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Jean NICOLAS – Les révoltes d’Ancien Régime en France et au Japon : nouvel état de la question

Jean NICOLAS* – « Les révoltes d’Ancien Régime en France et au Japon : nouvel état de la question » / conférence à la Maison franco-japonaise de Tokyo, le 1er juin 2003.

Publié avec l’accord de l’auteur et sur la proposition de Stéphane Haffemayer, le texte de cette conférence n’a pas été modifié.

*

C’est pour moi un grand honneur et un grand plaisir d’être invité ici à Tokyo à une confrontation sur le rôle des conflits et sur l’impact historique des mouvements sociaux issus des profondeurs. Ces mouvements, les rébellions, on les a trop longtemps sous-estimés ou travestis. Il fallait déchirer les voiles qui masquent la réalité. L’occasion nous est offerte aujourd’hui de faire ensemble le point sur des orientations qui nous sont largement communes. Je remercie vivement de leur invitation M. Patrice Jorland, de l’ambassade de France, ainsi que M. Pierre-François Souyri, directeur de la Maison franco-japonaise qui nous accueille aujourd’hui. Je suis aussi très heureux de rencontrer nos collègues japonais, et tout particulièrement les professeurs Fukaya Katsumi et Fukui Norihiko, ainsi que le professeur Hiroyuki Ninomiya, familier de ce type de rencontres universitaires.

J’éprouve un peu d’hésitation à parler devant vous, car d’un côté je sais la fécondité de l’historiographie japonaise, et d’autre part je connais mes limites. Il me semble pourtant que nos démarches sont réellement très proches à bien des égards. Nous marchons souvent du même pas en nous entraînant les uns les autres. Chez vous comme chez nous l’histoire n’est plus désormais comprise comme un simple exercice de justification des pouvoirs établis, une légitimation des utopies monarchiques et nationales, ni non plus comme un théâtre en permanence manipulé et régi par les élites et les puissants. Les historiens ont ouvert le jeu, en mesurant le rôle dynamique des couches populaires dans le devenir des nations. Ce fut le cas en France après 1789, avec Michelet et la grande génération des écrivains romantiques et socialistes, de sensibilité utopique ou marxienne. De même en bien d’autres pays d’Europe, dans l’Amérique des deux hémisphères, en Asie et tout particulièrement ici au Japon, comme en témoignent les travaux de vos sociologues, anthropologues et historiens qui, au lendemain même des bouleversements de Meiji, ont mené leurs recherches dans une perspective comparatiste, un comparatisme qui est l’une des grandes originalités de l’historiographie japonaise qui est l’une des mieux informées du monde et les plus ouvertes aux apports extérieurs. Je songe ici aux relations qui se sont établies entre Kohichiro Takahashi et Georges Lefebvre ; ou bien, plus près de nous entre Hiroyuki Ninomiya d’un côté et de l’autre Albert Soboul et Michel Vovelle qui ont lié avec vous d’anciennes relations d’amitié. L’étude des couches inférieures au Japon s’est enrichie après la première guerre mondiale, à mesure que s’intensifiait le combat pour la défense des eta ou discriminés, dans les années 1920 [1]. L’anthropologie et le marxisme, alors en plein essor, ont orienté les investigations du côté du peuple des campagnes et des bas quartiers des villes, étudiés dans la longue durée à partir des sources les plus variées.

Grâce à quoi les mouvements populaires apparaissent aujourd’hui dans toute leur richesse, à la fois comme agents du devenir et comme « baromètres » du changement social, pour reprendre une expression du professeur Ninomiya [2]. À bien des égards, vous nous avez accompagnés et souvent même précédés, tant en ce qui concerne les méthodes que les interprétations.

Il m’a toujours semblé, à moi aussi, qu’il fallait se placer au niveau des gens ordinaires pour approcher la vérité d’une époque. En mettant la rébellion en « ordre de marche », j’ai voulu découvrir cet au-delà qui existe si je puis dire, dans l’œil de l’insoumission.  J’ai donc escaladé les blocs de refus autour du fisc ou de la cherté, autour des usages et des croyances, dans le monde du travail, dans la vie de tous les jours.

