Anonyme [1652 [?]], LE POLITIQVE VNIVERSEL, OV BRIEVE ET ABSOLVE DECISION de toutes les questions d’Estat les plus importantes. SCAVOIR EST, I. Si les Roys sont d’institution diuine. II. S’ils ont vn pouuoir absolu sur nos biens & sur nos vies. III. Si les conditions auec lesquelles les peuples se sont donnez aux Roys ne doiuent pas estre inuiolables. IV. S’ils sont obligez d’obseruer les loix fondamentales de l’Estat. V. Si leur gouuernement doit estre Monarchique ou aristocratique, pour le bien commun du Prince & du peuple. VI. S’ils doiuent auoir des Fauoris. VII. Si leurs Fauoris doiuent entrer dans le Conseil, & prendre le gouuernement des affaires. , françaisRéférence RIM : M0_2818. Cote locale : B_17_30.
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LE
POLITIQVE
VNIVERSEL.
QVESTION PREMIERE.

Sçauoir si les Roys sont d’institution diuine.

CETTE question semble estre fort probablematique :
mais quelque probable
quelle puisse estre en son affirmatiue
& en sa negatiue, nous ne laisserons pas
de l’esclaircir par la diuision des choses qui luy
donnent l’estre.

Ie trouue qu’il y a trois sortes d’institutions,
l’vne diuine, l’autre humaine, & la troisiéme
diabolique.

Ceux qui tiennent que les Roys sont d’institution
diuine, tirent toute leurs affirmatiues
de l’Escriture Sainte, parce disent-ils, que
Dieu les a ordonnez pour rendre la Iustice à

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tous ses peuples : parce que leur cœur est en la
main de ce souuerain Seigneur : parce que sa
diuine Maiesté dit elle mesme, qu’elle a toûjours
soin d’en constituer vn bon sur tous ceux
qui l’y obligent : parce que cet adorable instituteur
se donne la liberté de changer souuent
les Roys pour les pechez des peuples : parce
qu’il nous commande de les honorer de leur
estre sujets & de prier pour eux : parce que les
Israëlites n’en ont iamais voulu prendre que
par ses ordres : parce que Dieu les a establis
dans cette dignité, pour tenir ses creatures
dans le seruice & dans l’obeïssance quelles
doiuent à ce souuerain Seigneur : & finalement,
parce qu’il veut qu’elles soient regies
selon sa sainte volonté, & qu’elles ayent vn superieur
qui les sçache maintenir dans vne felicité
publique. Et c’est pour cela, disent-ils
encore, que les Leuites prennent le soin d’instruire
les Princes du monde à craindre cét
adorable Souuerain : à garder ses commandemens :
à n’auoir point d’orgueil contre leurs
freres : à n’auoir quantité de femmes, ny quantité
de cheuaux : à ne point faire de grand
amas d’or & d’argent : à ne point faire des iniustices :
à ne pas souffrir que le peuple neglige
de rendre le culte qu’il doit à cet incomparable
reparateur de toute la nature creée.

 

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Il est vray que cela se pouuoit dire auec
quelque apparence de verité du Roy Dauid,
que Dieu auoit fait oindre par son Prophete
Samuel ; parce que cet adorable instituteur faisoit
voir clairement qu’il le conduisoit par la
main sur le Trosne d’vn Tyran, que sa Prouidence
infinie vouloit effacer du nombre des
testes Couronnées : De Iosaphat Prince tres-Iuste
& tres-Religieux, parce que Dieu s’en
seruoit pour destruire ses ennemis sans coup ferir :
Et de Ezechias, parce que Dieu s’en seruoit
pour abolir l’Idolatrie, parce que Dieu faisoit
combatre ses Anges pour luy, parce qu’il fit
retrograder le Soleil de dix degrez en sa faueur,
& parce qu’il luy prolongea sa vie de quinze
ans à sa priere.

Mais ceux qui tiennent le contraire disent,
que cela ne se doit entendre que pour les Israëlites
qui estoient alors les biẽs aymez de Dieu,
& que ce Souuerain Seigneur nourrissoit miraculeusement
au desert auec de la manne & des
cailles, & qu’il auoit dessein de gouuerner luy
mesme à sa fantaisie, afin de les attirer à luy par
des graces toutes particulieres, soustenant que
les hommes, bien-tost apres la creatiõ du Monde,
guidez purement & simplement par la nature,
instruits par la raison, & induits par la nature,
instruits par la raison, & induits par la necessité,
s’aduiserent de creér des Roys, afin de

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se pouuoir maintenir contre l’oppression de
ceux qui ne cherchoient qu’à tyranniser les autres,
ainsi qu’il se peut voir du temps de Cain,
du temps Seth, & du temps d’Enos, qui estoiẽt
plus de trois cens mille ; & cinq cens ans auant
qu’il y eut iamais des Israëlites. Et pour faire
voir que cela ne peur estre que tres veritable,
Cain fut contrint luy mesme de mettre des bornes
aux champs, & d’edifier des villes pour
se garder, cependant qu’il exerçoit quantité
de tyrannies & sur les vns & sur les autres : &
qu’Enos fut pareillement aussi force de separer
ses enfans qu’il appelloit les enfans de Dieu,
des enfans de son oncle qu’il nommoit les enfans
des hommes, à cause des grandes voleries
& des grandes extortions qui se faisoient desia
dans le commancement du Monde.

 

Il y en a d’autres qui disent que les Roys ne
se sont ésleuez à cette dignité que par la force
des armes, & que depuis ce temps là leur posterité
ne s’est maintenuë dans l’inique possession
de leurs peres, que par la mesme violence
que les autres s’y estoient establis, ou que par la
negligence des peuples que les predecesseurs
de ces Roys auoient soûmis à leur tyrannie. Ce
qui ne se verifie que trop, par les deportemens
d’vn nombre infiny de tyrans dont les
Histoires saintes & prophanes, sont toutes

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remplies. Abimelech n’auroit iamais esté Roy
d’Israel, s’il n’en eut vsurpé le Royaume, & s’il
n’eut fait esgorger pour cela soixante & neuf
de ses freres. Acabath, n’auroit iamais esté Roy
d’Espagne, s’il n’eut fait mourir pour y arriuer,
plus de trois cens hommes de la race Royale.
Denis n’auroit iamais esté Roy de Sicile, s’il ne
se fut emparé du Royaume, Tarquin n’auroit
iamais esté Empereur d’Orien, s’il ne s’en fut
rendu maistre par la force des armes. Pharamond
n’auroit iamais esté Roy de France, s’il
ne s’en fut pas emparé. Et finalement sans aller
chercher des exemples si loin. Pepin & Hugues
Capet, n’eussent iamais este mis au nombre
des Monarques François, s’ils n’eussent pas
hardiment frustré les veritables & legitimes
successeurs de la Couronne.

