par ce moyen
de la loüange qu’il meritoit : si bien que reuenant quelque
temps apres de la guerre, il dit en haranguant ses citoyens que
la fortune n’auoit rien à voir sur ce qu’il venoit de gagner.

 

Pour retourner au discours de l’vtilité qu’aporte cette alliance
des Armes & des Lettres, ie ne peux approuuer, Monseigneur,
l’opinion d’vn de nos Roys, lequel, combien qu’il
ne cedât à aucun en l’art de bien gouuerner son Estat, ne voulut
iamais que son fils s’appliquât aux Lettres, croyant qu’il
seroit assez sçauant pourueu qu’il sceust cette maxime, Qui
nescit dissimulare nescit regnare : mais quel profit luy reuint-il
de ce mépris des Lettres : Les Historiens nous apprennent assez
qu’il fit preuue à son dam de cette ignorance. Ie dis donc
& maintiens ce que i’ay dit cy-dessus ; que les Lettres n’aportent
pas seulemẽt beaucoup d’ornement & d’éclat aux Chefs
de guerre, mais encor qu’elles leur sõt absolumẽt necessaires.

Il me semble que ie voy maintenant ces temeraires conuaincus
par nos raisons ; foüiller ces tombeaux que les vers
& la pourriture ont rongez, pour y trouuer des exemples de
magnanimité & de prudence : comme si depuis ce temps-là,
& particulierement en nostre siecle, il ne se trouuoit point de
personnages remplis de ces belles qualitez, & de pareille vertu.
l’honnore l’antiquité parce que sans doute elle a porté
d’excellens hommes ; mais ie veux bien qu’elle sçache que
nos siecles ne luy doiuent rien.

Nous en auons des preuues euidentes en Vostre Altesse,
Monseigneur, qui est considerée aujourd’huy comme vn modele
sur lequel tous les Princes, & Grands Chefs de guerre se
doiuent regler & conduire, & dont l’exemple est plus puissant
que tous les preceptes que les Sages ont pû prescrire. Il n’est
pas necessaire que ceux qui aspirent à la perfection tiennent
d’autre route que la vostre, pour arriuer à vn haut point de
reputation & de gloire : Ils n’ont qu’à marcher sur vos pas
pour se faite admirer des hommes, & honorer des Roys.

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Qu’ils ne se mettent point en peine de chercher dans
leur esprit, par quelles nouuelles voyes on peut gagner l’amour
des peuples, & en receuoir des eloges. Ils trouueront
dans vostre vie mille glorieux exemples de tout ce qui doit
estre fait par vn grand & sage Prince.

Ie ne trouüe rien, Monseigneur, qui puisse persuader la
vertu aux hommes, qu’en leur representant ce que vous
estes. On ne sçauroit dire combien la douceur de vostre
conuersation a de charmes, & auec quelle facilité elle captiue
les cœurs & l’amitié des soldats, & dont les paroles
donnent vn grand sujet d’admiration à ceux qui ont l’honneur
de vous oüir.

Nous deuons croire que Dieu ayant permis ces guerres
effroyables qui trauaillent toute l’Europe pour l’expiation
de nos fautes, est maintenant appaisé, nous ayant donné vn
si grand Prince, qui paroist comme le feu de Castor & Pollux
durant l’orage.

Apres quoy les temeraires seront-ils pas contraints d’auoüer,
que ce qu’ils appellent courage tient plus de la brutalité
que de la vraye generosité, s’il n’est moderé par la
discretion & la prudence. C’est pourquoy les anciens Gaulois
peignoient Hercule Celtique en vieillard, qui trainoit
apres soy des peuples enchaisnés & attachés par les oreilles,
auec des chaisnes qui sortoient de sa bouche : pour
montrer que les armées & la puissance des Roys ne sont pas
si fortes, que les charmes & les attraits de l’Eloquence.

C’est ce que les Poëtes ont voulu dire par la fable de Pallas,
qu’ils ont representée sortant toute armée du cerueau
de Iupiter. Nous apprenons par là combien est vtile de
joindre les Lettres aux Armes, & que sans cette noble alliance
nous ne sçaurions arriüer à la perfection d’aucune
entreprise notable. Ne sçauons-nous pas que Thesée nous
figure vn braue Chef de guerre, & que l’amour d’Ariane,
de laquelle il acquit les bonnes graces, nous represente la
prudence, dont il accompagna ce genereux feu qui le brûloit,
pour sortir auec honneur du lieu où son courage luy

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auoit donné entrée ? Qui peut ignorer combien le conseil
& l’ordre peuuent beaucoup en guerre, voire sont bien
souuent plus efficaces que la force ? C’est pour cela qu’on
peignoit jadis la prudence tenant vn Caducée d’vne main,
& des Diademes de l’autre.

 

Les Philosophes ont fort bien définy le courage, quand
ils ont dit que c’est vne vertu qui ne combattit iamais sans
la prudence. Aussi ne voit-on personne qui ait acquis la
reputation d’vn grand & genereux courage, s’il n’a marié
la prudence auec la force, & la sagesse auec la valeur ; &
sans vne alliance si illustre, le courage le plus maste & le
plus éloigné de la crainte de la mort, merite le nom d’audace
& de temerité plûtost que de valeur.

Mais voicy ce que produit souuent cette grandeur de courage ;
c’est la presomption, la temerité, & l’ambition effrenée
de commander, qui fait que bien souuent les plus braues,
poussés par cette immoderée passion, sacrifient leur
vie aux dangers inutilement & sans fruit. C’est pourquoy
les hommes vrayment genereux auront tousiours cette
opinion, que la magnanimité consiste aux mouuemens &
aux actions bien reglées, & non pas en vne vaine gloire,
aymant mieux estre grands en effet, que de le paroistre seulement.
Aussi celuy qui recherche l’approbation d’vne multitude
ignorante, ne merite pas d’auoir place entre les personnes
illustres.

Enfin on se porte d’autant plus facilement à des actions
déreglées, qu’on a le courage plein de feu & d’ambition
déreglée, & cét endroit est si glissant qu’il ne se trouue
presque personne qui n’y tombe, ou qui n’y chancelle. A
peine a-t’on fait vne entreprise laborieuse, à peine a-t’on
seulement regardé le danger, qu’on en desire la gloire comme
la recompense de ses actions.

Mais vn courage, Monseigneur, grand & genereux en
effet comme le vostre, se fait remarquer en deux choses :
La premiere est au mépris des dons de la fortune, ayant appris
par les preceptes des Sages, qu’vn Prince tel que vous

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ne doit rien souhaiter, ny pretendre que ce qui est glorieux,
& bien-seant à sa condition ; & qu’il ne doit se laisser
vaincre, ny par la consideration des personnes, ny par les
passions de l’ame, ny par les accidens de la fortune.

 

L’autre poinct est, qu’estant en l’estat que nous venons de
le representer, il n’entreprend que de grandes actions qui
sont auantageuses à son Roy, à son pays & à sa reputation ;
& qu’il ne se relasche iamais ny pour les difficultés qui les
suiuent. C’est donc par l’éclat de ces deux choses qu’on
peut reconnoistre vne ame forte & veritablement genereuse ;
Mais c’est en la premiere que l’on trouue ce qui fait
les grands courages, puis que c’est luy qui éleue l’esprit à des
choses hautes, & qui luy fait mépriser tout ce qu’il y a dans le
monde d’effroyable & de perilleux.

Apres auoir monstré ce que peut l’alliance des Armes &
des Lettres en la personne des Conquerans : nous sommes
obligés de faire voir qu’elle est du tout necessaire pour la
conseruation de leurs conquestes.

La gloire des conquestes part de plusieurs causes : beaucoup
de personnes y contribuënt : la fortune y interuient
aussi-bien que la vertu ; & les fautes des ennemis ne les auancent
pas moins que la conduite de ceux qui les font : mais la
conseruation est l’ouurage d’vn seul, ou du moins de peu de
personnes. Pour faire vne conqueste la force est necessaire,
& quelquefois le hazard s’y mesle & facilite l’entreprise :
mais en la conseruation des conquestes il n’y a que la raison
qui soit occupée, & la plus noble des habitudes qui est
la sagesse dans laquelle l’on ne peut garder ce que l’õ gagne.

Apres que Iules Cesar eut vaincu Pompée en la campagne
de Pharsale, entre tous les honneurs que le Senat luy
decerna, ceux-cy furent des premiers, à sçauoir qu’on luy
consacra au Capitole vn chariot qui regardoit la statuë de
Iupiter, & son image assise sur vn globe terrestre auec cette
inscription (IL EST DE MY-DIEV.) C’est pourquoy
Gabriel Symeon, en ses symboles Heroïques, dépeint le
mesme Cesar sur le globe du monde, tenant de sa main

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gauche vn liure, & de la droite vne espée) auec ces mots (IL
EST CESAR PAR L’VN ET PAR L’AVTRE) tableau qui nous
represente que Cesar acquit l’Empire par les Armes & par
les Lettres, & qu’il le maintint par cette illustre alliance.

 

C’est ce que veut la loy de Seruius Tullius sixiéme Roy
des Romains, que le repos d’vn Estat n’est pas seulement
estably par les armes & par la connoissance de l’art militaire,
mais encore par les conseils & par les arts liberaux. C’est
aussi ce que nous apprend l’Empereur Iustinian au commencement
de ses Institutes, lors qu’il dit que la Majesté
Imperiale doit non seulement estre decorée par les armes,
mais aussi pareillement armée de loix, afin qu’elle
puisse bien gouuerner, & en temps de guerre, & en temps
de paix ; & que le Prince Romain soit non seulement victorieux
de ses ennemis, mais encore que par voyes legitimes
il chastie les meschans & protege les bons.

Vn Historien moderne accuse couuertement d’imprudence
les François qui font en peu de temps, & auec vn
prompt succés de grandes conquestes, & ne les peuuent
garder, ne sçachans pas qu’vn païs gagné par ceux qui n’ont
point de discipline leur est inutile, la garde leur en est difficile,
& qu’il les ruïne à la fin. L’Empereur Auguste l’auoit
tres-bien appris par la lecture de l’Histoire des faits d’Alexandre
le Grand en Orient, quand il disoit qu’il s’émerueilloit
qu’Alexandre eût seulement pensé d’adjouster conquestes
sur conquestes, sans pouruoir aux moyens de les
bien garder.

