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Patrick REBOLLAR, « Sérendipité des millions dans le corpus du Projet Mazarinades » (colloque Tokyo 2016)

L’exploration des Mazarinades, colloque international de Tokyo, 3/11/2016 – programme

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SÉRENDIPITÉ DES MILLIONS DANS LE CORPUS DU PROJET MAZARINADES

Patrick REBOLLAR (Université Nanzan, Nagoya)

« Conduire par ordre mes pensées,
en commençant par les objets les plus
simples et les plus aisés à connoître » [1]

Tout d’abord, deux questions.
Qu’est-ce que la sérendipité ?
Et pourquoi avoir choisi d’étudier le mot « million » ?

En tant que découverte inattendue faite par accident et sagacité (Walpole, 1754), la sérendipité est aussi un cheminement sans a priori et pourtant attentif au cheminement lui-même. Avec des outils informatiques et dans notre cas, le cheminement se fait d’abord par une succession de nombreuses interrogations du corpus du Projet Mazarinades (par requêtes d’occurrences lexicales), en vue de dégager des hypothèses qui doivent être, pas à pas, confirmées ou invalidées. La ou les hypothèses restante(s) ouvre(nt) ensuite des perspectives de recherche qui prendront consistance, ou pas, grâce à la lecture fine des contextes (citations proposées par la fonction de recherche lexicale) puis des mazarinades sélectionnées puis d’autres ouvrages ou travaux de recherche si besoin.
Bien sûr, il est toujours possible, et raisonnable, dans quelque recherche que ce soit, de chercher d’abord ce que l’on croit pouvoir trouver – et de le trouver effectivement, validant les outils eux-mêmes, en même temps qu’une partie des idées préétablies et des recherches antérieures. Mais il est plus profitable, intellectuellement, de s’intéresser à ce que l’on trouve « d’autre », en sus de ce que l’on cherchait, qui n’était pas attendu et qui amène le chercheur vers de nouveaux éléments, de nouvelles perspectives et – peut-être – de nouvelles conclusions. Ce n’est donc pas une tabula rasa, comme certains détracteurs des outils informatiques voudraient le faire croire, mais bien plutôt, si l’on me permet le jeu de mots, une tabula instructa, autrement dit dressée et bien fournie…

De la table à l’écran, il n’y a qu’un angle droit. Le même angle qui va du livre au corpus, et qui change à la fois la méthode et le discours de la méthode. C’est pour cette raison que je répondrai à la seconde question incipitale en explicitant mon cheminement.

 

« Faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre »

Pour revenir à cette première question, c’est grâce à de précédentes recherches sur la vérité et le mensonge dans les mazarinades, présentées au colloque Mazarinades : nouvelles approches en juin 2015 (Éd. Droz, 2016, p. 169-185), que j’ai remarqué l’intérêt du mot « million ». L’image quantitative qu’il introduit dans les discours, surtout puissante quand il est question d’argent, permet tantôt l’effet de réel de la comptabilité, tantôt l’hyperbole imaginaire ou calomnieuse du burlesque ou du brûlot. Les auteurs qui l’emploient n’ignorent sûrement pas ce pouvoir de captation de l’attention et utilisent « million » à dessein.

Ainsi, dans un corpus de 15 millions de mots, en l’état actuel du Projet Mazarinades, la recherche de la forme « millio.* » permet de rassembler 934 occurrences du mot « million », au singulier et au pluriel, grâce à la finale ouverte de la forme recherchée. Chaque occurrence est présentée dans son contexte de 8 lignes, avec ses références, un lien vers la page et un autre vers la notice du catalogue. On doit y ajouter les 42 occurrences du mot avec un seul « l », ce qui fait un total fusionné de 976 occ.
Comme pour tous les autres mots, on trouvera de nombreuses répétitions dues au fait que certaines pièces sont en double ou en triple dans la collection de Tokyo.

En utilisant le module de Philologic (de l’Université de Chicago, adapté au Projet Mazarinades en 2010), il est possible d’obtenir une concordance, c’est-à-dire une compilation de citations d’une seule ligne contenant le mot recherché, et de choisir de trier ces 976 lignes dans l’ordre alphabétique des mots qui suivent chaque occurrence de « mil(l)ion(s) » (tri à droite).
Analysant cette liste, on peut alors répondre à la question : des « million(s) de quoi ? »

Et voir défiler les « millions d’âmes » des vingt « millions d’hommes » qui forment la population de la France vers 1650 [2], les « millions de livres en louis d’or », bien sûr, mais aussi « un million de corbeaux sur une charogne » (A_2_3), « un million de farceurs » (C_4_11), des « millions infinis » (A_8_81) et des « millions inutiles » (A_9_13), ou recevoir « plus d’injure qu’un million de harangères n’en pourraient inventer » (E_1_78)…

Parcourant cette liste, le chercheur ne peut éviter de constater que le thème le plus récurrent quand il est question de « mil(l)ion(s) » est celui de l’argent – évidence, peut-être, mais thème tout de même très large puisqu’il va de l’achat du pain à la production de la monnaie, de la pièce d’or à la lettre de crédit, de la confiance (fiduciaire) à la tromperie (vol, détournement, abus). La fiscalité et son histoire sont en filigrane d’un grand nombre de mazarinades, quand ce n’en est pas le sujet principal. Et ce n’était déjà pas une nouveauté.