 

Voyla donc trois sortes d’institutions, toutes
differentes les vnes des autres. La premiere
comme la moins ancienne de toutes, peut estre
d’institution diuine, selon les preceptes de l’Escriture.
La seconde comme ayant esté necessaire
pour la conseruation du bien & de la vie
des hommes, depuis le commancement des
Siecles iusques à present, doit estre d’institution
humaine. Et la derniere comme n’ayant
pas la faculté de s’establir que par des voyes
tres iniques & tres outrageuses au Createur &

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à ses creatures, ne scauroit estre que d’vne institution
tout à fait diabolique, à cause des funestes
moyens qu’elle est obligée de mettre
en vsage, lors qu’elle desire de se placer au
nombre des puissances Souueraines.

 

Quelle apparence y auroit-il de croire que
ceux qui ne se sont esleuez à cette dignité que
par la force des armes, c’est à dire que par les
meurtres & par les incendies, & qui ont vsurpé
le Trosne aux veritables & legitimes successeurs
fussent instituez de Dieu, veu que cet adorable
Sauueur est ennemy mortel des vsurpations,
des meurtres & des incendies : mesmes
iusques à punir l’vn & l’autre de ces trois
crimes en la personne de ceux qui ne les auoiẽt
commis que par ses ordres ? comme il fit à Dauid,
ne voulant pas qu’il entrast dans le Temple,
que premierement il ne se fut purifié du
sang qu’il venoit dépencher pour son honneur
& pour sa gloire. Et finalement quelle apparence
y auroit il que Dieu voulut exterminer
des Rois Chrestiens qui le font seruir, craindre
& aymer sur toute l’estenduë de leurs Estats,
pour mettre en leur place les ennemis mortels
de son nom, & les blasphemateurs de sa prouidence
infinie ?

Il est bien vray qu’il n’y a point d’vsurpateur
dans toute la terre habitable, qui ne se puisse

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venter d’auoir rendu son establissement conforme
aux naturelles institutions des hommes,
& d’estre tres legitime Souuerain de la Monarchie
qu’il s’est acquise, ou par l’adresse de
son esprit, ou par la force des armes, apres
auoir regné doucement plusieurs années du
consentement vniuersel de tous les peuples
qu’il s’est assujettis, quoy que ce consentement
ne puisse estre tire que de leur silence.

 

QVESTION II.

Sçauoir si les Roys ont vn pouuoir absolu
sur nos biens & sur nos vies.

CETTE question n’est pas moins problematique
que la precedente, veu que
nous sommes dans vn siecle où le seul interest
particulier semble donner la forme à la pluspart
des sentimens des hommes : Les vns veulent
que les Roys ayent vn pouuoir absolu sur
nos biens & sur nos vies ; & les autres veulent
que leur puissance soit moderée, par la Raison,
par les Loix, & par la Iustice.

Ceux qui veulent que les Roys soient absolus
dans toutes leurs volontez, se fondent
sur la parole de Dieu, & sur les exemples de la
Nature Sur les exemples de la Nature, ils disent

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que tout l’Vniuers est regy par vne puissance
si vniuersellement souueraine, qu’elle ne
le peut pas estre dauantage, & que les Roys,
comme Lieutenans de ce Monarque infiniment
Souuerain, doiuent estre pareillement
aussi Lieutenans de sa Puissance souueraine.
Sur la parole de Dieu, ils disent que lors que
les peuples d’Israel demanderent vn Roy à Samuel,
que ce grand Prophete leur dist de la
part de Dieu, que ce Roy auroit vn pouuoir
absolu sur eux, qu’il prendroit leurs femmes,
leurs enfans, leurs biens, & qu’il disposeroit
de leur vie, sans que personne du monde eust
droict d’y trouuer à redire.

 

Ceux qui veulent que la puissance des Roys
soit moderée par la Raison, par les Loix, & par
la Iustice, disent qu’il n’y a point de puissance
sur la terre qui puisse aller du pair auec celle
de Dieu ; que celle de ce souuerain Seigneur
est infinie & independante, & qu’il peut faire
tout ce qui luy plaira, sans estre obligé d’en rendre
compte à qui que ce puisse estre. Qu’il n’en
est pas de mesme de la puissance des Roys,
puis qu’ils ne l’ont receuë de celuy qui la leur
a donnée, qu’à condition qu’ils en vseroient
bien à l’endroit de toutes sortes de personnes.
La Raison leur defend de faire que ce qu’ils
voudroient qu’on leur fist, parce que iugement

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sans misericorde leur sera fait, s’ils n’en font
pas aux autres. Les Loix veulent qu’ils gouuernent
leurs sujets selon Dieu, & selon les conuentions
qu’ils ont faites ensemble, s’ils veulent
estre obeïs. Et la Iustice les oblige à rendre
à chacun legitimement ce qui luy est deu,
& non pas selon la passion qu’ils en pourroient
auoir conceuë.

 

Tacite qui est vn des premiers hommes du
monde sur ces matieres, dit que nos anciens
Roys n’ont iamais eu le pouuoir de faire ce
qu’il leur plaisoit, & que les Princes deliberoient
auec eux des affaires de grande importance.
Dieu mesme qui ne peut faillir, & de
qui tout le monde releue, ne gouuerne ce
grand Vniuers que pour l’vtilité de ses creatures.
C’est pourquoy ceux qui pretendent auoir
plus de droict sur leurs sujets, qu’ils n’en ont
sur leurs ouurages, & qui croyent par ainsi
auoir l’authorité de se joüer impunément du
bien des vns & de la vie des autres, par le moyen
d’vne puissance mal conceuë, ne se trouueront
pas peu embarassés, lors qu’ils seront contraints
de rendre compte de toutes leurs actions à
celuy de qui ils se disent estre les viuantes
images.