Pyrrhus Roy d’Epire estoit de cette humeur, (comme
les Histoires recitent) car là où il portoit ses armes aucun
ne pouuoit soustenir ses efforts, & autant qu’il estoit estimé
Conquerant valeureux, autant paroissoit-il tost apres
possesseur mal-heureux, ne prenant plaisir qu’à gagner des
païs, & se souciant peu de les perdre. Le Roy Antigone
le comparoit à vn joüeur de dés, qui perd son bien propre
& liquide sous esperance du gain, & ne se contente pas de
ce qui luy vient sous les mains en joüant, voulant auoir ce

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qui reste à celuy qui luy tient coup, il perd souuent tout ce
qu’il auoit gagné. Son sage Conseiller Cyneas l’auoit aduerty
auparauant ses pertes de se retirer : Mais ce fut vn libre
auis, qui alluma l’ambition de ce Prince Architecte de
nouuelles esperances : Sa miserable fin découurit la verité
des propos de son Conseiller : Et l’on peut dire de ce Prince,
& de tous ceux qui luy ressemblent, que la vanité de
l’homme ne luy permet pas de donner à soy-mesme, ny
receuoir d’autruy aucun conseil qui luy puisse profiter.

 

Scipion estant Censeur, & ayant à faire vne priere publique
selon la coustume, au lieu de dire ; ô Dieu accroissez
la Republique, se contenta de prier qu’ils la maintinssent.
Vn ancien a dit à ce propos, qu’vn Estat se garde aisément
auec les mesmes moyens par lesquels on l’a acquis : mais
quand l’oisiueté, & la dissolution ont pris la place du trauail
& de la justice, l’Estat ce change par ce changement
de mœurs.

Totilas Roy des Goths qui conquit Rome, conclud ainsi
en vne harangue qu’il fit à son armée, Que c’est chose plus
mal aisée de garder ses conquestes, que de conquerir : pour
ce qu’en gagnant païs, bien souuent la lascheté du possesseur
sert plus que ne fait la valeur de l’agresseur, qui ne peut
sans sa propre vertu garder ce qu’il a gagné.

Nostre Histoire nous fournit vn exemple memorable sur
ce sujet en la personne du Roy Charles surnommé le Sage,
le que trouuant la France ruinée par les Anglois, sous les
Regnes de Philippe & Iean ses deuanciers, particulierement
la Guyenne ; vne partie de la Normandie & Picardie
occupée par les ennemis : considerant aussi qu’il auoit sur
les bras Edoüard troisiesme, le plus heureux & vaillant Roy
que l’Angleterre ait eu, lequel peu d’années auparauant
auoit deffait les François en deux batailles signalées, se resolut
premierement de bien garder ce qui luy restoit, ayant
appris par les fautes du passe qu’il se deuoit plûtost gouuerner
par le conseil que par la force des armes, ne faisoit rien
temerairement. Il prenoit peu souuent les armes, mais s’il y

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estoit contraint par la necessité, l’on s’apperceuoit bien des
effets de sa bonne conduite par le choix qu’il faisoit des
hommes propres & vaillans.

 

Edüard voyant la pointe de son espée esmoussée, & le
de ses victoires arresté par la prudence de Charles, disoit
souuent, Qu’est-ce cy ; Qui a iamais veu Prince si peu Martial,
& qui taille tant de besongne à son ennemy ? Il ne part
point de son cabinet à dicter des Lettres, mais tout desarmé
qu’il est, il me donne plus de peine que n’ont fait ses ayeuls
auec toutes leurs forces. Si grande estoit la sagesse de ce
Charles, que son ennemy mesme ne se pouuoit empescher
de la loüer. Aussi remit-il son peuple accablé de misere, &
amassa tant de Finance, qu’aprés auoir heureusement possedé
le tiltre de Sage, il laissa à son fils celuy de Riche.

Le Roy Theodoric en sa Lettre à Sabinian, témoigne
combien il y a de Gloire à conseruer ses conquestes. Il ne
sert de rien (ce dit-il) de donner vn pied ferme aux commencemens
d’vne affaire, si la presomption vient à renuerser
tout ce qu’on aura mis en ordre : Mais ce que la prudence
fonde, & que la vigilance garde, est solide & de longue
durée : Et il faut estre plus auisé à garder ce qu’on trouue,
qu’à le chercher, à cause que l’honneur des commencemens
est deu à l’inuention, & la parfaite loüange à la conseruation
des choses acquises. C’est ce qui faisoit plûtost souhaiter
au General de l’armée des Grecs, dix sages Conseillers
comme Nestor, que dix grands Capitaines tel qu’estoit
Ajax.

Le bon Empereur Maximilien premier du nom, disoit
souuent qu’il y a beaucoup moins de peine à vaincre &
dompter vn peuple, qu’à le retenir en deuoir, & que celuy-là
faisoit follement qui enuahissoit ceux qu’il ne pouuoit
retenir en son obeïssance. On voit donc par ces exemples
& ces autorités, que les Roys & les Princes ont voulu
que ce qu’ils auoient acquis par les Armes fust conserué
par les Lettres.

Ie ne peux souffrir le dire de ceux qui maintiennent,

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que les Estats qui font profession d’ignorance s’agrandissent
plus facilement, & se maintiennent plus long-temps
que ceux qui font tant de cas des Lettres. Ils adjoustent que
Rome durant les cinq premiers siecles qu’elle fut ignorante,
fit voler son nom par tout le monde, porta ses armes
dans tous les Estats voisins, & fit tributaires des Nations
qui n’auoient iamais esté assubjetties : Mais si-tost qu’elle
commença à gouster les sciences, elle commença à gouster
les sciences, elle commença aussi à se ruiner & se détruire
par des guerres ciuiles.

 

Il n’y a pas lieu de se preualoir de ces desordres, car si la
Republique Romaine commença à descheoir lors que les
sciences ont dauantage fleury à Rome, & si elle s’est ruinée
lors que ses Chefs d’armées estoient sçauans ; Il ne faut
point pour cela en accuser les Lettres, ny croire que la Philosophie
qui ne trauaille qu’à temperer les passions, & à
purger l’ame de ses taches & defauts, ait causé ce violent
desir de dominer, & cette immoderée ambition qui n’a pû
estre retenuë ny par les inclinations du sang, ny par l’amour
de la patrie. Ce grand déreglement a procedé de certains
esprits, qui apres auoir long-temps commandé dans les
Prouinces, & donné des loix aux peuples ; n’ont pû se reduire
dans l’égalité & dans l’obeïssance ciuile, ny souffrir
des compagnons & moins encore des Maistres.

Outre que tandis que les Romains estoient occupés au
dehors, & que les ennemis estrangers leur donnoient de
l’exercice, ils ne songeoient aussi qu’à subjuguer, ou à se
defendre. Mais depuis que tout a cedé à leurs Armes, qu’auec
la conqueste du monde Rome s’est enrichie des despoüïlles
de toutes les Nations ; Que les Grands se sont acquis
beaucoup de creatures, il ne faut point s’estonner si la
ruine de l’vn des partis a esté suiuie de celle de l’Estat, où la
puissance qui estoit partagée à plusieurs a esté vnie en vn
seul par la loy de la victoire.

Ceux qui veulent éloigner les Lettres de la Republique
alleguent pour appuyer leur opinion, que les pompes, &

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les triomphes de ceux qui auoient vaincu leurs ennemis
en bataille rangée estoient tous Martiaux & terribles :
Ceux au contraire qui par leur addresse estoient venus au
dessus de leurs ennemis, la loy ne leur concedoit seulement
que l’honneur de l’Ouation, qui estoit vne façon
d’entrée pacifique, pleine de feste & de joye. Le chapeau
de Triomphe estoit de Laurier, celuy de l’Ouation n’estoit
que de Myrthe : Ceux-là entroient sur vn chariot tiré
par quatre cheuaux : ceux-cy à pieds : Ceux-cy à pied :
Ceux-là estoient suiuis de leurs soldats tous en armes : ceux-cy
de leurs amis tant seulement : Ceux-là au son des tambours :
ceux-cy auec les flustes & les haut-bois : à ceux-là
l’on faisoit des acclamations publiques : à ceux-cy l’on dõnoit
quelques petits eloges : Ceux-là estans montés au
Capitole immoloieint vn ou plusieurs bœufs, & ceux-cy vne
brebis seulement.

 

Mais ie responds à ce qu’on nous allegue du triomphe,
que l’espée y prenoit la loy de la robbe, estãt certain qu’aucun
Capitaine ne pouuoit triompher que par l’authorité
du Senat : Et que ces ambitieuses marques de triomphe
seruoient plustost à monstrer la vanité des hommes, que la
modestie & la retenuë que nous deuons garder dans les
grandes prosperités.

Le plus Grand des Empereurs Romains (Trajan) le pratiqua
for bien, lequel bien qu’il eust merité plusieurs fois
tous les honneurs du triomphe, ne voulut iamais que Rome
luy preparast de magnifiques entrées, se contentant d’entrer
dans la ville à pied comme vn simple citoyen. Ne sçait-on
pas que quand le Senat vouloit honorer quelque Roy
de son alliance, outre le sceptre d’yuoire, la Couronne &
la coupe d’or, il luy enuoyoit vne robbe longue de pourpre,
comme Scipion fit à Masinissa, pour tesmoigner qu’il deuoit
estre soigneux d’entretenir tousiours la paix auec le peuple
Romain.

Dans les Liures Elephantins qu’on gardoit si religieusement
au Temple de Saturne (ainsi appellées à cause de leur

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extraordinaire grandeur) on y enregistroit indifferémment
les actes du Senat, & les faits des Capitaines Romains. Le
Senat estoit composé de gens qui auoient conduit des armees,
remporté des victoires, & acquis l’hõneur du triõphe.

 

Les Empereurs ne s’addonnoient pas seulement aux actes
de valeur, mais encore à l’estude de l’Eloquence. Y auoit-il
rien de plus venerable, ny de plus redouté par tout le monde,
que cette compagnie de cinq cents vieillards ; Pyrrhus
demandoit vn jour à Cyneas venant de Rome, ce qui luy
sembloit de ce grand Senat ; C’est, respondit-il, vn Consistoire
de plusieurs Roys. C’estoit luy qui autorisoit les Consuls
& Chefs des armées, vn petit rescrit faisoit marcher
toutes les forces de Rome, les rappelloit, les arrestoit, &
faisoit obeïr ceux-là mesme qui auoient les armes & les forces
en main.

En Hongrie, lors que le Roy éleu estoit sacré en la grande
Eglise d’Albe-Royale, il montoit sur vn theatre, & là il
faisoit plusieurs Cheualiers, pour faire entendre par cette
premiere action, que la trame de la Royauté se commence
par les armes : Que ce sont elles qui honorent, & qui tiennent
sous leur tutelle tous les Empires. Au sortir de là il
s’en alloit à l’Eglise saint Pierre & saint Paul : & là assis
sur vn Tribunal, oyoit & decidoit quelque procés, pour
monstrer que les Armes, & les Lettres doiuent estre alliées
en la personne des Roys.