J’ai voulu m’intéresser au thème de l’argent, autant pour les vols et détournements signalés dans les mazarinades que pour essayer de comprendre la valeur des choses, reliée aux mécanismes sociaux sous-jacents, à une époque où, comme le signalait Robert Mandrou, « la frugalité reste la règle générale [3] ». J’ai donc rassemblé – par la lecture humaine – les 684 occurrences (70% des 976 occurrences) qui concernent clairement le domaine de la monnaie (dont 22 occ. de « milion(s) », avec un seul « l ») pour en tirer tout d’abord la synthèse et le tableau suivants.

  • A : Total des occurrences : 976 = 934 [millio.*] + 42 [milio.*]
  • B : Occurrences non-monétaires : 287 (retirées)
  • C : Occurrences hors période : 5 (retirées)
  • D : Occurrences pertinentes : 684 (D = A – B – C)
    (Le nombre D se retrouve à droite dans le tableau ci-dessous ; puis une ligne dénombrant les doubles ou triples exemplaires, retirés dans la ligne suivante, celle des « occ. uniques » ; les trois lignes suivantes permettent de séparer les occurrences au singulier et au pluriel, le nombre de pièces dans lesquelles elles apparaissent et le taux de répétition (fréquence) dans chaque ensemble de pièces ; les 6 dernières lignes du tableau montrent la répartition annuelle.)

 

milion million milions millions Total
occurrences 7 70 18 589 684 (D)
doubles 0 12 3 161 176
occ. uniques 7 58 15 428 508
au singulier au pluriel
Total / nb. 65 443 508
Nb pièces 42    207    {225 pièces}
Taux répét° 1,5 2,1  
1648 1 {1 pièce} 14 {6 pièces} 15 {6 pièces}
1649 34 {22 pièces} 253 {113 pièces} 287 {124 pièces}
1650 0 21 {11 pièces} 21 {11 pièces}
1651 8 {1 pièce} 52 {15 pièces} 60 {15 pièces}
1652 22 {18 pièces} 96 {56 pièces} 118 {63 pièces}
s. d. 0 7 {6 pièces} 7 {6 pièces}

(Information méthodologique : ces opérations de repérage, comptage et constitution de listes ne peuvent être automatisées ; elles ont nécessité, dans ce cas particulier, une quarantaine d’heures de travail, hors rédaction.)

Ainsi, et tout d’abord, avec 70% du total des occurrences, nous pouvons affirmer que le premier usage du mot « million », dans les mazarinades, est monétaire. En revanche, un rapide parcours de quelques dizaines d’occurrences de « mille » ou de « cent » permet de constater que leur emploi n’est pas principalement monétaire. Quant au mot « milliard », il est absent du corpus ; bien qu’attesté depuis le 16e siècle sous la forme « miliart », il ne semble pas faire partie de l’échelle de valeur que partagent les contemporains de la Fronde. La forme « miliade », qui donne son titre à un pamphlet contre Mazarin, en écho d’une Miliade de 1636 contre Richelieu, est un ensemble de mille vers burlesques. Enfin, les termes approchants que sont mil(l)iace et milliasse (4 occ.) dérivent en fait du millet et désignent une quantité informe, à l’image d’une bouillie de céréales.

 

« Diviser chacune des difficultés […] en autant de parcelles qu’il se pourroit, et qu’il seroit requis pour les mieux résoudre »

Avançons économiquement dans l’usage monétaire des millions. Je précise toutefois que pour continuer la recherche, il a été nécessaire de copier tous ces contextes, avec les références, dans un document de traitement de texte, puis toute la concordance dans un autre document, là où tout un chacun, je crois, est capable de ranger les données, les diviser et les regrouper selon le besoin.
Et en premier lieu pour en retirer les occurrences en double ou en triple (176 occ.) : il reste alors une concordance de 508 occurrences uniques (dont la liste complète, trop volumineuse pour figurer dans cette étude, se trouve à l’adresse suivante : http://mazarinades.org/2019/08/millions-508-en-contexte-monetaire/), soit autant de contextes différents dans lesquels le mot est employé, avec un « l » ou deux, au singulier ou au pluriel.  Tiens ! Cette dernière distinction est-elle pertinente ? Détaillons-la.

  • Au singulier : milion + million
  • 7 milion dont 0 double = 7 milion uniques
  • (71 – 1 hors période) 70 million dont 12 doubles = 58 million uniques
  • Total singulier : 77, dont 12 doubles = 65 singuliers uniques répartis dans 42 pièces différentes.
  • Au pluriel : milions + millions
  • 18 milions dont 3 doubles = 15 milions uniques
  • (594 – 5 hors période) 589 millions dont 161 doubles = 428 millions uniques
  • Total pluriel : 607, dont 164 doubles = 443 pluriels uniques réparties dans 207 pièces différentes.
  • Total ensemble : 684 occ., dont 176 doubles = 508 occurrences uniques.

Il y a donc 65 occurrences au singulier dans 42 pièces différentes, soit un taux de répétition par pièce de 1,5. Au pluriel, il y a 443 occurrences dans 207 pièces différentes, soit un taux de répétition de 2,1 dans chaque mazarinade concernée. Cela veut dire que chacune de ces pièces contient au moins deux fois « mil(l)ions » au pluriel. Le pluriel est donc beaucoup plus fréquent que le singulier, ce qui n’étonnera personne. Les auteurs se laisseraient-ils griser par la grandeur des nombres ? Mais pourquoi parler d’un seul million quand on peut en évoquer cinq ou dix ?…

Voyons maintenant, toujours dans le tableau ci-dessus, la répartition annuelle des 508 occurrences retenues. Pour cela, il faut suivre les références attachées aux lignes de la concordance jusque dans le catalogue et inscrire l’année de chaque pièce dans notre document de texte, qui peut ensuite, après avoir colligé pendant quelques heures, être trié dans l’ordre chronologique. Nous découvrons alors que les années à « millions » sont d’abord 1649, puis 1652 et 1651. Cet ordre respecte à peu près les différences de quantités de mazarinades publiées par année, constatées par Moreau et Carrier (par exemple dans Conquête…, 1989, p. 84).