Ce grand Tertullien, Prince des Escriuains
Latins, dit qu’on peut legitimement s’opposer

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aux entreprises des Souuerains, quand elles
sont cruelles ou temeraires, sans que cét obstacle
ny cette resistance puissent passer pour
vne des moindres seditions de la terre. Certainement
les subjets se peuuent hautement
opposer aux volontez du Roy, quand elles vont
à la ruine du peuple : & ces des obeïssances qui
ne viennent que d’vn excés d’amour & de fidelité
luy doiuent estre tres precieuses.

 

Seyssel en son Traité de la Monarchie de
France, dit que la puissance des Roys doit estre
bornée de la Religion, de la Iustice & de la
Police, & que l’on n’est pas obligé de leur
obeyr, quand ils veulent déroger ou à l’vne
ou à l’autre. Dieu pour n’auoir pas la liberté de
faillir, n’en est pas moins absolu, ny moins
Souuerain. Ainsi les Roys pour n’auoir pas
l’authorité de nuire à leurs sujets n’en sont pas
moins puissans, ny moins venerables. Ie sçay
bien que Dieu veut qu’on leur obeysse : mais
il faut qu’ils sçachent aussi que la puissance ne
leur a esté donnée que pour edifier, & non pas
pour destruire & voicy comment est-ce que
l’Escriture saincte en parle.

Toute personne, dit elle, soit sujette aux
Puissances superieures ; car il n’y a point de
Puissance qui ne soit de par Dieu : c’est pourquoy
qui resiste à la Puissance, resiste à l’Ordonnance

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donnance de Dieu. Voila vne merueilleuse
Philosophie de sainct Pierre & de sainct Paul,
touchant ce que nous deuons aux Princes.
Mais quand il s’est trouué des Roys qui ont
voulu tyranniser leurs peuples, que ne leur a-t’il
point fait pour les punir de la mauuaise
application qu’ils faisoient de leur puissance
absoluë ? Ne fist-il pas chasser honteusement
Roboam de tous ses Estats par les douze Tributs
d’Israël, pour auoir seulement voulu surcharger
ses sujets vn peu plus qu’il ne falloit
de trop d’impositions & de trop de subsides.
C’est vne illusion d’Estat, de se figurer que
l’authorité d’vn Roy consiste en la rigueur du
gouuernement, & en l’abaissement des peuples.

 

C’est vne erreur insuportable de dire que les
Rois ayent vne puissance si absolue sur leurs
suiets, qu’il ne leur reste plus apres cela que la
mort ou l’obeissance. Il y a des obligations, des
dependances, des ordonnances, des statuts &
des loix, qui les empeschent bien de pretendre
à ce pouuoir si absolu, ou à cette puissance si
souueraine. Si les Roys sont des petits Dieux
au regard de leurs subjets, il faut qu’ils sçachent
qu’ils ne sont que des petits verres de
terre au respect de celuy qui leur a mis la Couronne

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sur la teste, & qu’ils sont obligez d’obeyr
à ses commandemens, & de luy rendre
compte vn iour de toutes leurs actions, aussi
bien que le reste des hommes. Et voicy comment
est-ce que ce Roy des Roys leur parle
pour les humilier, & pour leur faire voir qu’ils
ne sçauroient pretendre à ce pouuoir absolu,
sans attenter à ce qui n’est deu qu’à sa souueraine
Puissance.

 

Vous, Roys mortels & perissables, apprenez
à garder mes Commandements : à ne pas
deuenir orgueilleux : à ne pas enfler vostre
cœur contre vos subjets : à ne pas tyranniser
vos peuples à faire du bien à ceux qui en ont
besoin : à rendre la Iustice à toutes sortes de
personnes : à lire ma Loy, & à garder ponctuellement
mes Commandements, si vous ne voulez
pas que ie vous chasse du thrône où ie vous
ay placez, & si vous ne voulez pas estre punis
d’vne peine infinie.

Ce n’est ny Platon, ny Aristote, ny Isocrates,
ny Xenophon, ny Chelidonius, qui parlent
de la sorte ; c’est la parole d’vn Dieu tres-redoutable
à toutes les puissances & à toutes
les foiblesses de la terre : Ce sont les decrets
& les dernieres volontez du Souuerain des Souuerains,
qui s’explique à vous par la bouche

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de ces venerables Legislateurs, de ces Prestres
sacrez, de ces veritables Prophetes, &
de ces Oracles diuins qui iugeront auec luy
les viuans & les morts, à ce iour espouuentable,
où les Potentats ne seront non plus
considerez que les plus simples Bergerots du
monde.

 

Quelle apparence y auroit-il que les Roys
eussent plus de pouuoir sur la vie & sur le bien
de leurs subjets, que le Createur n’en a pas
voulu auoir sur le bien & sur la vie de ses creatures ?
Dieu commanda à ses Apostres de rendre
à Cesar ce qui estoit à Cesar ; & à sainct
Pierre, de ne frapper personne de son glaiue,
quoy qu’il eust vn pouuoir infiniment absolu,
& sur le bien & sur la vie de tous les viuans ;
& que la cause pour laquelle sainct Pierre mettoit
l’espée à la main, fut la plus legitime cause
de toutes celles de la nature. Nul n’a pouuoir
de nous oster ce qu’il ne nous a pas
donné, & qu’il ne sçauroit auoir acquis sur
nous par aucun droict, sans nous faire iniustice.

Nous-mesmes, nous ne pouuons pas absolument
disposer du bien & de la vie que Dieu
nous a donnez, quoy qu’ils soient incomparablement
bien plus à nous qu’au Roy, sans

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faire vn crime irremissible. Nous en sommes
comptables à ce Souuerain eternel, &
nous n’en sçaurions abuser sans luy faire injure.

 

Ces deux Commandements seuls, Tu ne
tueras point, & Tu ne desroberas pas, font voir
tout d vn coup la solution de nostre sujet,
& font pareillement connoistre aussi aux
moins esclairez des mortels, qu’il n’y a ny
Prince, ny Monarque, ny Potentat dans tout
l’Vniuers, quelques Souuerains qu’ils soient,
qui puissent auoir vn droict absolu, sur les
biens & sur la vie de leurs peuples. La Loy
le defend, & toute la nature s’y oppose.

QVESTION III.

Sçauoir si les conditions auec lesquelles les
peuples se sont donnez aux Roys, ne
doiuent pas estre inuiolables.