I. Incitations

Ma démarche est donc proche de la vôtre dans ses incitations comme dans ses procédures de recherche. Mon dernier livre, La Rébellion française, je souhaitais le faire depuis toujours et presque depuis l’enfance. Il ne s’agit donc nullement d’une improvisation dictée par les circonstances, d’un produit « tendance » dans l’esprit de cette « France d’en bas » dont on nous parle si souvent, en ces temps d’opacité et de demi-vérités…

Nous savons tous qu’il n’est pas possible de segmenter le social, le haut d’une société ne peut s’étudier isolément. Les groupes élitaires, s’ils ont leur propre cohérence et leur logique interne, se définissent aussi par les relations qu’ils entretiennent avec le bas de cette même société. L’inverse n’étant pas moins vrai. D’où l’intérêt des relations intergroupes qui éclairent les positions réciproques en matière de dépendance et d’autorité. Il y a de longues années, je préparais ma thèse sur la noblesse et la bourgeoisie au XVIIIe siècle en terre de Savoie, une province alors étrangère puisqu’elle n’a été rattachée à la France qu’en 1860. En dépouillant des séries judiciaires jusque là négligées par les chercheurs, je découvrais la vigueur de comportements populaires. Il m’apparaissait que les rébellions, dirigées contre les représentants de l’autorité étatique, seigneuriale ou ecclésiastique, étaient chargées de significations. Vous le voyez : les interrogations qui ont charpenté ma recherche me travaillaient depuis longtemps. J’ai écrit là-dessus naguère une étude rapide, sous le titre « Éphémérides du refus », avec en sous-titre : « Pour une enquête sur les émotions populaires au XVIIIe siècle. Le cas de la Savoie » – article que mon ami Albert Soboul avait accepté de publier dans les AHRF en 1973.

Dans le même esprit j’ai organisé plus tard, en 1984, le colloque « Mouvements populaires et conscience sociale ». À mon avis, le moment était venu de reprendre et d’élargir la problématique ouverte dès les années 60 par le débat entre l’historien russe Boris Porchnev et l’historien français Roland Mousnier sur les sociétés d’ordre ou de classe. Pourtant, aux yeux de certains de mes collègues et amis, l’idée de ce colloque semblait à contretemps. En effet la recherche, depuis les années 1970, s’était engagée sur de nouveaux « territoires », comme on disait alors, les mentalités, les représentations, l’idéologie, le tout-politique, etc. Le quantitatif et le sériel de Labrousse, Goubert ou Vilar s’éloignaient à tire-d’aile. On ne voulait plus compter, ni faire de statistiques, on rejetait les tableaux et les courbes ! Les chiffres, alignés en chapelets, semblaient relever d’une démarche en quelque sorte triviale. On ne jurait plus que par la micro-histoire, les fameuses case studies ou « études de cas », affaires en apparence mineures, isolées de l’ensemble, mais dotées d’un potentiel de vérité tout à fait exceptionnel disait-on – « l’exceptionnel normal », allait-on* jusqu’à écrire ! On s’éloignait en même temps de la démographie historique, du prix des grains, du repérage systématique des variations climatiques, des taux d’alphabétisation. Même discrédit en ce qui concerne les fortunes et les niveaux de vie calculés à partir des inventaires après décès. Toute une méthodologie s’est trouvée mise en question, et les arguments ne manquaient pas : empirisme béat, disait-on, enquêtes trop lourdes, recherches trop longues, chercheurs découragés, rendements décroissants… (J Revel). Assez de chiffres, nous disait-on, il fallait aller plus vite, secouer tout cela, renouveler les questionnements.

S’est alors répandue une autre façon encore d’écrire de l’histoire. On est devenu attentif aux échos, aux images, aux reflets. En somme, un travail sur la mémoire et sur les représentations symboliques. Tout cela, qui n’est pas sans intérêt non plus, expose au risque de recouvrir l’événement originel, de faire tomber dans l’oubli la réalité des faits en les noyant en quelque sorte dans les gloses et les décryptages. Nietzsche le disait déjà à propos de 1789 : « Le texte de la Révolution a disparu et a été dévoré par son interprétation ». Une série de discours emboîtés, qui tendent à se substituer à l’établissement des faits (Paul Ricœur, la Mémoire, l’histoire, l’oubli). Pour ma part, j’ai choisi de rester fidèle à l’événement qu’il importe d’exhumer et de rétablir et je suis convaincu que pour traduire le continuum d’une époque – autant que possible – rien ne vaut le fait de s’immerger dans le social, d’examiner les faits et les intégrer à des séries parlantes, avec leurs inflexions et leurs rythmes. J’ai fait mienne la conviction de mon maître Ernest Labrousse : « Tout ce qui est important est répété ». Mais aussi ce principe de Gustave Flaubert, cité par Pierre Bourdieu dans La Misère du monde : « Tout est intéressant pourvu qu’on le regarde assez longtemps » [3] !