Il est vray que par tout l’Empire du Turc on ne parle
que des armes, les Lettres y sont inconnuës, la Gloire de
cette nation consiste en l’Art militaire. Le Grand Seigneur
pour le faire entendre aux Princes estrangers, pratique cette
ceremonie à l’endroit de leurs Ambassadeurs, la premiere
fois qu’ils le veulent voir & parler à luy : ils luy sont amenés
par deux Bassas, dont l’vn tient le bras droit, l’autre le
gauche, & conduits dans le cabinet en cette sorte, ils trouuent
ce Prince, n’ayant autre chose à l’entour de soy qu’vn
Cymeterre, vn Bouclier, vne Masse de fer, vn Arc & des
fléches ; comme s’il vouloit dire, c’est la seule chose que

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j’honnore, l’appuy de mes Estats, le nerf qui les tient liés, la
defense de ma Grandeur, & l’asseurance de mon Sceptre.
Bien dauantage, il ne va jamais à la Mosquée pour vacquer
aux exercices de sa Religion, que le Tolisman, qui est son
Prestre, ne luy vienne au deuant auec ces mots : Souuiens-toy
ô Empereur, que comme ton Empire a esté acquis par
la vertu des Armes, c’est par elles-mesmes qu’il te le faut
conseruer, accroistre & augmenter.

 

Leur premier Empereur Otthoman de nom, n’est jamais
peint parmy eux que la main sur la poignée de son Cymeterre.
Rien n’irrita jamais tant Bajazet premier du nom,
contre Temires Roy des Tartares, que quand il luy enuoya
par ses Ambassadeurs vne robbe.

Les quatre Bassas qui rendent aux Turcs la Iustice, ne
sont point éleués à ces charges qu’apres s’estre faits connoistre
par leur valeur, apres auoir hazardé leurs vies vne
infinité de fois pour le seruice de l’Empereur, & passé leur
jeunesse en l’Escole des Ianissaires, & la plus grande partie
de leur âge és armées ; & mesme qui de simples soldats de
garde, peu à peu par les degrés des Armes ne soient montés
à ce haut degré, si haut de vray que ce sont les quatre plus
belles charges de l’Estat Otthoman.

Ils jugent souuerainement sans appel, les plus belles affaires
passent par leurs mains, le plus ancien a le cachet du
Prince, & est appellé Visir, & dicte aux Secretaires les deliberations
du Conseil. Mais quoy, dirés vous, ces Bassas
ont donc estudié ? nullement pour estre luge en Turquie, il
ne faut point estre sçauant, il faut seulement qu’ils sçachent
les loix du pais, qui sont fort claires & intelligibles,
& en petit nombre. Il ne faut point (disent-ils) se remplir
la teste de tant de loix, ny sçauoir celles qui sont abrogées,
& quelles non : Il ne faut point rendre la Iustice auec tant
de delais & de chicane, ny emprunter le fard de la Rhetorique
pour plastrer le mensonge & la calomnie comme
font les Aduocats.

Les habitans des Indes Orientales sont dans les mesmes

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sentimens contre les Lettres. Ceux qui ont decrit les
mœurs & coustumes de ce pays-là, disent qu’il y a quatre
ordres ou quatre sortes d’Estats. Le premier est des Satrapes :
au second sont les Brachmanes, qui sont les Prestres :
au troisiéme les Gens de guerre ou les Nobles qu’ils appellent
Naires : au quatriéme le reste du peuple : Mais l’exercice
des armes n’est permis qu’aux seuls Gentilshommes.
Si que ces Naires qui sont instruits aux arts de la guerre
dés l’aage de sept ans, possedent seuls le titre & les prerogatiues
de Noblesse. Ils sont tellement respectés qu’il n’est
pas permis au peuple de les aborder, & mesme allans par la
ville, ils se font faire place par des Herauts qui vont deuant
eux (qui crient par les ruës, Place à Messieurs) &
outragent à coups de bastons ceux qui ne se retirent pas
assés-tost.

 

Nous aurions vn grand discours à faire, s’il falloit entrer
dans la consideration de toutes les loix qui sont receuës
dans tous les Estats du monde : Nous nous contenterons de
faire vne remarque sur les principales parties. L’on sçait
qu’en Asie & en Afrique il reste peu ou point de connoissance
des lettres, que la Philosophie y est ignorée, que
l’on y hait les sciences liberales, & qu’on les estime contraires
à la bien seance ; Aussi le mot de Turc en langue Scythique
ne signifie rien qu’vne beste, ou vn homme viuant
comme beste. Il ne faut donc pas trouuer estrange si la
barbarie regne en toutes ces grandes parties de la terre,
puis qu’elles font vn si grand mépris des choses qui les pourroient
ciuiliser.

Les sçauans de l’Antiquité nous ont marqué ce grand
defaut dans vn tableau Hieroglyphique, où l’on voit trois
testes jointes ensemble par le col sans corps, mais auec des
griffes de coq, sur lesquelles ce col à trois testes repose.
L’vne de ces testes est de cheual demonstrant l’Afrique,
l’autre de beller signifiant l’Asie, la troisiéme d’homme representant
l’Europe (selon le sens de ceux qui s’estudient
en telles recherches) ce tableau nous donne à entendre

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que cette partie du monde qui nous soustient, a tousiours
eu plus d’instruction & de ciuilité que les autres qu’ils comparent
aux brutes.

 

C’est trop arrester parmy ces barbares qui n’ont rien d’humain
que la figure. Laissons-là dis-je ces peuples dont le
nom nous est aussi odieux, que leurs cruautés sont insupportables
à ceux qui sont sous leur obeïssance ; & qui les
seruent plustost par la crainte des supplices que par aucune
affection. La puissance absoluë où quelques-vns de leurs
Souuerains sont paruenus, a esté plustost vn effet de la licence
qu’ils ont donnée que de leur addresse. Et sans doute
s’il estoit permis à ces peuples d’vser de la lumiere que la
nature leur a donné, ils secoueroient le joug d’vne si miserable
seruitude à laquelle leurs Princes les ont reduits,
en leur ostant l’vsage & la connoissance des sciences, & de
toute ciuilité & politesse.

Ie ne pense pas qu’il y ait aucun de ceux qu’on appelle
Chrestiens, qui voulust renoncer à l’égalité qui se trouue
parmy nous embrasser la seruitude des autres : si ce n’est pour
embrasser la seruitude des autres : si ce n’est pour leur apprendre
les moyens de sortir de cét esclauage, & les entretenir
des effets vtiles & salutaires, que le Politique produit
dãs les Estats qui sont gouuernés par d’excellens Ministres.

Ce seroit à la verité faire tort à ces Grands Genies de ne
mesler pas leurs loüanges parmy celles des Conquerans :
ayant vn si grand besoin les vnes des autres, que le courage
des vns n’entreprend jamais rien sans le consentement des
autres. Et puis que la Politique est la plus noble des sciences,
nous serions dignes de blasme, si nous finissions ce
discours sans rapporter à la prudence autant de loüange,
que nous en donnons à la valeur & au courage.

Pourquoy estoufferions-nous la Gloire de ceux, à qui
les guerriers ne sont pas moins obligés pour leurs bons conseils,
qu’ils leur sont pas redeuables pour la protection qu’ils tirent
de leurs armes ? Pourquoy leur rauirions-nous l’honneur
qu’ils ont si bien merité, en conseruant par leur prudence

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les Prouinces que la force a conquises ? Et pourquoy
ne partagerions nous pas les fruits des grandes actiõs
auec ces sages Ministres, puis qu’elles ont esté conduites
& accomplies par les auis de gens de conseil ?

 

Le Ministre du Prince est aux Estats ce que la teste est au
corps, & comme les membres se ressentent de la bonne
ou mauuaise disposition du Chef ; ainsi par la capacité ou insuffisance
des Ministres, les grands desseins sont renuersés,
ou heureusement executés. Il est besoin d’vne grande vertu,
d’vn grand esprit, d’vne grande valeur, & d’vne grande
fortune pour regir des peuples, & conduire des armées ;
& partant en la distribution de ces charges, on doit considerer
dauantage le merite que la faueur.

C’est pourquoy vn Ministre patient dans les affaires, ingenieux
pour les expediens, prompt à l’execution, considerant
à punir, auisé à despencer, habile à commander,
& genereux enuers ceux qui le meritent, gagnera mieux luy
seul l’affection des sujets, & l’obeissance des soldats, &
fera mieux succeder toutes ses entreprises, qu’vn grand
nombre d’autres inquiets & precipités en leurs entreprises,
irresolus en leurs desseins, lents en leurs executions,
mal-auisés en leurs deliberations, violens aux ordres, seueres
aux punitions, déreglés en leurs dépences, & auares
aux recompenses.

Les actions des Ministres sont comme des antes qui
changent les fruits de l’Estat selon leur espece ; d’où vient
que les Estats qui sont gouuernés par d’excellens hommes
ne peuuent iamais perir. Leur gouuernement est semblable
à vn grand fleuue qui prend son nom de sa source,
& le communique à toutes les autres riuieres & ruisseaux
qui luy apportent tribut de leurs eaux. Et ne pouuons-nous
pas dire qu’aujourd’huy la pluspart de ceux qui ont
executé de grandes choses, doiuent vne parie de leur
Gloire au soin & à la preuoyance de ces Grands Ministres ?
Que les resolutions du cabinet ne sont gueres
moins illustres que les exploits de la milice, & que pendant

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la paix on a autant besoin de courage que de prudence,
pour gouuerner des peuples & conseruer les Estats,
que pour acquerir de nouuelles terres ?

 

Il n’y a point de doute, que comme l’Horloge sans contrepoids
perd son mouuement, de mesme l’armée sans vn
Chef intelligent, & l’Estat sans vn Gouuerneur capable,
se ruine & perd bien tost ses forces & sa splendeur. Le
bon choix des Ministres est l’ame des Estats ; leur capacité,
la subsistance des Empires ; & leur esprit, le Pilote qui les
garantit des orages, & des escueils de la mauuaise fortune.
Tant plus la guerre est difficile, tant plus le Chef
en doit estre habile & experimenté. Si en tout Art il est
besoin d’vne disposition naturelle, d’vn esprit vif, d’vne
longue pratique, & d’vne science certaine, combien plus
ces qualitez sont elles requises pour gouuerner des peuples,
pour commander aux armées, & pour conduire vne
entreprise à vne heureuse yssuë, ce qui est le plus difficile
en toutes les actions humaines.