Mais l’échelle annuelle est-elle vraiment pertinente ? Nous savons tous, par exemple, qu’avant ou après la paix de Rueil, ce n’est pas du tout la même chose, bien que ce soit dans la même année. On en vient alors à la question dite de la granularité : quel est le degré de finesse ou de précision dont on a besoin dans la périodisation ? Si l’année est un critère trop grossier, à l’inverse la périodisation au jour le jour n’est pas possible du fait que la majorité des documents ne contient pas cette donnée. C’est le problème qu’a eu Célestin Moreau vers 1848 puisqu’il avait déjà achevé sa bibliographie (présentée dans l’ordre alphabétique des titres) quand son commanditaire, la Société de l’histoire de France, a conditionné la publication à l’adjonction d’un classement chronologique, effectué et disposé en supplément à la fin du 3e volume. En réalité, avec ce type de documents, le plus petit élément temporel de classement des données historiques, l’unité donc, n’existe tout simplement pas.

D’ailleurs, pour revenir à l’étude d’un mot, il est peu concevable que la signification, ou plus précisément la dénotation du mot million change d’un jour à l’autre. En revanche, à la suite d’un événement, d’un accident, d’une révélation ou d’un scandale, par exemple, les connotations et la fréquence d’emploi d’un mot peuvent grandement changer, et cela peut avoir un sens historique puis un effet sur la dénotation.
Il convient donc de se rapprocher des sources d’informations elles-mêmes, de passer d’une recherche au niveau lexical à une recherche au niveau sémantique. Cela veut-il dire qu’il faut lire toutes les mazarinades où les formes de million sont employées ? En théorie, oui, par exemple si l’on veut en faire un sujet de doctorat… Peut-on trouver un autre moyen ? Des critères pertinents pour un choix limité ? Combien sont-elles, d’ailleurs, ces mazarinades concernées ? 249, comme on le voit en rouge dans le tableau ci-dessus (nb. pièces avec singulier + nb. pièces avec pluriel) ? Non, parce que dans certaines pièces, on trouve le mot à la fois au singulier et au pluriel. Le tri annuel des lignes, utilisé pour présenter la concordance produite précédemment, permet de dénombrer les pièces en tenant compte de la présence de l’un ou des deux mots. Il permet également de visualiser et de compter le nombre d’occurrences dans chaque pièce, puis de nous donner un total de 225 pièces (en rouge et entre accolades dans le tableau ci-dessus).
Trions maintenant ces 225 pièces…

Tri chronologique des 65 occurrences au singulier (sans les doubles) dans 42 pièces différentes :

  • 1648 : 1 occ., dans 1 pièce
  • 1649 : 34 occ., dans 22 pièces, dont 9 dans M0_647 [Tokyo C_1_5], le fameux Catalogue des partisans
  • 1650 : 0
  • 1651 : 8 occ., dans 1 pièce, M0_646 [Tokyo D_1_47] = rééd. de M0_647 [Tokyo C_1_5] de 1649…
  • 1652 : 22 occ., dans 18 pièces.

Tri chronologique des 443 occurrences au pluriel (sans les doubles) dans 207 pièces différentes :

  • 1648 : 14 occ., dans 6 pièces, dont 7 dans M2_29 [Tokyo E_1_51]
  • 1649 : 253 occ., dans 113 pièces, dont 24 dans M0_1300 [Tokyo A_2_68], 20 dans M0_3046 [Tokyo E_1_54], 11 dans M0_1360 [Tokyo A_4_2], 10 dans M0_647 [Tokyo C_1_5], 8 dans M0_1631 [Tokyo A_3_81], 6 dans M0_1841 [Tokyo C_3_26], 5 dans M0_3345 [Tokyo A_8_73].
  • 1650 : 21 occ., dans 11 pièces différentes, dont 5 dans M0_2817 [Tokyo A_9_26], 4 dans un Mx (pas dans Moreau, donc) [Tokyo A_9_29].
  • 1651 : 52 occ., dans 15 pièces, dont 11 dans M0_646 [Tokyo D_1_47], 10 dans M0_2922 [Tokyo C_11_15], 7 dans M0_2390 [Tokyo C_11_5] et dans M0_2931 [Tokyo C_11_17].
  • 1652 : 96 occ., dans 56 pièces, dont 10 dans M0_1087 [Tokyo B_12_50], 5 dans M0_3568 [Tokyo B_20_42]
  • Sans date. : 7 occ., dans 6 pièces différentes.

Tri chronologique fusionné des 508 occurrences :

  • 1648 : 15 occ. dans 6 pièces différentes ;
  • 1649 : 287 occ. dans 124 pièces différentes ;
  • 1650 : 21 occ. dans 11 pièces différentes ;
  • 1651 : 60 occ. dans 15 pièces différentes, soit le plus fort taux de répétition (4) ;
  • 1652 : 118 occ. dans 63 pièces différentes ;
  • Sans date. : 7 occ., dans 6 pièces différentes.