IL n’y a point de Roy qui ne soit ou d’institution
diuine, ou d’institution humaine,
ou d’institution tyrannique, comme nous
auons desia dit. Celuy qui est d’institution tyrannique,
& qui est monté sur le thrône qu’il

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occupe par la violence des armes, donne la
loy, & fait telle condition qu’il luy plaist aux
peuples qu’il s’est assujettis, parce qu’il s’establit
contre la volonté de Dieu, contre la volonté
des hommes, contre l’ordonnance des
Loix, & contre l’ordre de la nature. Celuy
qui est d’institution Diuine, sur peine d’estre
chassé de ses Estats, comme Roboam, ou du
moins de voir écrire sa condemnation sur la
muraille de sa chambre, comme Balsasar Roy
de Babylone, doit suiure les diuines instructions
que Dieu luy donne dans plusieurs endroits
des sacrez Cayers de l’Ecriture Sainte :
Mais ceux qui sont d’institution humaine,
c’est à dire qui ont esté choisis, esleus, & mis
sur le trosne, purement & simplement de la
bonne volonté de leurs sujets, sans attendre
aucun commandement du Ciel pour cela, à
dessein de les proteger contre toute sorte de
tyrannies ; sont obligez en conscience ; & selon
Dieu de maintenir ces mesmes subiets,
eux & toute leur posterité, comme estant toute
comprise en la personne de ces illustres traitans,
dans les conditions qu’ils ont faites auec
eux, sans auoir aucun droit d’y adiouster quoy
que ce puisse estre, que du consentement de
ces mesmes peuples, suiuant en cela les sentimens
qu’ils se sont faits reciproquement les

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vns & les autres deuant Dieu & deuant les
hommes, puis que cét adorable Seigneur ne
veut pas qu’on iure en vain, & qu’il donne sa
malediction à ceux qui se dispensent de le
faire.

 

C’est pourquoy les conditions auec lesquelles
les peuples se sont donnez aux Roys
doiuent estre inuiolables. Que si le Prince
desire quelque chose de plus, il faut que ce
soit du consentement de ses sujets, & qu’il leur
fasse voir en le demandant, que c’est pour le
bien de l’Estat, & pour l’vtilité publique. A
moins de cela les peuples ont droit de s’opposer
à ses volontez, & de luy representer son iniustice.
Le droit public est vn ouurage si precieux
à Dieu, que personne du monde ne l’oseroit
auoir violé, sans courre risque d’attirer
sur soy vne malediction infinie, à ce que nous
apprend la mesme Sagesse. La portion & les
dons hereditaires des Souuerains, sont tous
compris dans leur domaine. Et s’il y a quelque
Potentat qui veille franchir ces limites par la
force & par la violence d’vn pouuoir absolu,
ou d’vne authorité independante, qu’il s’asseure
d’estre mis au nombre des Tyrans, par celuy
qui détrosne les Rois & qui aneantit les
puissances.

Dieu mesme, de qui tout le monde releue,

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ne confirme iamais auec serment les conditions
qu’il a faites à ses creatures, que pour les
rendres inuiolables, quelques pécheurs que
nous puissions estre, tant il est ponctuel en
l’obseruation de ses promesses. C’est pourquoy
ce seroit vne chose bien estrange, que
ceux qui ne sont rien en comparaison de ce
Souuerain Seigneur, voulussent auoir des libertez
qu’il ne veut pas auoir, & par ainsi
qu’ils voulussent impunement vser du bien &
de la vie des peuples. Regalem potestatem, populi
naturali perfusi lumine erexerunt, dit vn Autheur
Espagnol, ce qui fait bien voir que les conditions
auec lesquelles les peuples se sont donnez
aux Roys, & sont tellement reciproques,
que l’vn ne sçauroit auoir raison de faire quelque
chose au dela de ces mesmes conditions,
sans que la mesme raison donne la liberté aux
autres de faire la mesme chose.

 

Si les Rois pour tyranniser les peuples se
dispensent des accords & des conuentions
qu’ils ont faits ensemble, les peuples s’en peuuent
bien dispenser pareillement aussi, pour
s’empescher d’estre tyrannisez par les Princes.
Les Roys de la premiere & seconde race, &
mesmes beaucoup de la troisiesme se sont bien
cõtentez de leur domaine, sans leuer quelque
chose d’extraordinaire sur leurs sujets, qu’en

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cas d’vne necessité bien pressante. C’est pourquoy
les sujets ayant affecté ce domaine à la
subsistance des Roys, l’ont rendu inalienable.
Et ie croy fermement, si les Roys leuent quelque
chose au dela de ce domaine, qui n’est
que trop suffisant de fournir à toutes les dépenses
qu’ils sont obligez de faire, sans vne
pressente necessité & contre la volonté des
peuples, qu’ils offensent Dieu mortellement,
& qu’ils sont obligez à la restitution des sommes
qu’ils auront leuées.

 

Et ce qui est à noter que les Estats ne se sont
iamais déportez de la connoissance des subsides
extraordinaires qu’il a fallu leuer sur les
peuples, faisant voir par ce moyen là que le
Roy en demeuroit cõme cõptable enuers les
mesmes peuples. Non il n’y a point de prescription
qui puisse iamais acquerir aux Roys, le
droit de faire des leuées sans le consentement
de ses Estats en façon quelconque. Ce qui fait
bien voir que les Roys n’ont pas aucun droit
sur les biens de leurs sujets, & qu’ils ne peuuent
pas les obliger à les leur bailler sans iniustice.
C’est pourquoy la pluspart des premiers
Roys qui ont commancé à leuer sur le
peuple, en ont fait vn poinct de conscience
& s’en sont accusez deuant Dieu, comme
d’vn grand crime.

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Les peuples font les Roys, & les Roys me
pardonneront bien si ie dis apres le Prince du
raisonnement Scholastique, que l’effet a toute
l’obligation de son estre à la cause qui l’a mis au
monde. C’est pourquoy si les Roys pour amasser
des biens qui ne leur appartiennent pas,
veulent rompre les conditions auec lesquelles
les peuples se sont donnez à eux, ils destruisent
entierement ce qui les fait ce qu’ils sont, & s’ils
destruisent entierement ce qui les fait ce qu’ils
sont, ils se destruisent eux-mesmes. Les conditions
de l’vn & de l’autre n’ayans qu’vn mesme
supost, ne sçauroient pareillement aussi
auoir qu’vne pareille aduanture : De sorte qu’il
faut necessairement conclurre par là, que ces
conditions doiuent estre toutes deux inuiolables,
puis qu’elles n’ont toutes deux qu’vn
mesme principe & qu’vne mesme destinée.
Qui déroge infailliblement aux conditions de
ce pourquoy il doit estre, tant cette relation se
trouue reciproque.