C’est pour cela qu’il faut faire choix d’vn Ministre qui ait
ces qualitez. Sçauoir la connoissance des Lettres, l’adresse
d’vn bon esprit, l’ardeur d’vn courage resolu, la promptitude
d’vne volonté incorruptible, & la conduite d’vne longue
experience. Ce sont les plus grandes qualitez que les
Princes puissent desirer en leurs seruiteurs : Elles disposent
les entreprises, ménagent les affaires, auancent les succés,
font auorter les desseins des ennemis, surmontent les difficultez,
mettent en credit la reputation du Souuerain, qui
est l’appuy des Empires. Les actions de ces Grands hommes
meritent autant de gloire que celles qui s’executent par les
Armes.

Il n’y a rien qui polisse plustost vn esprit bien fait que la
Politique & l’Histoire, ny qui luy soit plus vtile que le
commerce auec les morts & les absens : Par là il connoist en
peu de temps les affaires de plusieurs siecles, de là il tire
l’experience de tous les Grands Hommes qui l’ont precedé,
& là enfin il trouue des preceptes qui le conduisent par la

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main, & luy monstrent les escueils qu’il luy faut passer & les
embusches dont il se doit prendre garde. Pour le moins à
la faueur de l’estude il gagne cela qu’il n’est gueres surpris,
& que les accidens qui suruiennent inopinément ne le troublent
point comme ils font les ignorans : Car il ne se presente
rien de nouueau, qui ne rencontre dans l’antiquité quelque
chose de semblable ou d’approchant.

 

Mais si nous voulons faire des jugemens sans passion, nous
dirons qu’il s’est fait durant la paix beaucoup de choses, &
plus illustres & plus éclatantes que celles qui se sont faites
durant la guerre : contre l’opinion de plusieurs qui s’imaginent
que les actions de la guerre sont plus glorieuses, que
celles de la paix. Car il y en a beaucoup qui n’ont jamais
cherché la guerre que pour assouuir leur ambition, & acquerir
vne Gloire funeste à tout le monde ; Et ce déreglement
est d’autant plus puissant sur les esprits qu’ils ont acquis
de connoissance, d’experience & de credit parmy les
Armes.

Cette magnanimité que nous recherchons doit estre
donc entierement attachée aux dons de l’esprit, & se fait
paroistre par les habitudes qu’elle a acquises dans le maniement
des affaires ; si bien que ceux qui gouuernent les Estats
sans faire la guerre, ne leur sont pas moins vtiles que ceux
qui portent leurs armes chez leurs voisins. C’est bien souuent
par leurs conseils ou qu’on s’est abstenu de faire la
guerre, ou qu’on l’a heureusement terminée : Et partant
il faut plûtost souhaitter de la capacité pour bien conseiller,
que de la force pour combattre ; & il faut conseiller la
guerre de telle sorte, que ce soit pour auoir vne ferme paix.

Au reste c’est le propre d’vn courage grand & ferme de
ne se point troubler dans les aduersités, de conseruer sa
raison parmy les dangers & les disgraces, & d’estre toûjours
capable de donner & de receuoir du conseil. Certes
c’est vne marque d’vn grand esprit de preuoir les accidens
à venir, de bien pouruoir aux euenemens de l’vne & de
l’autre fortune, de considerer les remedes qu’il faut apporter

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aux succés douteux & incertains de toutes entre prises
Et enfin de ne rien entreprendre qui le puisse obliger au
repentir.

 

Chacun sçait que les executions des grands desseins sont
souuent dangereuses à ceux qui les entreprennent, telles
furent celles de deux Capitaines. Lacedemoniens, dont le
premier eut la conduite de la guerre du Peloponese, lequel
apres auoir fait beaucoup d’actions illustres, ruïna toutes
ses affaires, pour n’auoir pas suiuy le conseil de ceux qui
estoient d’auis qu’il fist retirer sa flotte, & qu’on ne combatist
point contre les Atheniens. Lors qu’on luy donna
ce conseil, il respondit que les Lacedemoniens pouuoient
bien faire vne autre flotte quand ils auroient perdu celle-là,
mais qu’ils ne pouuoient fuïr sans honte.

Il est vray que cette perte ne fut pas grande pour eux,
mais celle qui leur arriua par la faute d’vn autre Capitaine
leur fut entierement funeste : Car celuy-cy craignant de
perdre son credit & sa reputation, & que ses enuieux ne
fissent croire qu’il auoit de l’intelligence auec les ennemis,
il combatit temerairement & sans ordre contre Epaminondas,
& sa precipitation fut cause de la ruyne de son pays.

Ie ne me veux pas seruir des exemples de ces deux
Grands mais infortunés Capitaines par leur imprudence.
I’en veux choisir vn autre qui a merité de justes loüanges,
& qui deliura par vn seul combat son païs de la seruitude
des Barbares. Neanmoins il ne faut pas estimer que le Philosophe
Solon qui ne fut jamais à la guerre, fust moins vtile
aux Atheniens que ce grand Capitaine : Les victoires de
celuy-là profiterent seulement vne fois, & le conseil de celuy-cy
fit fleurir la Republique tant qu’elle garda l’ordre,
& les loix qu’il luy auoit prescrites.

Nous pouuons dire la mesme chose de deux grands Capitaines,
dont la gloire ne peut estre comparée à celle que
s’acquit ce Grand Legislateur par ses loix & par ses ordonnances ;
bien qu’on ait opinion qu’ils augmenterent l’Estat
de Lacedemone. Et apres tout si ces deux Capitaines ont

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eu des armées si fortes & si obeïssantes, c’est vn auantage
qu’ils deuoient à ce Legislateur, puis qu’il auoit estably la
discipline militaire.

 

Les Ministres des Estats ne doiuent pas monstrer moins
de force d’esprit que les Philosophes, soit en méprisant les
dangers, soit en surmontant les atteintes de la fortune. Il
faut sur tout qu’ils se conseruent vne grande tranquillité
d’esprit, puis qu’il est necessaire pour donner ordre à toutes
choses qu’ils n’ayent point de trouble dans l’ame, & qu’ils
n’ayent point de trouble dans l’ame, & qu’ils viuent dans
vne égalité constante. Il ne faut donc pas s’estonner, si ceux
qui gouuernent les Republiques & les Royaumes comme
ils ont de grandes affaires à conduire, sont aussi exposez à
de plus grands troubles que les personnes priuées : Et ce
n’est pas sans raison que nous auons dit qu’il leur est du tout
necessaire d’auoir le courage grand, & d’estre affranchis
de toutes passions.

Ce n’est pas assez que les Ministres possedent ces belles
qualitez, il faut que la Iustice conduise & marche à la teste
de toutes leurs autres vertus. C’est elle qui leur fait acquerir
l’amitié des hommes par l’vtilité qu’elle leur apporte ;
elle est cause qu’ils ont de la creance en eux, & qu’ils les
ont en admiration, parce qu’elle leur fait mespriser les choses
qui sont estimées & desirées de tant de monde, & qui excitent
dans les cœurs de si puissans desirs. Et partant nous
pouuons dire qu’apres Dieu, tout le bon-heur & tout le
mal-heur des armées & des Estats, dépend des Princes,
de leurs Ministres & Chefs de guerre.

Tels sont les effets, MONSEIGNEVR, soit en guerre,
soit en paix, de l’alliance du sçauoir & du courage, qui
esleuent autant VOSTRE ALTESSE au dessus des autres
Princes, que leur condition les met au dessus du reste des
hommes. Nous esperons, MONSEIGNEVR, que vous
employerez encore vostre courage & vostre prudence auec
autant de fruit, & d’auantage pour cét Estat pendant la
paix : comme vous auez fait dans les Armes, quand les ennemis

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de la France seront forcez par vos exploits à la demander.

 

Vous ne bornerez pas vostre Gloire dans les trauaux de
la guerre, MONSEIGNEVR ; & vous ne vous contenterés
pas que la poudre, la sueur, le gain des batailles, la
prise des villes, & la conqueste des Prouinces vous ayent
mis les Lauriers sur le front, vous joindrés à ces Couronnes
les rameaux d’Oliue que vous aurés cueillis dans les
vergers de la paix, que le Ciel nous promet auec l’ayde de
vostre valeur & prudence. VOSTRE ALTESSE confirmera
les peuples dans l’opinion qu’ils ont, que vos actions politiques
ne cedent point aux guerrieres, & que le surnom
de Conseruateur vous est aussi bien deu que celuy de Conquerant.

Pourroit-on nier maintenant que la Politique ne soit pas
la principale regle de tous les Arts liberaux & mechaniques,
la conduite de toutes les actions humaines, la Mere
de la discipline, la Maistresse des mœurs, vtile aux Escoles,
au Gouuernement & au commerce, en paix & en guerre ? Il
n’est ny famille, ny Cité, ny nation ou peuple tant barbare
soit-il, qui n’obserue quelque forme de police. Elle nourrit
les enfans aux bonnes mœurs, esleue le cœur des jeunes
hommes par l’esperance des charges & des dignitez, rend
venerables les hommes d’âge par l’vtilité de leurs conseils,
& par la necessité de leur experience : Elle soustient les pauures,
conserue les riches, maintient les Magistrats, conduit
les Roys, regle les Estats, les orne en la prosperité, & les
protege en l’aduersité.

Elle maintient encore la Iustice, garde le droict, obserue
les loix, decide les procés, establit la paix, éloigne la rudesse,
contient les peuples en vnion, escarte le mal, excite
l’industrie, banit l’oisiueté, la superfluité & l’auarice, honore
la vertu, chasse le vice & la corruption. Elle rend les
hommes auisés aux executions, magnifiques aux affaires
publiques, prudens en leurs negotiations, constans en leurs
traittés, inflexibles à la faueur, incorruptibles par l’argent,

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inuincibles contre la force : Bref la Politique est le fondement
du repos public, la source de l’equité, l’ame, l’ordre,
le conseil, la vigueur, & la force des Estats.

 

Pour preuue de ces verités il suffit de jetter les yeux sur
nostre France, qui est autant estimée par la reputation des
hommes sçauans qu’elle produit, qu’elle l’a tousiours esté
par la valeur de ses peuples. D’où viennent tant de glorieuses
entreprises, tant de succés auantageux, tant de victoires
signalées, & tant de triomphes ; si ce n’est depuis que
nos Generaux d’armées ont allié le courage à la prudence, &
le conseil à la fortune ?

Nos Ennemis l’auoüent, & sont contraints aujourd’huy
de démentir leur ancien dire, parce qu’ils ne craignent pas
moins la prudente conduite de nos Chefs, qu’ils ont toûjours
apprehendé la fougue & la chaleur de la Nation. Il
faut neantmoins que la France confesse qu’elle tient ses
heureux succés de l’innocence de son Roy, de la pieté &
de la sagesse de sa Reyne, de la justice de sa cause, des sages
conseils de ceux qui la gouuernent, & de la vigilance de ses
Capitaines.