Pour des publications de 8 pages en moyenne, dont seulement 5 ou 6 de texte effectif, il est certain que la reprise d’un mot 4 ou 5 fois ne peut guère passer inaperçue [4]. Involontairement écrit, il serait peut-être un symptôme d’une situation inconsciemment obsédante ; volontairement mis dans un pamphlet à caractère politique, il devrait être considéré comme une munition dans une arme de propagande ou, au moins, comme un élément de langage, selon l’expression actuelle. Il faut donc pour cela repérer les pièces qui ont les plus hautes fréquences de « mil(l)ion(s) » et en faire le classement [5]. Même si ce critère quantitatif peut être critiqué, notamment du point de vue sémantique, ce sont ces pièces-ci qu’il sera nécessaire de lire, au moins dans un premier temps. Pour une étude plus poussée, il conviendrait ensuite de sélectionner les pièces les plus populaires, celles dont la moindre occurrence d’un mot aurait pu avoir plus d’influence sur les lecteurs que des pièces confidentielles à haute fréquence de millions. (On découvrira par la suite que plusieurs des mazarinades de notre sélection étaient précisément parmi les pièces populaires, citées dans d’autres pièces et rééditées pendant la Fronde…)

Voici la liste des onze premières fréquences :

  1. 24 occ. / 11 p., 1649 : ESTAT GENERAL DV REVENV DV ROYAVME DE France, M0_1300 (Tokyo) A_2_68.
  2. 20 occ. / 48 p., 1649 : RECVEIL DE TOVTES LES DECLARATIONS DV ROY, RENDVES POVR LA POLICE, IUSTICE & FINANCES DE SON ROYAUME, ENONCÉES EN LA DERNIERE DU MOIS DE MARS 1649, M0_3046_E_1_54.
  3. 19 occ. / 20 p., 1649 : CATALOGVE DES PARTISANS, ENSEMBLE LEVRS GENEALOGIES. CONTRE LESQVELS ON PEUT & ON DOIT AGIR POUR LA CONTRIBUTION AUX DÉPENSES DE LA GUERRE PRESENTE, M0_647_C_1_5.
  4. 19 occ. / 20 p., 1651 : CATALOGVE DES PARTISANS. ENSEMBLE LEVR GENEALOGIE & EXTRACTION, VIE, MŒURS & FORTUNES, M0_646_D_1_47.
  5. 13 occ. / 15 p., 1652 : DIALOGVE DV CAR. MAZARIN, ET DV MARQVIS DE LA VIEVVILLE, SUR-INTENDANT DES FINANCES, M0_1087_B_12_50.
  6. 12 occ. / 35 p., 1649 : FACTVM CONTENANT LES IVSTES DEFFENSES DES RENTIERS DE L’HOSTEL DE VILLE DE PARIS : ET LES MOYENS VERITABLES DE LA SEURETÉ DE LEURS RENTES, & DE LEUR CONSERUATION, M0_1360_A_4_2.
  7. 10 occ. / 19 p., 1651 : LES PROPOSITIONS QVE LE CARDINAL MAZARIN FAIT A LA FRANCE, POUR OBTENIR SON RESTABLISSEMENT DANS LE MINISTERE D’ESTAT, M0_2922_C_11_15.
  8. 8 occ./ 8 p., 1649 : L’HEVREVSE RENCONTRE D’VNE MINE D’OR TROVVEE EN FRANCE, POVR L’ENRICHISSEMENT DV ROY ET DE SES SVIETS, M0_1631_A_3_81.
  9. 8 occ. / 11 p., 1649 ?: FACTUM NOTABLE. POUR THOMAS CARREL HUISSIER SERGENT À CHEUAL AU CHASTELET DE PARIS, DEMANDEUR EN EXECUTION DES ARRESTS DE LA COUR DES 7. DECEMBRE 1645. & 19. DECEMBRE 1647, M0_1363_C_5_3.
  10. 7 occ. / 48 p., 1651 ?: LA SVITTE DV MANIFESTE DV CARDINAL MAZARIN LAISSÉ A TOVS LES FRANCOIS AUANT SA SORTIE HORS DU ROYAUME. CONFESSANT LES MOTIFS & LES MOYENS QU’IL A TENUS POUR S’AGRANDIR. EXPOSANT AU VRAY TOUS LES MONOPOLES QU’IL A BRASSÉ CONTRE LA MAISON DE CONDÉ, M0_2390_ C_11_5.
  11. 7 occ. / 17 p., 1651 : LES QVARANTE-CINQ FAICTS CRIMINELS DV C. MAZARIN, QVE LES PEVPLES INSTRUITS ADDRESSENT À CEUX QUI NE LE SONT POINT, M0_2931_ C_11_17.

 

« Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle »

Avec cet ensemble de pièces, ce sont déjà près de 150 occurrences de « mil(l)ion(s) » qui peuvent être considérées – pas loin de 30% du total des occurrences retenues. Que contiennent ces pièces et que valent les « millions » qu’elles recèlent ?

♦ L’État général du revenu du royaume de France (M0_1300_A_2_68) est un document comptable, fiscal, d’apparence officielle, rédigé sans jugement ni commentaire, à propos des impôts et des taxes, probablement pour 1648. Si j’étais spécialiste d’histoire économique, je pourrais comparer ces données à celles d’autres années, ou à celles d’autres territoires. Dans mon cas, je m’intéresse plutôt à la forme du document et à l’emploi des mots. Par sa mise en page, on voit que ce document n’est pas destiné au grand public ; on peut d’ailleurs se demander qui pouvait lire et compter en chiffres romains de bas-de-casse !