II. Hypothèses

J’ai donc essayé, dans l’espace français, de placer le conflit au cœur de l’interrogation pour la période comprise entre les années 1661 et 1789 qui encadrent la période du second absolutisme, depuis les débuts du règne personnel de Louis XIV jusqu’à la Révolution. La réalité de la discorde s’est imposée avec évidence pour les historiens du XVe, du XVIe et du premier XVIIe siècle.

Je ne reviens pas ici sur le grand débat auquel je faisais allusion à l’instant, qui renvoie essentiellement à la période antérieure à la Fronde et à la crise des années 1648-1661. Au-delà, donc après 1660, la problématique des conflits interclasses ou interordres, qui avait sous-tendu les recherches antérieures, ne semblait plus opérationnelle. L’ordre, pensait-on, était entièrement établi, le roi imposait partout sa volonté. Un dialogue politique plus ou moins conflictuel survivait au sommet de l’État, entre le souverain et les grandes élites administratives. Des idées nouvelles fusaient ici et là, amplifiées au XVIIIe par la multiplication des sociétés de pensée. Mais, à la base, pas de discours audible. Les classes populaires disparaissaient en quelque sorte du champ historiographique en tant qu’agents politiques du devenir. Le nouvel ordre monarchique s’imposait pratiquement sans réplique à une opinion populaire présentée comme résignée, consensuelle, immobile. Alors que les élites écrivaient, parlaient, se faisaient entendre jusqu’à entraîner une fraction de l’opinion dans le champ des Lumières, le peuple au contraire restait immobile et muet, c’était le « silence populaire du temps long » dont parle François Furet. Des « bruits sourds », des « plaintes sourdes », des « murmures », quelques réveils brutaux, mais rien de réellement significatif rien que du « minuscule » ou du « négligeable ». Donc pour l’essentiel, du côté des classes populaires, une passivité tendant à l’insignifiance politique. Une grisaille, dans l’acceptation résignée de l’ordre établi, une bonasse à peine rompue par quelques trouées contestataires sporadiques. C’était pour cette époque, semble-t-il, un lieu commun de l’historiographie contemporaine.

De là, mon étonnement. La vie se serait-elle arrêtée après la Fronde ? Que signifiaient ce prétendu silence et ce calme plat ? Les souvenirs de ma plongée dans les fonds judiciaires savoyards comme ma découverte ultérieure des papiers de la police parisienne et des correspondances administratives provinciales ne coïncidaient pas avec une vision aussi lisse et aussi calme. J’avais constaté que tout bougeait en profondeur. Il fallait donc aller plus loin dans la recherche, en s’appuyant sur les travaux d’historiens qui avaient déjà écorné l’image consensuelle d’un Ancien Régime apaisé. Ainsi Pierre de Saint-Jacob pour les campagnes bourguignonnes, et Maurice Garden dans ses études lyonnaises. Par la suite et plus récemment les recherches de Charles Tilly, Arlette Farge, Steven Kaplan, Cynthia Bouton ont inscrit à leur tour les milieux populaires dans une cohérence conflictuelle et créatrice. Il fallait continuer et aller encore plus loin pour approcher la vérité de cette longue période. Il ne restait donc plus qu’à saisir à bras le corps la masse des archives de la contestation.

Avant d’évoquer nos procédures d’enquête et nos résultats, j’insisterai encore à propos de la notion de conflit sur quelques aspects théoriques qui me semblent importants. Tout désaccord n’entraîne pas rupture. J’ai voulu adapter à ma recherche la problématique des affrontements proposée par A. O. Hirschman qui analyse les issues possibles du conflit en distinguant :