Mais puis que ce n’est pas nostre dessein de nous estendre
sur ce sujet, nous nous arresterons seulement en la consideration
des merueilles que la Politique produit dans cét
Estat, depuis que la conduite en a esté donnée à ces excellens
Ministres, non moins capables de gouuerner par leur
experience & par leur integrité, qu’ils le sont par leur suffisance,
N’est-ce pas cette Politique qui entretient l’vnion
dans cét Estat, qui regle l’ambition, qui authorise la justice,
qui destruit les vaines esperances que nos Ennemis auoient
fondées sur les diuisions qui arriuent dans vne minorité ?

Que ce Royaume est heureux d’auoir rencontré de si
grands Personnages, dont les vns s’exposent tous les jours
aux perils pour luy acquerir de la gloire, & les autres par
leurs veilles trauaillent sans cesse à l’accroistre & en estendent
les limites. Les premiers supportent constamment
toute sorte de trauaux & de fatigues, par l’interest commun

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qu’ils ont en la defense de cét Estat : Et ceux-cy n’espargnent
ny soin, ny peine pour seconder les genereux desseins
de ceux qui trauaillent pour nostre defense & conseruation.

 

Ils ne se contentent pas de se faire craindre à nos Ennemis
par leurs exploits de prudence, ils veulent encore partager
leur Gloire auec ceux qui les executent. Ils ont autant
de passion pour la reconnoissance des bons seruices
qu’on leur rend, qu’ils en ont pour la grandeur de l’Estat
qu’ils soustiennent. Ils sçauent bien qu’il n’y a que les recompenses
que l’on donne à la vertu qui luy donnent le courage
aux plus grands courages.

Ils sont aussi jaloux du bien & de l’auancement de ceux
qui leur obeïssent, qu’ils le sont de leur propre reputation.
Ils ne se contentent pas d’asseurer le repos, les biens, l’honneur
& la vie des François ; mais aussi ils leur ont encor fait
perdre pour jamais la crainte des maux dont on les menaçoit.
C’est pourquoy ie ne pense pas qu’il y ait nation aujourd’huy
qui n’envie nostre bon-heur, point de peuple qui
ne voulust viure sous vn Empire si reglé, & qui n’obeist sans
contrainte aux commandemens de si dignes Gouuerneurs.

Nous viuons dans vn Regne si juste & si bien conduit,
que les bonnes actions sont vtiles & honorables à ceux qui
les font : Nous ne sommes pas tombés en ces siecles malheureux
où les bonnes actions estoient souuent interpretées
pour des crimes : Le seul moyen qu’il y a pour paruenir maintenant
aux charges les plus honorables, c’est d’auoir des
qualitez qui les fassent meriter ; & si quelqu’vn veut obtenir
quelque employ grand ou petit, il faut qu’il s’en rende digne.

Ce sont ces excellens hommes à qui rien n’est refusé. Ce
sont ceux qui ont des Princes, & des Ministres, l’estime,
l’appuy & la bien-veillance : & ceux qui voyent ces exemples
de vertus recompensées si hautement, sont enflammés
du desir de se rendre considerables par des actions de vertu,
pource que l’on sçait que ce sont les seules voyes pour paruenir

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aux honneurs & aux dignités.

 

C’est ainsi que la justice ne perd aucune occasion de recompenser
le merite, & qu’on attire par là non seulement
ceux qui ont de bonnes inclinations, mais que l’on conuertit
ceux qui en auoient de mauuaises : d’autant qu’ils ne
doutent point qu’on ne se perde en faisant autrement qu’on
ne doit, & que pour estre aymé des vertueux, il faut estre
semblables à eux, ou pour le moins les imiter.

Il y a peu de naturels qui soient si bons par eux-mesmes.
que de se porter au bien lors qu’ils voyent que les honneurs
sont le partage des meschans ; Et il y a au contraire peu dames
si mal, quand elles voyent que les peines suiuent de
prés les vicieux : mais la pluspart des esprits embrassent l’oisiueté,
& se plaisent d’y croupir, lors qu’ils voyent que le
trauail & la feineantise sont traittés de mesmes.

Les esprits les plus enflammés de l’amour de la vertu
estoient autrefois rebutés & décourages de la suiure pour
vne consideration qui n’estoit pas fort raisonnable, mais
qui les pouuoit excuser au moins en quelque façon de ne
pas faire leur deuoir ? Nous voyons bien (disoient-ils) que
c’est se peiner vainement que de viure en gens d’honneur,
Que la bonne ou mauuaise vie sont indifferemmẽt receuës,
& que ceux qui se sacrifient pour le bien de l’Estat, n’auancent
pas dauantage, ny en biens, ny en estime, que s’ils
demeuroient les bras croisés.

Ainsi l’iniustice des Princes & Ministres, & cette lasche
indifference qu’ils auoient pour toutes choses, ne donnant
point de recompenses aux meilleures actions, ny de punition
aux mauuaises, auoient peruerty de telle sorte la pluspart
des ames froides, qui n’ayment pas la vertu par son
merite, mais pour les fruits & auantages qu’elle apporte :
Il y auoit peu de personnes qui fussent touchées de ses attraits,
& qui eussent auersion au vice.

Quand il se trouue auiourd’huy vn homme qui ait exercé
auec honneur l’employ qu’on luy a donné hors ou dedans
le Royaume, il est asseuré que les charges les plus importantes

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ne luy peuuent manquer en suitte. Le champ où
l’honneur se cueille, est ouuert à tous ceux qui en sont capables.
Sous vn Regne si équitable, chacun a pouuoir d’y
receuoir ce que les vtiles seruices qu’il a rendus luy ont justement
acquis : Et celuy qui est en charge peut dire sans
vanité qu’il n’en est obligé qu’à soy, puisque c’est le seul
merite qui confere les honneurs.

 

Mais à qui sommes-nous plus particulierement obligés
de tous ces auantages, de tous ces biens, & de tous ces
honneurs qu à nostre incomparable Reyne ? Le soin qu’elle
a daigné prendre du Gouuernement est la source de nôtre
bon-heur ; mais le choix qu’elle a fait des personnes qui
l’appuyent est le principal ouurage de sa prudence, & la
plus forte preuue de son affection enuers nous. O élection
illustre ! ô choix digne d’vne grande Princesse ! non moins
estimé de tous, qu’il est enuié d’vn chacun.

Le premier jour de sa Regence nous asseura de nostre
felicité. La France se veid en vn mesme iour vaincuë &
victorieuse. La mort d’vn grand Roy que nous venions de
perdre auoit tellement abbatu nos esperances, que nous
ne pensions plus aux auantages qu’il nous auoit procurez :
Et si Dieu n’eust secondé la valeur de ce jeune Mars
yssu de son sang, nous eussions eu sujet d’apprehender ;
que ce changement de Regne ne changeast nostre bonne
fortune.

La perte de nostre Roy fut suiuie de la victoire de nostre
jeune Heros, & le triomphe de l’vn releua la pompe
funebre de l’autre. Les drapeaux pris sur nos Ennemis,
arborez dans le premier Temple de la Chrestienté, seruoient
de parade à cette superbe, mais triste ceremonie,
& estoient comme autant de langues qui publioient la
valeur de nostre General.

Nous nous vismes en vn mesme temps entre la joye &
la tristesse, & malgré tant d’objets funestes, nous doutions
de la mort du Roy par la suite de ses victoires. Nous
creûmes dés-lors que cét esprit n’auoit quitté son corps

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vsé par les trauaux de la guerre, que pour auoir plus de
pouuoir d’estendre ses conquestes, & ay der nos armes &
nostre juste querelle par ses prieres enuers le vray Dieu
des armées.

 

Les dernieres paroles qu’il dit en mourant ont bien fait
voir qu’il auoit grand part en ce triomphe, & que son esprit
auoit autant contribué à cette victoire que le courage
& la conduite du Chef. Estant certain de sa mort il
voulut moderer nos regrets, ne les pouuant pas empescher,
& dans ce pitoyable estat tout autre moyen luy
manquant, il eut recours à l’innocence de sa vie qui l’a
fait triompher apres sa mort.

Apres la mort d’vn si grand Roy, nous auions besoin
d’vne vertu telle que possede Sa Majesté, pour nous r’asseurer,
& la presence de ce Soleil naissant qu’elle nous
fit, voir acheua de dissiper nos craintes. Cét autre Soleil
ne se toucha que pour faire place à celuy-cy, comme le
feu qu’il attire des rayons du Soleil, que pour faire naistre
vn autre Phœnix : Et les phantosmes de nostre peur disparurent
en mesme temps qu’elle nous le monstra.

Elle trauailla deslors si heureusement pour le bien de
son Estat, que le commencement de sa Regence fut aussi
glorieux, que la fin de l’autre fut tranquille & heureuse.
Nous donnasmes nos vœux & nos acclamations à son
gouuernement, & la seule difference que nous y remarquasmes,
estoit celle d’estre commandée par vne Princesse
qui a toutes les qualitez que doit auoit vne Souueraine.
Sans doute le progrez respondra au commencement,
la lumiere nous amenera la chaleur, nos esperances
meuriront, & le courage produira des efforts vigoureux
à mesure que celles de nostre jeune Roy augmẽterõt.

Cependant tout le monde, & particulierement la France,
se promet de Sa Majesté, & de sa sage conduite, tout
le bon-heur que le Ciel a accoustumé de verser sur les
Estats qu’il veut fauoriser par dessus tous les autres. Elle
se croit desia asseurée de tout le bien, & l’auantage qui se

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peut acquerir par la voye commune de la vertu : ou la reformation
des desordres du monde est vne chose impossible,
ou ce sera elle qui l’acheuera ; ou nostre misere doit
estre eternelle, ou elle la doit terminer. C’est de sa vigilance
de qui nous deuons beaucoup plus esperer que de
nos armées, quoy que tousiours victorieuses, & que de
ses alliances quoy que tres-puissantes & en grãd nombre.

 

Nous attendons tout nostre Bon heur de la vie innocente
de Sa Majesté, de ses continuelles deuotions qui ne
la rendent pas seulement venerable à ses subiets, mais encore
à ses Ennemis. Elle sollicite sans cesse, ou pour mieux
dire elle presse par la ferueur de ses prieres, celuy qui tient
entre les mains les cœurs des Roys, pour nous donner
ce qui est selon ses iustes intentions. Que sert-il de dissimuler ?
la felicité publique sera encore vn effet de ses vœux
& de ses souspirs : Et quoy qu’elle ne soit encore parfaitement
éclose, nous en voyons de belles apparences qui
nous font esperer qu’elle est à nostre porte, & qu’elle nous
doit en peu de temps oster le souuenir & le sentiment de
nos disgraces passées.