On y constate que le mot « millions » est abrégé en « mons », avec les trois lettres finales en exposant. Bien que ce soit le seul document où cela apparaît, il est possible que ce soit une convention typographique compréhensible par les comptables et le personnel du fisc. Ce sont des occurrences qu’il faudrait ajouter à notre tableau… Par ailleurs, et à ne pas confondre, « mons » est aussi, dans le corpus du Projet Mazarinades, l’abréviation de « monseigneur » ; une cinquantaine d’occurrences en attestent.

Les revenus du royaume sont listés en deux parties : la première recense pour environ 35 millions de livres [6] les « deniers provenant des fermes » (les fermes étant des délégations de perception à des particuliers, du fait que le royaume ne dispose pas d’un corps de fonctionnaires), la seconde partie du document rend compte des 50,3 millions de « deniers provenans des receptes générales des tailles, taillons, etc. » ; le total étant de 85,4 millions, soit l’équivalent approximatif d’un milliard et demi d’euros d’aujourd’hui (ce qui n’a, on le voit bien, aucun sens en tant que budget éventuel d’un État…). À lire ce document, on constate que le système fiscal n’est pas du tout homogène, donc pas du tout équitable, résultant d’un empilement de particularités historiques et géographiques ; on attend Colbert pour réformer un peu [7]… Mais surtout, la première partie liste des « deniers […] qui se payent directement à l’Espargne », sans doute après que le fermier s’est servi (si j’ai bien compris le système), tandis que la seconde partie contient des « deniers » qui « se portent aux receveurs généraux, & d’iceux à l’Epargne », et « l’épargne en conte à la chambre des comptes ». Ces sommes énormes, pas toutes vérifiées par la Chambre des Comptes, que deviennent-elles ? Et pourquoi cette pièce est-elle considérée comme une mazarinade ? Est-ce parce qu’elle détaille un système quelque peu arbitraire et alors peu connu des contemporains eux-mêmes ou est-ce parce qu’on devine entre les lignes la possible distraction d’une partie des sommes ?

♦ Le Recueil de toutes les déclarations du roy… (M0_3046_E_1_54) est une compilation de discours où sont mis en avant et bien répétés les millions de cadeaux fiscaux que le roi, par amour, ferait à son peuple, en cachant autant que possible qu’il y est contraint. Par exemple, la diminution de dix millions sur cinquante millions de taxes prévues est copieusement répétée. Nous savons qu’il s’agit en fait d’éteindre le feu contestataire allumé par l’Arrêt d’union du 13 mai 1648. Ainsi, entre autres mesures d’apaisement, sont promis le rétablissement de la paulette, la suppression des taxes sur le vin à l’entrée de Paris, ou une plus grande transparence dans l’attribution des fermes – aveu qu’elle était donc bien opaque – mais à la condition expresse que cesse la Chambre Saint-Louis, horrifique assemblée qui faisait le bras de fer avec Anne d’Autriche. Dans cette pluri-mazarinade, le mot « million » fait partie, tout comme les mots « remise » ou « décharge », de la propagande royale.

♦ À l’inverse de tels discours, dans le Dialogue du Cardinal Mazarin et du marquis de La Vieuville, surintendant des finances (M0_1087_B_12_50) de 1652, le mot « million » entre dans une scène comique, digne de Molière. Ces écoutes (qui auraient été) enregistrées par un valet de chambre en avril 52 font entendre un Mazarin qui réclame dix millions de livres pour la guerre. Le mot « million » étant souvent associé à l’expression « pain de munition » des armées, on comprend que c’est ce qui coûte le plus cher si l’on veut avoir de vaillants soldats. Le surintendant les lui promet et les ressources encore disponibles sont passées en revue. Mazarin proteste, il voudrait bien ne plus payer les rentes ni les gages des officiers, ni rembourser les traitants ; ça l’arrangerait même que le roi fasse banqueroute ; on envisage l’exil fiscal en Sicile ou en Hongrie. C’est alors un vrai-faux Mazarin sérieux qui déclare : « Que n’importe que la France soit ruinée, je veux mettre le feu partout, ou subsister », à quoi la Vieuville répond par ce qui semble être un compliment : « les pays où [votre éminence] passe sont perdus pour dix ans. » (p. 9)

Dans l’ensemble des 80 mazarinades où se trouvent 120 co-occurrences dans une même phrase des mots « Mazarin » et « mil(l)ion(s) », celles-ci sont assurément les plus savoureuses.

♦ Dans L’Heureuse rencontre d’une mine d’or… pour l’enrichissement du roy (M0_1631_A_3_81), le mot « million » est au service d’une originale proposition de réforme fiscale, une sorte de choc de simplification. Que d’Emery n’aurait même pas osée. Après l’abolition de l’actuel et injuste enchevêtrement de tailles, gabelles et autres impôts qui, selon l’auteur, majorent de 25% la valeur de toute chose (p. 7), le réformateur propose d’instaurer « un seul tribut » aux 10% les plus aisés de la population. Selon lui, les riches paieraient « volontiers et sans contrainte » (p. 4) la modique somme de 18,5 livres par an – c’est-à-dire, par jour, moins d’un euro d’aujourd’hui. Comptant les ouailles des archevêchés, abbayes, paroisses et autres entités religieuses du pays, il table sur une population française de 60 millions d’individus. Dans cette utopie fiscale, cette sorte d’ISF avant l’heure concernerait donc 6 millions de contribuables et rapporterait 240 millions de livres par an, donc trois fois plus que ce que nous avons vu tout à l’heure. Et le double dans les trois ans, promet l’auteur, parce qu’à ce tarif, les peuples voisins, envieux d’un tel système, se donneront avec leurs territoires sans qu’il y ait à guerroyer.