  1. la voie autoritaire et la contrainte, appliquée au non de l’ordre et de la discipline ;
  2. la recherche d’un accord, qui passe par la parole, le dialogue, la transaction et diverses procédures d’ « accommodement » ; en cas d’échec, les deux parties ou seulement l’une d’elles, peuvent recourir aux tribunaux dont les décisions, plus ou moins bien acceptées, entraînent l’apaisement, au moins à titre provisoire. Les démarches peuvent s’accompagner d’actions concomitantes, parfois tendues, mais inscrites elles aussi dans le registre de l’infra-rébellionnaire, telles :
    • les pétitions, les délégations auprès des pouvoirs locaux, les députations auprès des instances supérieures
    • les grèves plus ou moins spontanées
    • les cortèges plus ou moins massifs, les manifestations de rues avec mots d’ordre, pancartes, etc.
    • Il s’agit de démarches concertées, avec stratégie et tactique, qui s’inscrivent généralement dans la durée et n’ont pas nécessairement la violence pour exutoire – vous connaissez cela au Japon aussi ;
  3. La fuite, la désertion, le déguerpissement, l’exil : ce fut le choix des minorités religieuses puritaines dans l’Angleterre du XVIIe siècle, et celui des huguenots en France au temps de Louis XIV, quand 200.000 d’entre eux quittèrent le pays pour aller s’installer en Hollande, à Genève, en Allemagne ou en Angleterre. De même quand certaines populations paysannes abandonnent tel ou tel espace seigneurial pour échapper aux contraintes, et vont s’établir ailleurs, phénomène de désertion collective dont l’histoire japonaise offre là aussi de nombreux exemples.
  4. Mais le refus de se soumettre ou l’échec du dialogue débouchent aussi très souvent sur la violence rébellionnaire : agressions contre l’appareil étatique et ses prolongements seigneuriaux, protestations économiques, dénonciation de la cherté, grèves agressives avec destruction de matériel, violences graves contre les personnes et autres actions brutales, parfois compliquées d’interférences ethniques ou religieuses, car les motivations sont souvent enchevêtrées. Tel quel, le phénomène rébellionnaire ne tend pas en lui-même au bouleversement social et au renversement des structures étatiques. Mais dans certaines conditions, l’État peut se trouver mis en cause, et l’on passe alors de la rébellion à l’émeute, et de la subversion locale ou régionale à la révolution. C’est alors un autre sujet, que je n’ai pas abordé directement dans mon livre.

Je me suis attaqué aux seuls conflits relevant de ce quatrième type, avec actes de violence collective caractérisés et même codes de comportement. Il y a en effet comme une liturgie de la contestation violente, avec tous les ingrédients d’un rituel aux rôles bien définis, postures du corps, cris, délire verbal et gestuel dont la fonction – pour reprendre la formulation de Roland Barthes – « n’est pas seulement de communiquer ou d’exprimer, mais d’imposer un au-delà du langage qui est à la fois l’Histoire et le parti qu’on prend ». Enfin recours aux armes, les pierres, les outils familiers ou les armes à feu que l’on trouve partout en France, y compris dans le populaire, et surtout dans les campagnes. Un rituel donc, qui vise à produire : 1. sur le public un fort impact émotif, affectif avec amplification des griefs et 2. sur les politiques, une prise de décision.

III. Enquête

La violence est donc l’un des indices clés de l’enquête. Sa seule présence atteste le caractère rébellionnaire d’une action collective dirigée contre l’autorité et les puissants. Les actions enregistrées se signalent par leur degré de violence et d’intensité, mais nous avons choisi de descendre jusqu’à l’à-peine perceptible, pour une saisie plus fine et plus modeste du réel, au niveau des prises de conscience élémentaires, dès lors que 4 ou 5 individus n’appartenant pas à la même famille se trouvent impliqués dans une action dirigée contre l’autorité. Ratissage extrêmement fin, accumulation minutieuse de maniaque, jusqu’à l’obsession ! Mais pour éviter de mettre sur le même plan l’échauffourée ponctuelle – quelques hommes, quelques femmes, quelques heures ou même moins – et la sédition caractérisée à laquelle participe tout un village, toute une ville ou une région entière, avec des centaines ou des milliers d’individus, la grille de dépouillement que nous avons établie comporte un coefficient d’intensité, avec trois échelons : affaires de faible, de moyenne ou de considérable importance.

En même temps, il fallait classer les phénomènes observés selon une typologie qui a été elle aussi le fruit d’une réflexion collective. Il fallait distinguer les grands types de rébellions, les renvoyer à leur motivation dominante, le pain, l’impôt, la seigneurie, la défense des biens communaux dans les campagnes, les salaires, l’opposition à tout ce qui porte uniforme, police, justice, armée… Je dis bien motivation « dominante », car l’événement déclenché par une circonstance première pouvait prendre rapidement un caractère hybride… D’autres familles de rébellions, massives elles aussi, touchent plus franchement au culturel comme les dérapages festifs, le rôle contesté des jeunes dans la vie locale, les refus liés aux pratiques et croyances religieuses, en tenant compte de « la place séminale de la question religieuse » dans la formation des identités [4], ou encore les résistances à l’ordre centraliste venu bousculer d’anciennes autonomies. La mise au point de cette typologie a elle aussi été collective.