Mais que ne deuons-nous point attendre de nostre
jeune Roy, quand le temps luy aura mis en main le timon
de cette grande Monarchie ? Nous iugeons par les marques
visibles qu’il donne de ses inclinations combien il
doit exceller en courage & en sagesse. L’on connoist par
les belles fleurs que son enfance nous monstre, quels seront
les fruits que ses vertus doiuent vn jour produire.

Les hommes qui ont de grandes entreprises ne montrent
que ce qu’ils ont de bon & de solide ; mais si l’on veut
descouurir le vray Genie d’vn homme, il le faut considerer
dans les plus petites choses. C’est là qu’il expose à
nos yeux tout ce qu’il couue au dedans de bien ou de mal :
C’est là qu’il fait voir l’ame toute nuë, détachée de tout
artifice, & qu’il fait remarquer en elle comme dans vn
tableau jusques à ses moindres qualités.

Nous ne voyons que l’enfance de nostre MONARQVE,

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pour nous representer ce qu’il doit estre, il le faut voir en
vn âge plus auancé : Et nous auons bien raison de croire,
que c’est vn present que le Ciel nous a fait l’ayant doüé de
si rares qualités d’esprit & de corps. Que si ces marques
toutes seules, nous monstrent assés que les esperances que
nous auõs conceuës de sa Majesté sont tres-bien fondées :
nous en deuons encore conceuoir de plus grandes, en
considerant le merite de ceux qu’on a choisi pour son
education.

 

Il faut croire que sous vn si sage Gouuerneur, cette ame
toute Royale produira en son temps des fruits dignes
des bonnes instructions qu’elle reçoit. Nous ne doutons
point aussi qu’il ne deuienne le Prince le plus accomply de
son siecle, Qu’il ne donne la paix à toute la terre : & qu’apres
vne infinité d’actions de justice, de valeur & de pieté,
il ne soit appellé beaucoup plus justément que cét
Empereur Romain, les delices des hommes.

Dieu qui est le protecteur de l’innocence & qui n’abandonne
jamais les justes, n’a pas permis que celuy qui est
appellé le Fils aisné de son Epouse, fut opprimé par les
efforts d’vne nation de tout temps jalouse de la grandeur
de cét Estat. Il luy a conserué les Princes de son Sang qui
luy estoient les plus necessaires pour sa conseruation, &
pour la defense de sa personne : Il luy a rendu MONSEIGNEVR
LE DVC D’ORLEANS, pour estre l’appuy &
la colomne de cette Monarchie : apres que le Ciel l’a tiré
du milieu des hazards, des perils & des mains de nos anciens
ennemis, où il auoit permis qu’il tombast pour esprouuer
sa vertu, il luy a rendu le pouuoir, l’autorité &
le rang qu’il doit tenir.

Il n’y a personne qui n’ait tousiours creu, que si les obstacles
qui empeschoient d’agir son ALTESSE ROYALE,
selon les rares vertus qu’elle possede, estoient leués, elle
ne se trouueroit rien d’impossible, comme elle nous a fait
voir par tant de signalées actions. Nous ne sommes plus
en ce temps, où l’on prenoit son éloignement pour des

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auersions contre le bien public, & le repos de l’Estat ?

 

La calomnie qui l’osa attaquer autrefois doit rougir
maintenant par les preuues qu’il donne de sa fidelité, de
son zele & de sa valeur ; Et s’il a semblé à quelques-vns
qu’il n’a pas tousiours conspiré à l’auancement de nos
affaires, c’est parce qu’il a esté contraint de ceder à vne necessité
plus forte. Si sa vertu a paru languissante en vn
temps où elle estoit capable de beaucoup de merueilles,
c’est parce que le pouuoir luy manquoit : Et que l’ambition
qui dominoit alors ne pouuoit souffrir à la Cour celuy
qu’elle redoutoit.

Les Estats qui sont considerables par leurs forces, le
sont encore par la reputation de ceux qui les gouuernent,
& qui trauaillent à les agrandir. La France qui a tousiours
esté redoutée pour l’estenduë & la richesse de ses Prouinces,
l’est beaucoup plus par la valeur de sa noblesse, & par
la suffisance de ses Ministres, qu’elle ne l’est pour ses propres
forces.

I’ay fait voir la Gloire des Armes en la personne d’vn
Grand Prince, il nous faut voir en suite celle de la Politique
en la personne d’vn autre Prince, à sçauoir feu Monseigneur
le Prince de condé, dont la memoire ne mourra
jamais. Il faudroit estre d’vn autre monde pour ignorer
la qualité de ses seruices, son extraordinaire capacité en
vn homme de sa condition, son experience aux affaires
d’Estat, son assiduité dans les Conseils, son affection enuers
le Roy, & son respect enuers la Reyne.

Le soin qu’il prenoit des affaires, tant au dehors qu’au
dedans du Royaume, estoient ses occupations ordinaires
qu’il ne quittoit jamais. Il preferoit la santé de l’Estat à
celle de sa personne, & les commodités publiques, aux
particulieres. Sa vertu tousiours agissante, & son affection
enuers le public, le priuoient du repos que la nature
demandoit : Elles le rendoient presqu’insensible aux maux
qui le touchoient, par l’apprehension qu’il auoit de ceux
qui touchoient le public.

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Il ne trouuoit point de soulagement que dans les auantages
qu’il nous procuroit, quand il laissoit passer vne occasion
de pouuoir donner au public des témoignages de
son zele. Et le plus grand éloge que nous luy puissions
donner, est de souhaitter aux Princes qui viendront apres,
les mesmes qualités que nous auons admiré en luy, pour
rendre la France tousiours heureuse & tousiours triomphante.

De tous les emplois que l’homme puisse auoir, le plus
difficile est, sans doute, celuy de gouuerner les Estats, &
commander aux peuples : La raison est, qu’on ne peut establir
vne regle stable & immuable au gouuernement des
Empires, & ce qui cause la reuolution des affaires de ce
monde, cause aussi le changement des maximes fondamentales
pour bien gouuerner. C’est pour quoy les sages
Ministres sont la Gloire des Princes, & la felicité des peuples ;
leur choix, la vraye marque de leur fortune ; & leur
autorité, l’accroissement de la leur sous leur conduite.

C’est ce que l’Empereur Charles Quint auoit tres-bien
reconnu, quand il disoit à son fils, luy presentant le Secretaire
Eraso, qu’il luy donnoit quelque chose de plus grand
que ses Estats & que les Couronnes qu’il venoit de luy resigner.

Louys le Iuste, qui auoit experimenté ce que peut vn
Grand & fidelle Ministre, nous fournit vn exemple beaucoup
plus illustre pour le choix qu’il fit de Monseigneur
le Cardinal Mazarin, lequel voulant dignement reconnoistre
les grands seruices qu’il luy auoit rendus : voulut
auant sa mort qu’il fust Parrain du Roy son fils, afin que
cét honneur fust comme vn lien qui l’attachast tout à fait
à seruir la France de ses sages conseils.

Dés que ce Prince de l’Eglise eut asseuré nostre Roy de
son affection enuers cét Estat, il creut son fils heureux non
pas tant par cette illustre Couronne qu’il luy laissoit, que
pour l’vtilité qu’il deuoit receuoir des conseils de ce
Grand Personnage. La tristesse fit place à la ioye dans le

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cœur de ce Prince mourant ; & l’on le vid expirer sans regret,
ayant obtenu en sa fin l’accomplissement de ses
desirs.

 

Certes c’est à Dieu que nous deuons rapporter tout nôtre
bon heur, & croire que c’est de sa main que nous tenons
ce grand flambeau de l’Eglise. Que c’est par vne inspiration
toute diuine que nous nous seruons de ses conseils.
Et ce qui s’est passé tant au dehors qu’au dedans du Royaume,
depuis qu’on luy en a confié la conduite, autorise
nostre croyance. Mais que ne deuoit-on esperer d’vn
si grand Genie aussi estimé pour ses grandes perfections,
comme il est Eminent par sa qualité ?

Que ne deuoit-on esperer (dis je) de cét esprit du premier
ordre, & de la plus haute éleuation des esprits ? Si digne
de la faueur & de la bien-veillance de nos Roys, si
sçauant en l’art de gouuerner les peuples ; si zelé pour le
bien de cét Estat, qui a ce don du Ciel de connoistre parfaitement
ceux qui meritent d’estre employés, & de preuoir
les succés à venir par vne prudence infaillible.

Les secrets de sa Politique sont incomprehensibles, ils
trompent les plus entendus en ce mestier : Il n’y a point
d’addresse qui le puisse surprendre. Et comment seroit-il
possible que celuy qui a en soy toutes les vertus peût estre
iamais trompé, ny tomber dans les disgraces qu’vne prudence
commune ne sçauroit détourner ?

Tant plus ie m’arreste à considerer les qualités de ces
Grands Esprits, tant plus la felicité de cét Estat me semble
grande ; & tant plus ie tasche de comprendre le principe
de nostre bon-heur, tant plus ie m’eloigne de ma fin.
Les plus clair-voyans se trompent en leurs raisonnemens,
toute leur subtilité n’est que foiblesse ; & ils sont contraints
d’admirer ce qui ne peut tomber sous leur intelligence.

Il semble que la Nature se plaise à donner au monde de
temps en temps de grandes lumieres pour conduire des
hommes iusques à leur source, & les confirmer dans la foy

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naturelle qu’ils ont de son existence. C’est-ce qui nous
persuade, que ceux qui font tant d’actions merueilleuses
participent en quelque façon à la diuinité, qui se reserue
la parfaite connoissance des choses cachées. Nous pouuons
tirer de cecy vne consequence infaillible, que nos
Generaux & nos Ministres ne se peuuent tromper en leurs
desseins : & que toute la gloire de l’inuention leur est deuë
aussi bien que celle de l’execution.

 

Heureuse France par les grands auantages qu’elle possede,
heureuse pour le repos dont elle joüit, mais encor plus
heureuse par la sagesse & heureuse conduite de ceux qui
la gouuernent. Ses Capitaines commandent à la fortune,
ses Ministres sont au dessus de la prudence ordinaire, &
par vne emulation genereuse ils disputent entr’eux la gloire
de la seruir.