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QVESTION IV.

Sçauoir si les Roys sont obligez d’obseruer
les loix fondamentales de l’Estat.

Les plus sages de hommes ont tousiours
eu de si beaux sentimens pour les loix,
qu’ils ont creu qu’elles occupoient le mesme
rang dans l’Estat politique que la raison dans la
nature humaine. Donc comme la raison est
cette diuinité, sans laquelle l’homme ne seroit
plus vn Dieu mortel (comme l’appelle Philon
Iuif) mais vn sepulchre viuant tout enuironné
de confusion & de tenebres, aussi pouuons-nous
bien dire qu’il n’y a point d’Estat, pas mesme
societé, fut-elle de voleurs ou de pirates,
comme dit S. Augustin, qui se puisse maintenir
sans l’obseruation des loix, tant elles sont
necessaires à toutes les conditions des hommes.

L’Empire des Grecs, des Medes, & des Romains,
n’ont esté ruinez que parce qu’ils ont
méprisé les loix parce que la fin de la loy est de
viure selon Dieu, & sans faire tort à personne ;
comme la fin des armes est de faire que la loy
soit obseruée. Et quoy que les Roys soient autheurs
de quelques loix, il faut voir maintenant

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s’ils sont obligez de les obseruer, ainsi que le
reste des hommes.

 

Il est vray que plus les Roys se rendent obeissans
aux loix, & plus les peuples à leur imitation
s’y soumettent auec plus d’humilité & auec
plus de reuerence, parce que l’exemple du
Souuerain a bien plus de force & plus de vigueur
sur l’esprit de ses subjets que toutes les
paroles du reste des hommes. C’est pourquoy
le Royaume de France a subsisté prés de vnze
cens ans sans beaucoup de troubles. Mais pour
voir si les Roys sont obligez de les obseruer
contre l’opinion de quelques politiques libertins,
expliquons vn peu la nature des loix de
pouuoir mieux comprendre s’ils le doiuent faire
ou par maxime d’Estat, ou par obligation,
comme ceux pour qui elles sont faites.

Toutes les loix se reduisent necessairement
sous quatre chefs, car elles sont ou éternelles,
ou naturelles, ou diuines, ou humaines. La loy
éternelle est vn acte de l’entendement diuin,
par lequel il a resolu de toute éternité, de prescrire
des regles & des ordonnances à chacune
de ses creatures, auec vne obligatiõ tres-étroite
de les respecter & de les garder inuiolablement
sur toutes choses.

La loy naturelle est vne secrette participation
de la loy éternelle, par laquelle nous sommes

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portez à rendre la iustice à nos semblables
& à ne faire à personne que ce que nous voudrions
qu’on nous fist à nous mesmes.

 

La loy diuine est vn decret qui nous a esté
presenté de Dieu, par l’entremise ou par le Ministere
de ses Anges, de ses Prophetes, ou de sa
Sapience incarnée, pour nous marquer les sentiers
que nous deuons tenir pour paruenir de
la participation de la grace, à la ioüissance de la
gloire.

La loy humaine est vne ordonnance du
Prince de l’Estat, ou des Superieurs, par laquelle
les actiós exterieures & ciuiles des hommes,
se doiuent conformer sur la regle que cette loy
leur prescrit, n’ayant pour but que la perfection
& l’vtilité publique de l’Estat & du peuple.
C’est celle-cy en vertu de la quelle les Princes
ne doiuent iamais songer qu’au bien de leurs
subiets, qu’à la conseruation de leur repos, &
qu’au maintien de leur Couronne. Si cela est
comme il n’en faut pas douter, sur peine de
faire vne heresie digne d’vne punition exemplaire,
le Prince, quoy qu’autheur de cette loy,
ne laisse pas d’estre obligé de l’obseruer encore
plus estroitement que pas vn de ses subjets,
puis qu’il n’y a que luy seul qui ait le pouuoir &
l’authorité de s’opposer en qualité de Souuerain
& de premier membre de l’Estat, à la violence

-- 25 --

de ceux qui voudroient troubler la felicité
de l’vn & enuahir le bien de l’autre, & voicy
comme ie le prouue.

 

Ou les loix fondamentales de l’Estat sont
pour le bien du peuple, & pour le salut de la
Couronne, ou elles ne le sont pas, si elles sont
pour le bien du peuple, & pour le salut de la
Couronne : le soustiens que le Roy comme
n’ayant la qualité de Souuerain que pour la
conseruation de l’vn & de l’autre, & comme la
personne du monde qui leur doit procurer plus
de bien que qui que ce soit, est plus obligé de
les obseruer que qui que ce puisse estre.

Quand les Roys d’Israël se vouloient dispenser
de faire quelque chose contre les loix, il y
auoit les Anciens qui s’opposoient aux volontez
illicites de leurs Princes, quoy que ce ne
fussent que des puissances inferieures de ces
mesmes Princes. Trajan (qu’on peut prendre
pour le veritable modelle d’vn sage Prince)
commandoit à ses Lieutenans de luy obeir,
quand il leur ordonneroit de faire de choses
iustes, & d’employer mesme le glaiue pour
l’execution d’icelles : Mais quand il leur commanderoit
de faire quelque chose contre les
loix fondamentales de l’Estat, il vouloit & entendoit,
qu’ils tournassent le tranchant de ce
glaiue contre luy, pour le punir de son iniustice.

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Iustinian quelque temps apres luy, ordonna
que si par mal heur ou par inaduertance il
se vouloit dispenser de ces mesmes loix, au preiudice
de l’Estat ou du peuple, qu’on prist la liberté
de l’y contraindre, ou par la raison, ou
par la force. Les Roys d’Egypte n’auoient autre
passion que celle d’obseruer les loix de l’Estat,
afin d’attirer leurs subjets à les mieux obseruer
par leur exemple.