Sauf qu’il n’y a jamais eu 60 millions de Français au 17e siècle – tout au plus 20 millions, et sans doute moins de 10% de riches. Les rentrées ne seraient alors que de 80 millions, inférieures au revenu réel de 1648, sans compter le chaos produit par la réforme elle-même. D’ailleurs, en prévision, les deux premières mesures prévues étaient la création d’une milice de 50.000 hommes et d’une police exemplaire…
Il est possible que la pièce soit entièrement ironique et que le lectorat ciblé s’en soit amusé.

♦ Pour revenir à la réalité de la Fronde, considérons le célèbre Catalogue des partisans… (M0_647_C_1_5) de 1649. Il liste des dizaines d’individus qui auraient, individuellement ou collectivement, détourné des millions de livres tournois destinées aux caisses de l’État. Ce faisant, l’auteur, décidément très bien renseigné, établit des réseaux de relations et nomme les opérations frauduleuses qui auraient été réalisées, depuis des dizaines d’années pour certaines, donnant les adresses ainsi que des détails matrimoniaux ou professionnels – qui ont aussi, pour le lecteur, fonction (ou effet) d’écarter toute possibilité de fiction ou d’affabulation. Il y aurait sans doute – et il y a sans doute eu – un grand danger pour les personnes nommées dans ce catalogue. Le titre est d’ailleurs explicite : ce sont des gens « contre lesquels on peut et on doit agir pour la contribution aux dépenses de la guerre présente ». Les 20 occurrences de « million », lues l’une après l’autre, scandent une escalade de l’indignation propre à mettre en marche le patriote qui ne veut pas que son pays perde la guerre.

Je ne prétendrais pas qu’il y ait ici des découvertes à faire : un certain nombre de ces personnages sont déjà connus des chercheurs, comme Aubert et Bonneau, de même que leurs activités et leurs délits – ou ce que nous considérerions aujourd’hui comme des délits. Remarquons toutefois : dans ce Catalogue, au moins dix fermiers sont nommés, sept intendants ou surintendants, cinq trésoriers, quatre procureurs, trois contrôleurs des finances, pour qui les millions volés ou retranchés vont par dizaines ; en revanche, presque aucun nom à particule ne figure dans le Catalogue, aucun parlementaire ni aucun ecclésiastique non plus, ni Mazarin ni aucun ministre, conseiller ou membre de la cour n’est nommé. Il n’y a donc que des partisans (au sens de l’époque), qui seront nommés des « Mazarins » dans une réédition de 1652, ou, pour le dire autrement, cette pièce ne désigne à la vindicte populaire que des bourgeois pas gentilshommes, même s’ils y aspirent. L’auteur veut tous les faire payer ou les dépouiller et les mettre en prison, on ne sait pas ; c’est peut-être un ami du réformateur utopiste que nous avons rencontré ci-dessus.

Or, comme l’a clairement fait apparaître Daniel Dessert dans plusieurs de ses ouvrages, ces fermiers, ces partisans et leurs proches constituent et alimentent le système fisco-financier qui soutient l’État et sa politique belliqueuse, tout en le sapant sur le long terme parce qu’ils le parasitent et s’en enrichissent exagérément.
Daniel Dessert fait ainsi la notice biographique de notre Thomas Bonneau :

« BONNEAU Thomas (1587-1662)
Ce financier, l’un des plus important de la première moitié du XVIIe siècle, est issu d’une éminente famille tourangelle : son grand-père fut procureur au siège présidial de la ville ; son père, un riche marchand, accéda à l’échevinage et au second ordre. […] aux côtés de ses parents et alliés, Scarron et Quentin de Richebourg, et de ses amis Aubert et Chatelain, il contrôle de 1632 à 1645 la Ferme générale des Gabelles de France, où il conserve son influence jusqu’à sa disparition. Cette influence est tout aussi notable sur la ferme du Convoi de Bordeaux, dont il fait partie de 1628 à 1648. La Chambre de justice de 1661 renverse sa fortune : en 1665, sa succession est très lourdement taxée de 3,5 millions de livres ! […] Thomas et Jacques Bonneau, le frère et l’associé, font également partie d’une nébuleuse politico-religieuse qui leur apporte aide et crédit. Thomas bénéficie du soutien de Richelieu, du prince Henri II de Bourbon-Condé et de son épouse Charlotte de Montmorency : il les sert et ils l’appuient, tout comme la frange la plus catholique du royaume dans laquelle milite la famille Bonneau [8]. »

Dans notre corpus, Bonneau apparaît 41 fois (et il semble bien qu’il s’agisse à chaque fois du même). Outre le Catalogue des partisans, donc, il est le « petit Bonneau », ami de Monseigneur, dans le Quode de Messieurs de Compiègne… (M0_2956) de 1652. Dans le Courrier burlesque de la guerre de Paris… (M0_814), il réclame une cassette « très pleine d’argent bon & beau » qui lui est volée dans les départs du 6 janvier 1649, quand, je cite, « la bourgeoisie était soucieuse ». Et bien sûr, il est l’un des personnages des Entretiens de Bonneau, de Catelan et de La Raillière… (M0_1248), après la Paix de Rueil, discutant avec ses amis de « s’engraisser » de nouveau sur les tailles comme ils avaient pu le faire sur le toisé. Catelan dit qu’il « n’espere pourtant pas de voir iamais les Partisans si bien regner que les Cardinaux de Richelieu, & Mazarin les ont fait regner » (p. 5).