O la plus glorieuse de toutes les Monarchies : ô Empire
le plus florissant de la terre ! ô Nation la plus fortunée
du monde ! Mais elle doit prendre garde que les auantages
qui luy arriuent en foule, ne la fassent oublier celuy
qui par sa toute-puissance dispose comme il luy plaist des
Royaumes & Principautés. Pour rendre son bon-heur eternel
elle doit continuer ses actions de grace, & ses vœux
pour ceux qui la seruent si vtilement, reconnoistre leur
merite, recompenser leurs soins & leurs trauaux, & n’oublier
iamais leurs fidelles seruices.

Ie ne croy pas, Monseigneur, m’estre éloigné de mon
sujet en louant des personnes si vtiles à cét Estat, sçachant
que vous escoutés plus volontiers les loüanges des autres
que celles qui vous sont deuës. Il m’a semblé que ie ne
pouuois rien dire de plus puissant pour animer les hommes
à la gloire, qu’en leur faisant connoistre que ceux qui la
recherchent, ne la peuuent obtenir qu’en se rendant semblables
à ces grands Exemplaires de toutes vertus.

Mais ie puis dire aussi qu’il n’y eut iamais tant de pretendans,
que depuis que nous auons veu vn jeune Prince
qui nous a tracé par son exemple les voyes d’y pouuoir arriuer.

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Encor que vostre naissance, Monseigneur, vous
fasse arbitre de la Gloire, Vostre Altesse a voulu joindre au
pouuoir absolu vne connoissance particuliere, par le moyen
de laquelle elle peut discerner le merite des hommes. &
donner à chacun d’eux ce qu’il peut justement pretendre.

 

Il ne faut pas que ceux qui vous loüent, Monseigneur,
apprehendent de passer pour flatteurs, puis qu’il n’est aucun
qui ne soit contraint d’auoüer que vos actions adjoûtent
quelque degré de perfection à la Gloire mesme, &
que vostre naissance ne donne pas tant d’éclat à vos vertus,
que vos vertus luy en peuuent donner quelque illustre
qu’elle soit. Si nous auons quelque souhait à faire pour
vous, que ce soit de vous pouuoir loüer dignement ; & non
point desirer en vous vn surcroist de vertus, puis qu’il n’y a
rien à desirer pour ce regard.

Vostre exemple, Monseigneur, a piqué toute la Noblesse,
d’vn noble & genereux desir de se rendre recommandable
par les mesmes qualités qu’elle a reconnuës en Vostre Altesse.
Il n’y a eu personne qui voyant que vous sçauiés parfaitement
tout ce qui est du deuoir de vostre charge, n’ait
creu que vous ne pouuiés rien ignorer en l’art de la guerre.
Il est certes fort necessaire que ceux qui commandent
en vostre absence ayent cette opinion de vous, & qu’ils
ayent cette confiance que leurs bonnes actions trouueront
tousiours des loüanges en vostre bouche, & des ressentimens
en vostre courtoisie.

Il arriue souuent à ceux de vostre condition de mépriser
les seruices qu’on leur a rendus, ou mesme de faire semblant
de ne les pas apperceuoir, afin d’auoir vn pretexte
pour ne les pas reconnoistre. Pour vous (Prince incomparable)
vous estes bien éloigné de ce sentiment lasche
& sordide ; Vous estes sensible aux seruices que l’on
vous a faits ; Vous publiés hautement que vous leur
estes obligé, & non content d’acquiter vos obligations
par des loüanges, vous leur faites tous les biens que leur
condition peut porter, & qui dépendent de vostre pouuoir.

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Vous me permettrés, s’il vous plaist, Monseigneur,
que ie le finisse par vne petite recommandation des bonnes
Lettres.

 

Nous sommes à la verité grandement obligés à ceux qui
trouuerent les premiers l’vsage des Lettres & de l’Escriture.
Car nostre vie estant si courte, trauersée de tant d’ennuis,
& sujette à tant d’accidens ; Rien n’a jamais esté donné
à l’homme capable de le consoler dauantage que la lecture ;
Rien de plus desirable apres sa mort que les Escrits
des hommes doctes : parce que la Vertu pendant qu’elle
s’exerce, profite seulement à ceux qui font les actions vertueuses,
ou qui y sont presens ; mais ce profit est de peu de
durée.

Si l’on demande donc à quel but visent les desseins & les
actions des vertueux : Ie responds que c’est afin de laisser
quelque chose d’eux qui paroisse apres leur mort, & qui les
fasse reuiure dans le tombeau ; mais le renom immortel dépend
des doctes plumes.

Que fust deuenuë la memoire de tant d’actions illustres,
faites & en paix & en guerre par les anciens Capitaines ? Si
les beaux esprits n’eussent consacré leurs plumes à leur memoire,
le tout seroit enseuely, & nous ne sçaurions rien
d’eux, ny de leurs faits ? D’où l’on peut recuëillir que les
Lettres enfantent l’immortalité, ce que ne peuuent faire
les Armes sans l’ayde des Lettres.

Alexandre le Grand sçauoit fort bien cela, qui estimoit
Achille heureux (comme nous auons desia dit) d’auoir
rencontré Homere pour escrire & publier dignement ses
grandes actions ; & sans lequel ce grand Guerrier) si tout ce
qu’on en raconte est vray) ne seroit non plus renommé
qu’vn simple soldat.

Cét excellent Empereur Auguste monstra bien qu’il estoit
animé du mesme desir de Gloire, quand il comprit en son
Testament vn sommaire de ses faits, voulant que le tout fust
taillé en cuiure, & le Tableau affiché en lieu public deuant
son Mausolée, pour estre leu d’vn chacun. Ainsi donc vn

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ancien disoit à propos, que les Lettres pouuoient donner
& oster la vie, & que les plumes des Historiens perçoient les
cuirasses des Guerriers.

 

On ne peut donc pas nier, que ce ne soit par le moyen des
Lettres que les Grands Hommes imitent les vertus de ceux
qui les ont precedé, & qu’elles n’excitent le desir de la Gloire
dans ces grandes ames. Iamais Alexandre ne fust paruenu
à ce haut poinct de Gloire, s’il n’eust esté touché de cette
noble passion d’imiter les faits de ses deuanciers : Et pour
les imiter, il les falloit auoir appris par la lecture. Les noms
des Cesars ne seroient pas si fameux dans les Histoires, s’ils
n’eussent esté bruslez du mesme desir d’égaller la Gloire
d’Alexandre, qu’il auoit eu d’égaller voire surpasser celle
de ses Predecesseurs.

Cecy parle maintenant aux Nobles qui font si peu d’estat
des Lettres. Quelle excuse apporteront-ils pour defendre
ce lasche mépris ? Diront-ils que leur naissance les doit
exempter du trauail qu’il faut prendre à l’estude s’ils veulent
acquerir de la Gloire ? Il n’y a que deux voyes pour y
paruenir, c’est à sçauoir les Armes & les Lettres, soit qu’ils
suiuent l’vne ou l’autre de ces deux voyes, le sçauoir est
necessaire pour acquerir de la reputation, & l’ignorance est
le chemin qui conduit au deshonneur & à l’infamie.

Que ceux-là vantent la Noblesse qui ne font rien qui soit
digne de leur naissance : qui par leur lascheté ont perdu le
rang que leurs Ayeux auoient acquis par leur vertu ? Que
peut seruir ce seul tiltre de Noble lors que l’Estat est en armes,
ou qu’il est troublé par des guerres ciuiles, ou qu’il faut
marcher contre les Ennemis, s’il n’est accõpagné de valeur
& de conseil. Les ignorans font du bruit, ils courent & ne
sçauroient agir sans le conseil des autres plus sçauans, &
plus industrieux : si bien que ceux qui deuroient commander
sont contraints d’obeïr, & suiure les ordres des autres.

Ils pensent estre bien estimés en faisant trophée de la
Noblesse & des vertus de leurs Ancestres, qui leur ont

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bien laissé leurs armes, leurs richesses & la memoire de leurs
belles actions, mais ils ne leur ont pas laissé ce qui est de
plus noble & de plus riche, à sçauoir les vertus par lesquelles
ils se sont éleués à ce haut degré de Noblesse & de reputation.

 

Croiront-ils maintenant que la Gloire consiste en vne
Noblesse empruntée ? Que l’honneur soit deu à vn nom
imaginaire plutost qu’à la vertu ? Que les images soient plus
estimées que les belles actions ? & qu’on doiue plus respecter
ces vains tiltres d’orgueil que ces loüables qualités par
lesquelles on les peut meriter.

Par quelles voyes pensera-t’on paruenir à ce haut poinct
de Gloire & de reputation, si ce n’est par l’alliance des Armes
& des Lettres ? Il n’y a que ces deux moyens pour acquerir
ou pour maintenir la Noblesse. Nous sommes donc
obligés de former nostre corps, & nostre esprit par vn continuel
exercice du courage & de l’estude pour nous rendre
dignes de cét honneur.

La Noblesse est l’ornement de la vie, le prix de la vertu &
de l’industrie, prenant son origine & son establissement de
Dieu, par les differens degrés de conditions & dignités
qu’il a establies parmy les hommes. Il a voulu que les vns
donnent les loix aux autres pour les obseruer, & qu’ils
soient subjets aux puissances souueraines & inferieures,
pour conseruer cette societé qui est l’harmonie du monde.

Les courages nobles & genereux, employent toutes leurs
forces pour viure glorieusement : Ils ne méprisent point
les trauaux qu’ils prennent, les dangers, les pertes de biens,
& tout ce qui peut trauailler l’esprit & le corps pour acquerir
l’honneur & l’estime des hommes. Il y en a d’autres
qui ayment mieux croupir parmy les voluptés, que d’entreprendre
des choses tant soit peu difficiles & espineuses,
se soucians fort peu en quelle estime ils soient.

Parmy ceux que Dieu a voulu preferer aux autres hommes
les éleuant aux premieres dignités, au ministere des
Empires, & au commandement des armées, il leur a donné

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des vertus singulieres & eminentes par dessus les autres.
Enfin les Nobles doiuent considerer que si c’est vne bonne
& loüable action d’auoir estendu la gloire de son nom ;
c’est vn reproche honteux de ne l’auoir pas fait : & partant
s’ils ne sont recommandables d’eux-mesmes, ie ne croy
pas que la gloire d’autruy les puisse rendre tels.

 

Le merite des actions qu’on estime grandes est diminué
quand la naissance oblige d’en faire encore de plus grandes :
La gloire n’appartient pas à celuy qui n’est Prince que
de race, mais seulement à celuy qui est Prince de naissance
& de merite.

La naissance ne donne pas la loüange ou le blasme, mais
elle leur sert de mesure. Vn homme d’extraction illustre
qui fait des laschetés se rend d’autant plus infame, & celuy
qui vient de bas lieu & qui fait de grandes actions se
rend beaucoup plus loüable : La Gloire ne consiste qu’à
surmonter par la vertu celuy qui est égal par nature, & voila
tout le sujet de l’emulation des hommes ; car l’enuie n’attaque
jamais que ceux qui ont acquis beaucoup de reputation.