 

Qui n’obeït pas à la loy, offense cette mesme
loy ; fait iniure à ceux pour qui & qui elle est
faite ; se rend indigne de ses faueurs, & viole ce
que la nature humaine doit auoir en plus grande
veneration dans le monde. Si les Roys méprisent
les loix fondamentales de l’Estat, ils
méprisent ce pourquoy ils sont Roys, il ne faut
pas iamais esperer apres cela qu’ils fassent estat
de quoy que ce puisse estre. Le mépris qu’ils
en font est vne marque de leur mauuaise foy, &
de leur reprobation éternelle. C’est pourquoy
s’ils veulent estre cheris de Dieu, aimez de leurs
subjets, & s’ils veulent qu’on les estime dignes
de la Couronne qu’on leur a mise sur la teste,
il faut qu’ils se portent à les obseruer auec plus
de reuerence que le reste des hommes. Outre
qu’ils y sont tres-obligez par le serment qu’ils
en ont fait au Createur & aux Creatures, ils y

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sont encore tres-obligez pour seruir d’exemple
à leurs subjets : pour ne pas des honnorer la nature
des loix : par la necessité qu’ils ont de le
faire : par la reputation à laquelle ils sont obligez
de se maintenir : pour la conseruation de la
Couronne : pour le bien de l’Estat : & pour le
salut de leur ame.

 

QVESTION V.

Sçauoir si le gouuernement de l’Estat doit
estre Monarchique ou Aristocratique,
pour le bien commun du Prince
& du Peuple.

L’on est encore à decider (quoy qu’il y ait
plus de trois mil ans qu’on y trauaille)
quelle forme de gouuernement est la plus vtile
aux peuples, ou la Monarchie, ou l’Aristocratie,
ou la Democratie, Solon, Licurge, Demosthenes,
& Ciceron sont pour l’Aristocratie :
Dion, Eufrates, Othanes, Hermicius, & Polidamus,
sont pour la Democratie : & Platon,
Aristote, Apollonius, S. Hierosme, S. Ciprien
& plusieurs autres, sont pour la Monarchie.

Il est vray que cette puissance, qui ne differe
en quoy que ce soit, ny de la naturelle, ny de
la surnaturelle, passera tousiours pour la plus

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noble & pour la plus excellente, parmy les
plus grands Politiques de toute la terre habitable.
Mais il faut confesser aussi que si le gouuernement
Monarchique est le seul conforme
à celuy de Dieu, & qu’il soit le seul tiré apres le
naturel d’vn original infaillible, qu’il est aussi
le plus glissant de tous, & celuy duquel il arriue
plus de mal heurs dans l’Estat, quand le Prince
ou le Ministre qui conduit les affaires de la
Monarchie, sont tant soit peu portez au mal.
Car par ce moyen la les peuples sont à la merci
de certaines puissances, qui sçachant parfaitement
bien que leurs crimes seront impunis, &
que personne du monde ne leur ozeroit contredire,
ne font pas conscience d’establir le
throsne de leur ambition demesurée, sur la ruine
des subjets, & quelquefois sur la perte generale
de toute la Monarchie.

 

Si peu que cette puissance Souueraine se
porte à mal-faire, l’on ne void que des deluges
de sang & de flamme sur toute la surface de
l’Estat ; des meurtres, des vols, des sacrileges,
& des impietez, aux quatre coins & au milieu
de l’Empire. C’est pourquoy, pour tenir le
Prince & ses fauoris en estat de ne pas causer
tous ces desordres, & pour empescher que ce
gouuernement Monarchique, ne se porte à
tant de mal-heurs, ie trouue qu’il est tres-necessaire

-- 29 --

d’establir sous l’authorité de ce Souuerain
vne forme de gouuernement Aristocratique,
par le moyen d’vn bon Conseil composé
des plus gens de bien de tout le Royaume ;
parce que c’est là où les voix & les suffrages
des vns & des autres sont également considerez,
sans apprehention de desobliger vn
Ministre d’Estat, ainsi que ie le feray voir
à la huictiesme & neufiesme Question de la
suitte que ie donneray, à ce que ie vous offre
desia par auance de trante autre. Questions
que ie veux faire voir au public sur des matieres
de cette nature.

 

Il faut veritablement que l’Estat soit Monarchique
pour l’ordre qui se raporte à l’vnité ;
car si vous considerez l’Vniuers tout entier,
vous y verrez vne souueraine & vniuerselle
puissance, de laquelle toutes les autres de pendent :
si vous le diuisez en Royaumes, en Empires,
ou en Principautez, vous y trouuerez en
chacune vn Souuerain qui leur con mande. Il
n’y a pas vne famille dans tout l’Vniuers qui
n’ait vn chef à qui elle doit toute sorte d’obeïssance
Mais l’administration de ce mesme
Estat, il faut necessairement pour bien faire,
qu’elle soit Aristocratique : qui n’est autre chose
que conduire & deliberer les affaires de la
Monarchie par les plus nobles, par les plus riches,

-- 30 --

par les plus sages, & par les plus anciens
du Royaume, afin que le Roy ou le Fauory, ne
puissent rien faire par ignorance, par passion,
par malice, ou par complaisance, ny contre
l’Estat, ny contre le peuple.

 

C’est pourquoy on assembloit autrefois les
Estats, & nos premiers Roys auoient accoustumé
de les conuoquer souuent afin de remedier
par ce moyen la aux desordres de la Couronne.
Ce n’estoit ny vn Fauory, ny vn premier
Ministre qui disposoient des affaires à leur
fantaisie pour voler le public & rendre le gouuernement
Monarchique. C’estoit par leur
moyen que le Roy demandoit du secours à ses
peuples, ou du monde, ou d’argent, quand il
en auoit besoin : qu’il donnoit ordre aux gens
de guerre, aux appanages des enfans de France
& au gouuernement du Royaume, & non
pas par le ministere d’vn Conseil, qui n’est qu’ẽ
la teste d’vn seul Fauory qui disposent du bien
des charges, de l’honneur & des dignitez de la
Couronne comme bon luy semble. Et quoy
qu’en puisse dire les ennemis de cette forme de
gouuernement, la France n’a iamais esté
que dans les guerres Ciuiles & dans les diuisions
depuis qu’on a negligé de tenir les Estats
en France. & si le gouuernement de ce Royaume
n’est conduit par cette façon d’agir, ou

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par vn Conseil composé des trois Estats, ou
tous les ministres ayent vne egale puissance, ie
ne croy pas que l’Estat puisse subsister encore
plusieurs années.