Mais de quoi, ou de combien parle-t-on en parlant des tailles ? Selon Daniel Dessert, déjà un bon nombre d’années avant :

« [Richelieu] évalue les recettes fiscales à 25 millions de livres : plus de la moitié viendrait de la taille, suivie par les taxes sur le sel, surtout en y ajoutant le produit de la ferme du Convoi de Bordeaux. Mais il estime que ce montant doublerait en ponctionnant les fermes particulières : la ferme de Brouage, les traites foraines de Languedoc, [etc.] [9] »

On sait que l’argent rentre, mais que devient-il ? Selon Abraham de Wicquefort :

« […] de 143 millions qui furent levés l’année dernière [1647], l’on a payé aucunes rentes, aucuns gages d’officiers, de quelques nature qu’ils puissent être, point d’appointements de ministres, point de pensions. Et cependant, il se trouve qu’avec tout cela, le roi doit encore 175 millions aux partisans, qui demeurent constants en leur première résolution de ne plus rien avancer [10] […] »

À propos de Bonneau et de ses comparses, les citations pourraient ainsi être accumulées en suivant cette piste sérendipiteuse : le mot million, agissant comme un catalyseur sociétal, rend possible de rassembler tout un personnel dont il faudrait maintenant étudier, dans les mazarinades ou ailleurs, les apparitions, les valeurs, les relations. Sans doute restera-t-on in fine assez près de l’analyse de Daniel Dessert :

« En réalité, la société des bailleurs de fonds n’est lisible qu’à travers trois prismes : social, religieux et politique. Les combiner, c’est connaître les mécanismes de la monarchie française et des finances royales [11]. »

Autrement dit, qu’on les appelle partisans ou bailleurs de fonds, les réseaux qu’ils ont mis en place soutiennent et dynamisent l’économie en même temps qu’ils la mettent à leur service et la rendent dépendante d’eux. Bien qu’ils volent les pauvres gens et escroquent les dirigeants sur une échelle qui se compte en millions, si l’on en croit les nombreuses mazarinades qui les visent, ils demeurent omniprésents et le système les considère comme indispensables. Même en présence de noms, de dates, de preuves – à considérer que le Catalogue des partisans résulterait d’une enquête sérieuse -, il ne semble pas qu’il y ait eu de contre-enquête par quelque autorité que ce soit ni que les dits partisans aient été inquiétés. Du vivant de Mazarin, cette publication n’a pas non plus amené le système à changer véritablement. Plus tard, peut-être, Colbert tirera les leçons de ce qui gangrenait l’État sous Mazarin…

L’opinion publique – ou ce qui en tenait lieu au 17e siècle – pouvait tenir que, le sommet de la pyramide étant corrompu, tous les intermédiaires devaient l’être également, que c’était la norme, le fonctionnement normal et que par ailleurs, sociologiquement, l’ignorance et l’analphabétisme, entretenus par l’Église, étaient les meilleures garanties contre une sanction populaire. Au 21e siècle, dans ce que nous appelons démocratie, la corruption fait d’ailleurs toujours partie du paysage politique. Chacun peut s’en faire une idée en visitant le site www.visualiserlacorruption.fr

L’historienne Claude Dulong estime que dès 1643 les revenus annuels de Mazarin sont d’au moins 400.000 livres [12]. Puis il cumule les gouvernement régionaux, les lieutenances, les revenus de 21 des abbayes les plus prospères jusqu’à avoir, selon Daniel Dessert, près de deux millions de livres de revenus officiels au moment de sa mort.

J’en arrive à une conclusion pour le moins contemporaine et qui incitera peut-être plus à réfléchir qu’à conclure : au milieu de pamphlets qui pouvaient certes délirer à l’envi sur des millions imaginaires, soit au moins 300 des occurrences de « mil(l)ion(s) » recensées, il y avait semble-t-il des lanceurs d’alerte, des personnes apparemment bien informées qui publiaient des données financières réelles, aujourd’hui corroborées par des travaux d’historiens et susceptibles, si elles avaient pu être entendues, de choquer la populace et la petite bourgeoisie, voire de renverser un gouvernement. Mais qui les écoutait vraiment ? Et surtout, qui les prenait au sérieux ?
Car, ironie de la profusion, la forêt cache bien l’arbre. La floraison des libelles pendant la Fronde, entretenue, alimentée de tous côtés, implicitement encouragée par Mazarin puisqu’elle n’est presque pas réprimée (alors que Gabriel Naudé le lui avait proposé), orientée vers le burlesque et le carnavalesque, empêche les lanceurs d’alerte d’être reconnus pour tels et d’atteindre leur cible. À la criée du Pont-Neuf, les libelles s’écrasent littéralement les uns les autres et les plus sérieux sont pris pour d’autres sortes de facéties, des dénonciations intéressées ou des calomnies d’envieux. Prises pour imaginaires ou trop grosses, les sommes volées deviennent des « millions inutiles » parce que noyés dans des millions de mots burlesques.

Grâce à cette chasse aux millions, j’ai pu découvrir que certains éléments de ces mécanismes fisco-financiers – qui étaient dans des archives secrètes ou des collections privées jusqu’à ce que des historiens les révèlent récemment au grand jour, qui avaient d’ailleurs été reniés ou détruits par le révisionnisme embellisseur de Louis XIV et de ses historiens, Voltaire compris – certains éléments peu ragoûtants de ces mécanismes fisco-financiers, donc, étaient en fait déjà imprimés et diffusés dans les mazarinades [13].