Bref, un éventail très large de motifs de refus, parfois mêlés au sein des mêmes affaires, comme je viens de le dire. Nous en avons reconnu 72, finalement regroupés en treize grandes catégories d’inclusion large. Le dispositif de recherche, qui faisait aussi sa place au qualitatif, permettait le regroupement aisé des résultats, des confrontations utiles, et éventuellement le retour sur les documents originaux.

Il ne restait plus qu’à aller au charbon ! J’avais le sentiment et l’expérience qu’une masse documentaire énorme était à notre disposition, jusque-là très inégalement exploitée, et que la récolte était de nature, sinon à bouleverser, du moins à modifier durablement les idées reçues.

En effet les archives se sont révélées d’une richesse presque insondable. C’était trop pour un homme seul, et j’ai réussi à entraîner des bonnes volontés dans cette aventure, en organisant un travail d’équipe. Il s’est agi bien souvent de collègues de plusieurs universités, de leurs étudiants de maîtrise et de leurs doctorants, mais aussi d’érudits locaux que nous avons pu atteindre, gens bien informés et désireux de s’associer à l’entreprise. Inutile de vous dire combien je suis reconnaissant à tous ces bénévoles, jeunes et moins jeunes, de m’avoir accordé leur confiance. Une chaîne s’est organisée, par contact et relations diverses. De mon côté j’ai entamé un tour de France d’archives en archives. À nous tous, nous avons donc arpenté le royaume, répertoire thématique et grille de dépouillement à la main. La consigne était bien entendu de se méfier du conditionnement opéré par les sources et de ne pas oublier que les gens de police et administrateurs tendent à majorer ou à minorer les faits, selon les circonstances. Par ailleurs on sait bien que les documents judiciaires ou policiers de ce temps-là donnaient rarement la parole aux accusés et imposaient leur propre vision des affaires. Mais enfin le recoupement des données permet généralement d’y voir clair et d’atteindre une masse de faits incontestables.

On a donc puisé à pleins filets, et ramené à terme un corpus de 8528 affaires nettement définies, datées avec une précision convenable, localisées exactement, non sans mal parfois, et suffisamment explicites dans leurs motivations et leur déroulement – résultat à mettre en parallèle avec les quelque 7000 révoltes populaires dont parle le professeur Ninomiya pour le Japon à l’époque d’Edo, entre 1590 et 1867. J’ajoute que le travail de regroupement et de synthèse n’aurait pas été possible sans un traitement informatique des données, ce qui au départ m’a posé beaucoup de problèmes car je n’ai pas été formé à ce genre d’exercice, il fallait pourtant « y aller »…

IV. Résultats

Il a donc fallu un jour envisager de traduire toutes ces informations en un discours intelligible, et de choisir une méthode de présentation, autre problème. Celui-là, il me revenait personnellement. La conception et l’écriture du livre ne doivent plus rien au travail d’équipe, et des défauts ou des manques je suis le seul responsable ou le seul coupable. J’ai adopté une méthode d’exposition qu’on peut qualifier d’impure, parce que j’ai voulu sauvegarder à la fois le nombre et le détail, avec le souci de mêler petite et grande histoire. Les uns trouveront l’étude trop peu formalisée, pas assez de statistiques, de courbes et d’analyses factorielles, les autres me reprocheront d’avoir sacrifié le concret et d’avoir expédié en trois lignes ou même en référence des épisodes localement importants, porteurs de sens et de mémoire. On est constamment placé, comme vous le savez d’expérience, entre la crainte d’être trop long, trop minutieux dans les détails, et la peur de rester dans des idées trop générales et peu convaincantes à force de se restreindre. Il fallait à la fois raconter et juger les épisodes, entremêler la trame des idées avec celle des faits. Étant entendu que les faits sont aussi des idées, et que les actes sont aussi des paroles… D’où pour moi des hésitations et des lenteurs. Dans l’attente de la parution, ceux qui avaient entendu parler du projet, les mieux intentionnés en tout cas, pouvaient se dire, avec un peu de malice : un livre qui reste si longtemps sur le métier doit être bien bon, mais l’auteur va-t-il s’en sortir ? Il y avait aussi les autres, moins bienveillants, qui escomptaient plus ou moins l’enlisement d’une recherche à leurs yeux dérangeante. Je dois dire qu’un échec m’aurait atteint, car j’aurais eu le double sentiment de trahir un sujet que j’avais à cœur, un thème que je respectais, et en même temps de trahir tous ceux qui m’avaient aidé. Alors je retournais à mes fiches et à tous ces gens de peu, ventres creux, débiteurs poursuivis, artisans en colère, grévistes de Sedan et d’ailleurs, paysans interdits d’alpages, fraudeurs sur le sel, « fanatiques » des Cévennes et tous les autres, tellement présents, poussés du jour au lendemain par cet « avide et fragile désir de vivre » dont parle Natalia Ginzburg. À travers leurs gestes et leurs voix j’essayais donc de retrouver l’idée de la vie qui mobilisait leurs espérances.