 

Si tost que le gouuernement de l’Empire
Romain fut retiré de l’administration des trois
Estats, & que la puissance de tout faire fut mise
entre les mains d’vn seul Monarque, l’Empire
commença de chanceler, & il ne trouua sa fin
que par la conduite d’vn Souuerain qui ne le
vouloit regir qu’à sa fantaisie, & selon les pernicieuses
intentions d’vn premier Ministre.
C’est pourquoy il est necessaire que si l’Estat
est Monarchique que le gouuernement soit
Aristocratique, conduit par vn nombre de Ministres
pris dans les trois Estats, & des plus
gens de bien de tout le Royaume, à qui l’on
donnera vne egale puissance, afin d’empescher
qu’vn chef trop penché au desir de regner
n’emporte le reste du corps dans le principe
de son ambition demesurée. Heliogabale, Maximian,
Tybere & plusieurs autres ne sont que
des exemples trop pressans sur ces matieres.
Quand on repassera vn peu les yeux sur les
tyrannies & sur les cruautez que ces indignes
Souuerains ont exercées sur leurs subiets, faute
d’vn bon conseil, & d’vn bon gouuernement
Aristocratique pour refrener l’insolence de ces

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demons incarnés, l’on trouuera que si l’Estat
doit estre Monarchique pour l’ordre & pour
l’execution, que le gouuernement doit estre
Aristocratique pour le Conseil, pour l’administration,
pour les constitutions, & pour
la solidite de la prouidence.

 

QVESTION VI.

Sçauoir si les Roys doiuent auoir des
Fauoris.

C’EST mettre icy vne question sur le tapis
qui paroist estre sans aucune difficulté
& tres inutile de la placer au rang des autres.
Car en vertu dequoy sçauroit-on priuer
vn Souuerain à qui toutes choses semblent
estre permises d’auoir vn Fauory pour se diuertir,
ou pour luy seruir d’vn autre Atlas à
luy aider à porter la pesanteur des affaires de
sa Monarchie ? A moins que de le vouloir
mettre au nombre des esclaues, il me semble
que cela ne luy peut pas estre dénie, &
que comme Souuerain independant de la
part des hommes, principallement en ces
choses là il peut absolument disposer de ses
volontez, de mesme que le reste de ses peuples.

-- 33 --

Mais aussi quand ie considere d’vn autre
coste, qu’il y va de l’education du Souuerain,
du salut de l’Estat, & vniuersellement de tout
le bien public, ie songe qu’on n’a pas mauuaise
raison d’y trouuer à redire. Vn Fauory à
moins que d’estre éleu de Dieu, peut inspirer
des pernicieux desseins au Souuerain, & le porter
à l’entiere ruine de toute sa Monarchie.

S’est-il iamais veu Fauory, qui n’ait absolument
abusé des graces de son Maistre ? Cinna
Mignon de Cesar Auguste, ne conspira t’il pas
contre ce grand Prince, apres l’auoir comble
de biens, & apres luy auoir sauué la vie, tant
l’ame des Fauoris est pernicieuse à ceux mesmes
de qui ils reçoiuent des graces toutes extraordinaires ?
Seianus, Fauory de Tybere, que
ne fit il pas contre ce grand Monarque, & contre
le peuple de Rome, qui l’auoient eleué dans
des charges & dans des honneurs incroyables ?
Ne voulut-il pas attenter sur la vie de son Souuerain ?
& ne bastit-il pas sa prodigieuse grandeur
sur les ruines de l’Empire ? Et Mazarin,
sans nommer le Mareschal d’Ancre, ny le Cardinal
de Richelieu, ny vn nombre infiny d’autres
pernicieux Fauoris, dont les Histoires sont
toutes remplies. N’a t’il pas mis le Roy, le
peuple & l’estat sur le peu chant de leur perte,
pour establir sa fortune ? Et apres cela doit on

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conclure que les Roys ayent des Fauoris, veu
qu’ils sont si traistres à leurs Souuerains, si funestes
à l’Estat, & si tyrans à tous les peuples du
monde.

 

Si les Roys n’auoient que des inclinations
moderées. & des liberalitez vn peu raisonnables
pour ces sangsuës publiques, que tous les
Fauoris fussent gens de bien, c’est à dire, qu’ils
fussent sans orgueil, sans ambition, & sans flaterie,
la question se pourroit resoudre en leur
faueur : mais ces grandes & ces sublimes qualitez
ne se trouuent que par miracle en des personnes
de leur sorte. Ils ne suscitent les Souuerains
qu’à s’armer les vns contre les autres,
pour triompher de nos dépoüilles. Ce sont les
instrumens dont les ennemis de l’Estat se seruent
ordinairement, lors qu’ils veulent consacrer
les Prouinces estrangeres à leur ambition
demesurée : Autant de Fauoris dans vn
Estat, autant de pensionnaires de ceux qui ont
dessein de l’enuahir, ou de l’accabler de guerres
ciuilles. Et quoy que le Cardinal de Richelieu
fust veritablement exempt d’vne si
noire perfidie, il ne laissa pas, de simple Cadet
qu’il estoit, de vouloir estre Cardinal, Duc &
Pair de France, Grand Maistre & Surintendant
general de la Nauigation & Commerce du
Royaume, Lieutenant general pour le Roy en

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Bretagne, de chasser la Reyne Mere Marie d
Medicis sa bonne Maistresse, & les premiers
Princes du Sang de l’Estat, & de declarer la
guerre aux deux plus grandes Puissances de
l’Europe, afin de se maintenir dans le gouuernement
absolu qu’il auoit vsurpé à Louis le
Iuste.

 

Et pour demeurer tousiours dans les exemples
de nostre temps, Mazarin, pour les deportemens
duquel toute la France est sur le
penchant de sa ruine, abusant de la trop grande
& trop funeste confiance que la Reyne
prend en luy, quoy que de tres bas lieu, ne
s’est il pas emparé de la personne du Roy, sous
vn nouueau titre de l’éducation Royale ? Ne
s’est il pas approprié tous les tresors de l’Estat ?
N’a t’il pas empesché la Paix pour profiter de
nos malheurs ? & n’a t’il pas fait la guerre aux
Princes du Sang pour mettre sa tyrannie à couuert
de la iustice de leurs armes.