Le repos qui procede des trauaux d’autruy est vne chaisne
de lascheté qui attache les ames viles & rauallées. On se
glorifie du grand nombre des statuës & marbres taillés, erigés
pour conseruer la memoire des belles actions des morts,
mais ce sont autant de honteux sepulchres au renom des
viuans qui n’imitent par leurs deuanciers.

La Gloire n’appartient legitimement qu’à ceux qui la
peuuent acquerir, & non pas à ceux qui la reçoiuent de la
main d’autruy, si ce n’est qu’ils y adioustent quelque chose
par leur propre vertu : de sorte qu’on peut dire hardiment
que ceux qui naissent heureux & Grands sont tres-malheureux :
d’autant que l’heritage des Couronnes empesche bien
souuent la Gloire des conquestes.

Si ce petit raisonnement, Monseigneur, n’est pas assés fort
pour eschauffer ces froides ames, il les faut encore exciter
par vostre exemple : Il faut qu’à l’imitation de Vostre Altesse,

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ils s’accoustument à supporter toutes sortes d’incommodités,
surmonter toutes difficultés, & qu’ils ne se laissent
point emporter par les puissans appas de la Cour qui attirent
souuent les hommes de grande Naissance.

 

Il faut qu’ils apprennent de Vostre Altesse, à mépriser les
choses qui chatoüillent leurs sens ; & que cela mesme qui
les retient dans l’oisiueté est le principal motif de vostre
Gloire. Ie ne croy pas qu’il y en ait aucun maintenant qui
au seul bruit de vostre nom puisse demeurer en repos, & ne
soit point touché du desir d’acquerir de la Gloire au simple
recit de vos trophées.

Voyla, Monseigneur, quelle est la force de l’exemple,
quel est le pouuoir de la vertu en vne ame illustre comme
la vostre, elle ne profite pas seulement à ceux qui vous
voyent & qui ont l’honneur de vous approcher, mais elle
sert aux plus éloignez qui entendent le recit de vos vertus,
& profitera aussi à ceux qui viendront aprés nous.

On fera voir quelque iour aux ieunes Gentilshommes
qui auront vne noble ardeur de se signaler par leur courage,
que ce fut en tel endroit, que l’Inuincible Prince de
Condé, exposoit sa vie, & faisoit office de Chef & de
soldat pour combler la France de victoires, & estendre
les bornes de son Empire.

Ce n’est pas seulement en guerre que la connoissance
des Lettres est vtile, mais en toutes les actions de nostre
vie. l’Histoire fait deuenir l’homme sage : la Poësie le rend
poly, les Mathematiques subtil ; la Philosophie naturelle
profond ; la Morale Graue ; la Logique & la Rhetorique
propre aux disputes. Enfin l’on peut dire que la Science
est la colomne de la paix, l’honneur des armes, le diuertissement
des belles ames, l’ornement des diadémes, l’entretien
de l’adolescence, la Maistresse de la ieunesse, la
conduite de l’âge parfait, & le soulagemẽt de la vieillesse.

Y aura-il quelqu’vn maintenant qui méprise vne si
noble alliance ? y aura-il personne qui ne fasse cas des
Lettres iointes aux Armes, de la prudence vnie à la valeur ?

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Car la science fournit les conseils que la valeur execute ;
& à l’imitation de Cesar il faut tenir l’épée d’vne
main, & vn Liure de l’autre. Il faut donc conclure que
ces deux qualitez mariées ensemble sont capables de
toutes sortes de grandes entreprises, quoy que toutes
deux considerées à part soient dignes d’honneur & de
loüange.

 

Les anciens, Monseigneur, establirent pour gardes &
Déesses tutelaires des sciences & des Arts liberaux les
neuf Muses : Et de plus ils instituerent des seruices particuliers
à Hercule Musagete (c’est à dire protecteur &
compagnon des Muses) estimant que sous la garde de
cét Heros ou demy-Dieu, les Lettres seroient maintenuës
& honorées comme elles meritent.

C’est en ce siecle, Monseigneur, que les Lettres vous
doiuent considerer comme leur Protecteur, & non pas
cét Hercule qui n’a jamais esté connu que des Poëtes.
La fable qui l’a fait passer pour vn Dieu du Paganisme,
luy attribuë toutes les qualitez, qui seules peuuent rendre
les Princes glorieux. Cette inuention des Poëtes n’a
pas esté pourtant inutile, elle a fait rechercher les sciences,
& respecter ceux qui les possedoient par la crainte
qu’on auoit d’offenser vne diuinité qui les protegeoit.

Si nous viuions dans ces temps où l’on n’auoit point
d’autre lumiere que celle que la nature nous donne, pour
juger des perfections des hommes : nous nous ferions
presqu’autant de Diuinitez, qu’il y a maintenant d’hommes
parfaits & accomplis, & le nombre des Dieux ne seroit
gueres moindre que celuy des hommes Illustres.

Passons s’il vous plaist de la fable à l’histoire, de la feinte
à la verité, & des choses inconnuës à celles que nous
voyons. Toute l’Europe croit, Monseigneur, que vous
estes le veritable Hercule, qui par son sçauoir, & par sa
valeur merite tous les honneurs qu’on peut rendre aux
hommes, sans idolatrie.

Vous deuez, Monseigneur, estre l’Hercule & le Protecteur

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des Lettres pour le besoin que vous en auez : Car
si vos grands exploits vous rendent digne d’vne Gloire
incomparable, il n’y a que les Lettres qui la puissent rendre
eternelle. La plus digne recompense de vos trauaux
dépend de l’honneur que vous en receurez : Car encor
que la satisfaction de la gloire soit la plus grande recompense
des actions heroïques, ie m’imagine neantmoins
que l’immortalité n’est pas indigne d’vn homme genereux.

 

Ie croy mesme qu’il y a peu de courages pour grands
qu’ils soient, qui voulussent entreprendre de grandes
choses par la seule consideration de la Gloire & de l’vtilité
presente, s’ils ne croyoient de faire passer leur
Gloire & leur renom aux siecles à venir.

Nous ne doutons point, Monseigneur, que vous ne
mainteniez celles qui vous assistent si puissamment dans
toutes vos entreprises, & qui ne vous quittent point dans
les occasions plus perilleuses. Vous ne faites point d’entreprises
que par vos discours & raisonnemens solides
vous n’en faisiez conceuoir l’vtilité & l’importance. Il
faut avoüer que vos paroles releuent beaucoup l’estime
des bonnes actions, & que vostre Eloquence emporte
comme vn torrent les iugemens des plus sages, & persuade
ce qu’elle veut.

I’espere, Monseigneur, que vous ne desnierez pas vôtre
protection à ce discours, puis que l’on vous regarde
aujourd’huy comme l’ornement & le plus grand appuy
des Lettres. Ie sçay bien que la hardiesse que ie prends
est plus digne de punition que de reconnoissance, si l’on
que l’affection de considere l’imperfection de l’ouurage
plustost l’Ouurier.

Mais ie sçay aussi, que Vostre Altesse, ne mesure pas
les choses qu’on luy presente par leur valeur, mais par
la deuotion de ceux qui les luy offrent. Ie n’ignore pas
encore que ce coup d’essay est fort indigne de vous estre
offert, mais j’ay tousiours creu qu’il passeroit sans resistance
sous l’authorité d’vn nom si grand & si auguste.

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C’est ce nom glorieux qui m’a inspiré le dessein de cét
ouurage, ce sont vos vertus qui m’ont fourny vn si beau
suiet, & qui m’ont donné le courage de mettre la main à
la plume pour traitter de l’alliance des Armes & des
Lettres.

Il n’y a point de consideration qui m’aye pû empescher
de tesmoigner mon zele à Vostre Altesse, & i’ay mieux
aymé passer pour temeraire que pour méconnoissant de
l’obligation que vous auez acquise sur tous les François.
Vous approuuerés donc, Monseigneur, s’il vous plaist
mon dessein qui ne peut estre rejetté, puis que sa principale
fin a esté de donner à vos rares vertus les Eloges
qui leur sont legitimement deus.

Que si ie n’ay reüssi en cette entreprise selon le merite
du sujet, I’auray cét auantage, Monseigneur, & cette
Gloire d’auoir entrepris vne chose haute & digne des
plus grands Esprits, en vn age incapable de grands effets.
Et ceux qui auront apres moy le mesme dessein, quelque
suffisance qu’ils ayent, ne diront rien qui ne soit inferieur
aux loüanges que vos exploits meritent.

Mais s’il vous est glorieux, Monseigneur, d’auoir si bien
commencé, il l’est encore dauantage d’auoir sceu si bien
continuer, & de n’auoir pas permis que les delices de la
Cour, où l’oysiueté & les plaisirs corrompent les plus Grands
hommes, interrompissent le cours d’vne si glorieuse vie.

Vostre Altesse, ressemble parfaitement à la palme qui s’éleue
d’autant plus qu’on la charge, qui emprunte sa generosité
de la suite de ses trauaux : ou à l’Amaranthe qui plus est
coupée & plus elle germe : ou bien au Cynamome qui ne
reuerdit que des playes qu’il reçoit sur sa peau.

Vn Prince qui est doüé d’vn grand courage, se doit exciter
soy-mesme à des exploits plus grands que ceux qu’il a
desia faits : car s’il demeure inutile & sans agir, il perd tout
l’honneur qu’il s’est acquis. Il y a du mespris à faire valoir
de petites actions, mais de loüer les grandes c’est exciter
tout le monde à les imiter.

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Il faut Monseigneur, que vous contentiés encore ceux
qui viendront apres nous qui seront des Iuges incorruptibles,
& les veritables estimateurs des bonnes & mauuaises
actions. Vostre Altesse, doit comparoir & rendre conte deuant
ces Grands hommes, qui apres tant de siecles vous jugeront
sans estre ébloüis de l’éclat qui vous enuironne : Et
quand il vous importeroit peu comment on parlera de vous
à l’auenir, certes il vous importe beaucoup comme on en
parlera à present ; Et il vous est glorieux d’estre tel, que le
temps, ny l’enuie, ny la fortune ne puissent jamais ternir la
Gloire qui est deuë aux grands & incomparables exploits
que Vostre Altesse a faits.

FIN.

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Anonyme [1652], L’ALLIANCE DES ARMES ET DES LETTRES DE MONSEIGNEVR LE PRINCE. Auec son Panegyrique, presenté à son Altesse Royale. , françaisRéférence RIM : M0_60. Cote locale : B_7_18.