Dans ce livre, plus de bonnets que de perruques, plus de mains calleuses que de manchettes de dentelle, plus de sabots que de souliers vernis, plus de paroles rustiques que de propos de salons… Faire de l’histoire c’est aussi essayer de restituer cette réalité colorée et bruyante, tout autant que comprendre en termes abstraits les déterminations profondes. Essayer en tout cas de retrouver les mouvements de la vie, dans une démarche proche parente, sous bien des aspects, de l’ethnographie descriptive telle que la pratiquait chez nous Van Gennep dans les années 1930, sans rien sacrifier du détail et du pittoresque.

Malgré le sujet, malgré la charge dramatique de beaucoup de ces épisodes, j’ai découvert là du suc, de la sève, du tonus, de l’humour, enfin tous les constituants d’un objet sur l’existence duquel on continue de s’interroger, la culture populaire saisie dans toutes ses dimensions, la vivacité, la cruauté parfois, et aussi l’insolence. S’il ne fallait proposer qu’un exemple, je choisirais l’épopée contestataire de la communauté montagnarde de Chamonix dans les grandes Alpes, au pied de ce Mont-Blanc que les sportifs japonais connaissent si bien. Des archives continues éclairent le combat mené pendant des siècles par ces montagnards contre l’autorité seigneuriale exercée ici avec beaucoup de sévérité par une communauté religieuse, la « collégiale » de Sallanches. En fin de compte, après une cascade de procès émaillés d’incidents multiples sur le terrain, les habitants obtiennent leur liberté dans les années 1750, en se rachetant de toutes leurs charges. Fureur des seigneurs. Dans un mémoire daté de 1756, ils n’ont pas de mots assez durs pour dénoncer ces « manants », les plus faux, les plus sournois, « les plus intraitables qu’il y ait dans les États et peut-être même en Europe » ! La réplique des habitants ne manque pas d’allure. Les pouvoirs passent, répondent-ils, et les manants demeurent : « Manant vient de manere, demeurer. Celui qui passe pille, celui qui demeure garde. Si la classe des auteurs de ce mémoire a entendu jeter de la défaveur sur le mot de manant, ceux-ci doivent se consoler parce que celui qui demeure est certain de rester, au lieu que celui qui passe n’est pas sûr de revenir ».

On aura compris aussi, du moins je l’espère, que je n’ai évidemment pas conçu le livre comme un assemblage de choses et d’anecdotes disparates ou un simple recueil imagé. Et s’il fallait donc rassembler mes justifications, je dirais qu’il s’agit bien, à mon sens :

  1.   d’une collecte systématique qui livre le tracé d’une conjoncture de désordres et de violences, avec ses motivations, ses rythmes, ses mouvements de flux et de reflux lisibles sur les courbes dressées, et ceci pour l’espace français tout entier. Le plan thématique conduit à présenter comme dissociés des mouvements simultanés. Mais les graphiques de synthèse permettent de retrouver les convergences. D’où une tout autre vision de l’Ancien Régime entre 1661 et 1789 : l’époque apparaît vécue en état d’intranquillité permanente, avec une articulation très marquée dans les années 1740-1750, lisible sur toutes les courbes, et assurément très significative, qui implique une modification décisive des mentalités. L’analyse thématique, traitée chapitre par chapitre, met en lumière les principaux points d’achoppement du système et donne à voir l’intensité des faits contestataires sur le terrain du fisc et des subsistances, du régime seigneurial, des relations de travail, de la vie spirituelle et des comportements ludiques.
  2. d’un point de vue plus directement politique, l’enquête circonscrit un champs de forces et révèle un mode de fonctionnement du social, comme une forme de savoir vivre – ou de savoir survivre – avec ses codes de politesse et d’agressivité mêlés. Il est vrai que la rébellion est souvent à courte vue et qu’elle renvoie au passé dans un réflexe conservateur et défensif ; il est vrai aussi que le groupe des intervenants n’est pas toujours homogène, associant parfois maîtres et compagnons, ruraux et citadins, femmes et hommes, jeunes et vieux ; il est vrai enfin que l’action est parfois guidée par des meneurs ou des manipulateurs étrangers au groupe des manifestants les plus actifs. Mais il apparaît surtout qu’elle répond dans de nombreux cas à une vue réaliste des situations vécues, enrichie par la mémoire collective des anciens conflits. À partir de là, l’action débouche sur des exigences porteuses de projets. Dès lors, on peut admettre que la rébellion, qui a intégré le passé, fonctionne comme une pédagogie du devenir.