Il est certain que si le Roy estoit aussi fidellement
seruy de ses Fauoris, qu’il en est trahy,
qu’il en pourroit auoir tousiours auprés de sa
personne : mais comme sa Maiesté, par vne
bonté trop funeste à ses Estats, donne vne trop
grande liberté à des miserables Antropophages
qui aiment mieux accroistre leur fortune,
que la gloire du Roy, ny les bornes de sa Couronne ;

-- 36 --

en vn mot, qui sont si auares, & si peu
fideles qu’vn Mazarin, qui n’a iamais voulu
faire la Paix, afin d’auoir vn pretexte à voler
toutes nos finances : ie ne trouue pas qu’il soit
fort à propos qu’on luy en doiue donner, attendu
les grands malheurs qu’ils causent à l’Estat
& aux peuples. Son Altesse Royale, les
Princes du Sang, les Officiers de la Couronne,
& le Parlement de Paris, qui tous ensemble
sont chargez du gouuernement du Royaume,
ont droict de s’y opposer, en tout temps, en
toute saison, & en quel âge que le Roy puisse
estre Le salut du peuple doit estre preferé à
toutes les volontez des Princes.

 

QVESTION VII.

Sçauoir si les Fauoris doiuent entrer dans le
Conseil, pour connoistre & pour gouuerner
les affaires.

S’IL est tres-dangereux aux Roys d’auoir
des Fauoris, ie trouue qu’il est encore
bien plus dangereux (quand ils en ont) de
souffrir qu’ils entrent dans le Conseil, & qu’ils
prennent le gouuernement des affaires : Appuyez
de la faueur du Souuerain, ils se rendent
si insolens, & si temeraires, qu a moins de faire

-- 37 --

ployer toutes les puissances de l’Estat sous le
moindre de leurs commandemens, leur satisfaction
ne peut pas estre pleinement assouuie.

 

Mais à qui est-ce que les Roys se doiuent le
plus confier qu’à ceux qu’ils ont tirez du neant
& qu’ils ont esleuez au plus haut faiste de la
fortune ? sur la foy de qui est-ce qu’ils se peuuent
plus seurement reposer que sur celle de
ceux qu’ils ont comblez de thresors, de charges
de dignitez, de grandeurs, & de toutes
les felicitez que l’homme sçauroit desirer icy
bas sur la terre Si les biens faits n’ont pas des
charmes assez puissans pour attacher dignemens
vn seruiteur aux interrests de son maistre,
ie ne croy pas qu’il soit licite d’en attendre
d’ailleurs, n’y desperer qu’il puisse viure
parmy ses subjets, dans vne parfaite asseurance.

Nous voyons apparemment que les tygres,
les Pantheres & les Ours, quelques feroces
qu’ils puissent estre, ne laissent pas d’auoir de
l’amour & de la fidelité pour ceux qui leur
rendent quelque seruice. L’exemple d’Androde
de Dace suffit pour conuaincre ceux
qui auroient quelque repugnance a croire
vne chose si veritable.

Il ne faut pas estre fort sçauant aux affaires
d’Estat, pour ne pas sçauoir que ces sangsuës

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publiques n’entretiennent iamais la guerre
dans vne Monarchie, qu à dessein de faire
des leuées extraordinaires & excessiues de deniers
sur tous les subjets du Souuerain, afin
de s’enrichir de ses sommes immenses quelles
leuent de toutes parts, en sucçent le pauure
peuple iusques au sang, & en faisant mourir
vn nombre infiny de pauure innocens d’vne
estrange famine. Le Cardinal de Richelieu ne
fit il pas bastir vne ville & vne maison qui contiennent
les plus riches & les plus superbes
dépoüilles de toute cette pauure Monarchie ?
sans compter plus d’vn million de liures de reuenu
qu’il a laissé, ou à ses nepueux ou à sa niepce,
ny les prodigieuses despenses qu’il a faites
durant son regne. Et Mazarin suiuant les
traces de son illustre Coriphée, n’a t’il pas enleué
tous les tresors de l’Estat, & placé la bassesse
de sa condition sur la plus haute fortune
des hommes ? Et pourquoy cela ? parce que ce
sont des fauoris qui sont entrez dans le Conseil,
pour s’emparer du gouuernement des affaires
de France. Voyez apres cela de grace, si
les trois Estats ont droit de s’opposer à la prodigieuse
ambition de ces tyrans, & aux malheurs
qu’ils causent à toute sortes de personnes.

 

Pourquoy souffrir des choses iniustes, toute

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sorte de tyrans & d’vsurpateurs, ne meritent
ils pas vn chastiment tres seuere, & n’est-ce pas
deuenir en quelque sorte coupable des atentats
qu’ils font contre l’Estat, que de les tolerer
en aucune sorte ? Il n’est point d’indulgence
en des pareilles occasions, qui ne soit
mille fois plus dangereuse que la violence
mesme. C’est pourquoy l’on ne deuroit iamais
permettre que les Fauoris entrassent dans le
Conseil & moins encore qu’ils s’emparassent
du gouuernement des affaires.

 

FIN.

I’Ay, Cher Lecteur, quelque trente ou quarante
questions du temps, toutes d’vne mesme suite ; si
i’apprends que celles que ie te donne presentement te
soient agreables, ie te promets sur la foy d’vn ennemy
mortel des premiers Ministres d’Estat, & par
consequent des tyrans du peuple, de te faire voir le reste.
Adieu.

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Anonyme [1652 [?]], LE POLITIQVE VNIVERSEL, OV BRIEVE ET ABSOLVE DECISION de toutes les questions d’Estat les plus importantes. SCAVOIR EST, I. Si les Roys sont d’institution diuine. II. S’ils ont vn pouuoir absolu sur nos biens & sur nos vies. III. Si les conditions auec lesquelles les peuples se sont donnez aux Roys ne doiuent pas estre inuiolables. IV. S’ils sont obligez d’obseruer les loix fondamentales de l’Estat. V. Si leur gouuernement doit estre Monarchique ou aristocratique, pour le bien commun du Prince & du peuple. VI. S’ils doiuent auoir des Fauoris. VII. Si leurs Fauoris doiuent entrer dans le Conseil, & prendre le gouuernement des affaires. , françaisRéférence RIM : M0_2818. Cote locale : B_17_30.