J’insisterai donc sur la nature tridimensionnelle de la rébellion. Dans toute sa diversité, elle exprime :

  1. à un premier niveau, des inquiétudes floues, que l’on pourrait dire immémoriales, des craintes parfois fantasmagoriques, la hantise d’un retour des misères anciennes, le souvenir de misères anciennes ; elle traduit l’attachement à la tradition et la crainte du changement, surtout dans les campagnes où les paysans vivent dans la hantise d’un « complot permanent contre leurs biens » (Vauban) ;
  2. de façon plus précise et plus immédiate, en termes de proximité, une exigence de refus dirigée contre la cherté, les prélèvements du fisc, les contraintes de la seigneurie, les exigences des maîtres ou des patrons ; donc l’attente urgente d’une réponse aux exigences collectives, pour le pain, pour l’impôt, pour le salaire, pour la liberté locale d’aller et venir ou même de prier et de se divertir ;
  3. à un troisième niveau, la rébellion répond à une volonté profonde et concertée de changement, contre le privilège, les inégalités trop marquées, les injustices. Des recours auprès des autorités administratives et recours judiciaires précèdent et accompagnent les éclats de violence sur le terrain, et des démarches proposent en termes clairs un corpus revendicatif qui préfigure les cahiers de doléances de 1789.

Donc triple dimension : la rébellion renvoie au passé, au présent et d’une certaine façon, dans l’espérance d’un mieux, à l’avenir. Elle révèle en fin de compte un niveau essentiel d’énergie sociale en même temps qu’elle découvre une culture de contestation ouverte sur du neuf. La prise de conscience qu’elle manifeste englobe le social et préfigure le politique. C’est à ras de terre – et pas seulement dans les cénacles de la pensée -, que s’élaborent les revendications réformistes du plus grand nombre pour tout ce qui concerne le fisc, la vie municipale, la seigneurie, le dispositif paroissial-décimal, les relations maîtres-compagnons, les rapports patrons-ouvriers et tant d’autres formes d’encadrement social et de vie collective. Un courant multiforme dresse le droit égalitaire contre la hiérarchie pyramidale. C’est l’ébauche ou l’amorce d’un contre-pouvoir critique qui s’exprime ainsi jour après jour par l’action de groupes solidaires dans leur force de refus. Leurs gestes, inlassablement répétés, favorisent l’esprit de libre examen, donc des droits de l’individu, élément essentiel d’une propédeutique contestataire : on y trouve une vraie conscience sociale. Même si elle est éclatée en images de groupes, elle est unifiée par une même exigence de reconnaissance de soi, une revendication d’honneur et de dignité.

Je propose donc cette vision de l’Ancien Régime entre 1661 et 1789 : une époque nerveuse, dure, coupante, subversive. Il suffit d’aller à la rencontre de ceux « d’en bas » pour découvrir la vie qui fermente de tous côtés, soulevée de colères qui répondent à une exigence ininterrompue de dignité et de respect, d’honneur et de bonheur. Ce ne sont pas les lois qui font l’histoire, ce ne sont pas non plus les livres, ni les écrivains. Il faut se placer au ras du sol, abaisser le regard, tendre l’oreille. On entend alors un autre discours, en paroles et en actes, porteur d’une très ancienne culture de contestation qui renvoie à cette « énergétique prérévolutionnaire » qui résidait, selon Alphonse Dupront, dans « la passion incubante des masses ».

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On l’aura compris: ma vision de l’Ancien Régime prend à contre-pied quelques idées reçues. Restituer à la vie populaire sa charge contestataire, c’est tout l’objet de mon livre, mais il faut aussi remettre à sa juste place une vie intellectuelle largement surévaluée dans ses prolongements politiques. Bien sûr il y a eu les salons, les sociétés de pensée, les loges maçonniques, le théâtre, un dialogue intellectuel extrêmement brillant et fécond en bien des domaines. Mais les idées circulaient dans un cercle relativement clos, quoique élargi par la diffusion du livre, des journaux et des correspondances. C’était malgré tout l’élite qui parlait à l’élite ? Pendant ce temps, que se passait-il du côté du peuple ? J’ai tenté de donner des réponses, de rendre une parole à des masses réputées muettes ou endormies, attendant comme la Belle au bois dormant le baiser du Prince des Lumières… C’est le sens de mon livre, et c’est ainsi peut-être qu’on l’aura accepté, même s’il y a toujours une tendance aujourd’hui à privilégier l’histoire des idées politiques et des systèmes, c’est-à-dire les émanations d’en haut. Il m’a toujours semblé que c’était marcher sur la tête : c’est la dynamique du bas social, celle qui a pour elle le temps et le nombre, qui impulse les mouvements des profondeurs. Affirmation à nuancer, car je crois aussi qu’il y a un va-et-vient, une interaction incessante entre les pôles de la société, les influences s’exerçant bien dans les deux sens.

Le lien entre ce pullulement de rébellions et l’affaiblissement de l’État jusqu’à l’explosion de 1789 me semble évident. Pourtant je n’ai pas voulu éclairer l’avant par l’après, en me livrant à un laborieux exercice de téléologie. « On n’enferme pas l’histoire dans un destin qui se reconnaît dans le fait accompli » (Pelletier, La Pensée). Pour moi, l’Ancien Régime constitue un objet à part entière. Il mérite d’être étudié sans référence obligatoire à ce qui suit. La Révolution n’était pas mon propos.

Mais comment ne pas être frappé par la montée des violences et la convergence des refus de toute nature dans la seconde moitié du siècle ? C’est ici sans doute que la revendication vitale et libertaire rejoint le politique. Aussi bien l’intérêt de cette recherche, si on veut bien accepter ma démarche, est de montrer que la contestation venue d’en bas, qui s’en prend dans l’action aux structures institutionnelles de l’État (son système corporatif sa fiscalité, son dispositif seigneurial, son appareil clérical) n’a évidemment pas attendu les Lumières. Elle puise dans une mémoire très ancienne, à la fois communautaire, libertaire, égalitariste.

La veine créatrice des Lumières, qui s’est exprimée de tant de façons, aurait-elle pu (ou su) mettre en mouvement une pareille aventure en 1789 si elle n’avait pas été portée par cette exigence venue d’en bas ? Il y a eu sans doute conjonction, mais je suis tenté de renverser la perspective, et loin de voir les modèles d’en haut se répandre vers le bas, il me semble que ce sont les actions incessantes du bas, les réalités de terrain, qui ont provoqué les réflexions théoriques du sommet. Tout ceci, il est vrai, reste hypothétique, même si là-dessus ma religion est faite. À vrai dire, l’étude que j’ai tentée ne se fixait pas pour but l’étiologie de la Révolution française. Voyez pourtant l’extraordinaire enchaînement émeutier de l’année 89, les affaires frumentaires incessantes en tous lieux au cours de l’hiver et du printemps, l’émeute Réveillon à Paris en avril, l’attaque des barrières fiscales encore à Paris le 10 juillet, puis les événements du 14 juillet, la Grande Peur et la nuit du 4 août, enfin les Journées d’octobre : ces événements décisifs, hautement politiques, s’inscrivent dans l’exacte perspective rébellionnaire que j’ai tracée pour le XVIIIe siècle.

Autant d’actions qui s’enracinent dans le plus lointain passé en se chargeant à chaque fois de significations nouvelles, au fil des années. C’est aussi ce que l’on peut dire, sans doute, des mouvements populaires qui ont émaillé l’histoire du Japon. J’emprunterai pour finir à Pierre-François Souyri cette belle citation du grand Chômei qui vivait au XIIIe siècle, négateur de l’immobile tout comme Héraclite, poète de « l’impermanence » des choses et des idées : « La même rivière coule sans arrêt, mais ce n’est jamais la même eau » [5].

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Notes :

[1] Je citerai ici, à la suite de Philippe Pons, les travaux pionniers de KITA Sadakichi sur les « villages spéciaux » (1919), et l’étude fameuse de NINOMIYA Shigeaki sur les villages spéciaux (1933). Cf. Ph. Pons, Misère et crime au Japon du XVIIe siècle à nos jours, 1999, p. 33 n.

[2] In Francine Hérail et al., Histoire du Japon, Paris, Horwath, 1990, p. 403.

[3] La  misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 902.

[4] Jacques Julliard, Histoire de France, l’État et les conflits. Préface, p. 12. Paris, Seuil, 1990.

[5] Pierre-François Souyri, Le monde à l’envers, Paris, 1998, p. 105.

 

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