Car un ou deux siècles après la Fronde, la haute bourgeoisie (en partie issue de la Fronde), le reste de la noblesse (en partie renforcée par la Fronde), les gens de pouvoir avant comme après la Révolution française, les élus et le personnel des gouvernements successifs continuaient à négliger les mazarinades, tout en s’ébaubissant de la hardiesse de la Custode de la reine qui dit tout (M0_856) et de quelques pièces du même tonneau, ce qui permettait au passage de les discréditer dans leur ensemble, de leur dénier toute valeur historique ou politique, de les tenir pour des lubies de bibliophiles ou des trophées de collectionneurs. La plupart des bibliothèques les laissait moisir derrière des reliures de Pièces du temps indifférenciées et incataloguées. Quelques familles aristocratiques se transmettaient encore, sans les ouvrir, les alignements de beaux volumes de cuir ; jusqu’à ce que leur déconfiture les oblige à les vendre, tels quels ou à la découpe.
Après les destructions de mazarinades que l’on peut supposer dès l’époque de la Fronde et pendant le règne de Louis XIV, la dispersion de ce qui en restait s’est faite principalement après la Révolution puis tout au long des XIXe et XXe siècles, et donc, en grande partie, avant la Bibliographie de Célestin Moreau, dont la motivation à s’occuper si pugnacement des mazarinades reste en partie mystérieuse.
Ce jalon posé juste après une troisième révolution inaugure un nouveau regard et un nouvel intérêt qui survivront et déboucheront sur les magistrales études d’Hubert Carrier et de Christian Jouhaud – tout ce dont héritent les recherches actuelles et, en l’occurrence, le Projet Mazarinades, corpus textuel et plateforme des chercheurs qui permet à la fois la rigueur scientifique et la vulgarisation par l’accès à tous.

Méthodologie cartésienne & Sérendipité de la fouille textuelle

  1. « Conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connoître » = partir du lexique connu pour étudier son voisinage textuel et réfléchir aux sens des mots.
  2. « Faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre » = interroger les corpus disponibles avec tout le lexique recensé pour rassembler des citations et compter les occurrences.
  3. « Diviser chacune des difficultés […] en autant de parcelles qu’il se pourroit, et qu’il seroit requis pour les mieux résoudre » = créer des catégories de sens, de date, d’auteur, etc., et étudier leurs particularités, leurs proportions et leurs relations.
  4. « Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle » = vérifier les résultats par d’autres sources, les tester sur d’autres corpus, les comparer à ceux d’autres études, se méfier des préjugés, des doxas, des interprétations.

*

________________Notes :

[1] René DESCARTES, Discours de la méthode, 1637, deuxième partie (les 4 intertitres de notre exposé reprennent les quatre principes méthodologiques proposés par Descartes).
Pour ne pas surcharger cette étude d’un trop grand nombre de notes, j’ai pris le parti d’utiliser simplement les cotes des pièces de la collection des mazarinades de la Bibliothèque de l’Université de Tokyo (type « A_10_13 », les lettres de A à E correspondant aux sous-collections, le premier nombre numérotant le volume et le second la pièce dans ce volume). Le lecteur est libre de les rechercher dans le catalogue en ligne [http://mazarinades.org/corpus/] ou, le cas échéant, d’effectuer la recherche lexicale correspondante [http://mazarinades.org/recherche/]. Le module Philologic utilisé au sein du Projet Mazarinades se trouve à l’adresse suivante : http://philologic.mazarinades.org/mazarinades.form.html.
La version en ligne de cette étude est à l’évidence la plus pratique à utiliser du fait des nombreux liens hypertextuels qu’elle contient ; voir à l’adresse : http://mazarinades.org/2019/06/colloque-tokyo-2016-patrick-rebollar/.

[2] Paris compte alors environ 500.000 habitants.

[3] Robert MANDROU, Introduction à la France moderne, 1500-1640. Essai de psychologie historique, Paris, Albin Michel, 1961, rééd. 1998, p. 37.

[4] Mais il convient d’être prudent avec les notions de fréquence ou de co-occurrence. Il apparaît souvent qu’un critère de pertinence doit être ajouté par la lecture des documents eux-mêmes. Par expérience, le relevé qui suit de quelques co-occurrences de deux termes dans la même phrase les fait paraître intéressantes alors que la lecture des textes en retiendrait sans doute très peu ayant un intérêt véritable : « mil(l)ion(s) » + « Mazarin » : 121 occ. ; « mil(l)ion(s) » + « partisan(s) » : 33 occ. ; « mil(l)ion(s) » + « Emery » : 8 occ. ; « mil(l)ion(s) » + « gabelles » : 37 occ. ; « mil(l)ion(s) » + « imposts » : 29 occ. ; « mil(l)ion(s) » + « roy » : 410 occ. De même pour les titres de pièce : les titres qui contiennent des mots recherchés ne correspondent pas toujours aux pièces les plus intéressantes. Pour information, titres contenant les mots : « millions » : 1 ; « gabelles » : 4 ; « imposition » : 10 ; « finances » : 17. C’est sans doute parce que les présupposés sémantico-historiques que nous utilisons pour choisir les termes à rechercher en co-occurrences ne sont pas pertinents, raison pour laquelle il vaut mieux privilégier une sérendipité contrôlée par la fouille textuelle… En linguistique, on considère que, dans un texte donné, la quantité d’hyponymes relatifs à un thème ne préjuge pas de la présence de l’hyperonyme dans ce même texte : un roman peut traiter principalement d’amour, par exemple, sans que le mot amour ne soit employé.

[5] En n’utilisant ici que les cotes de Tokyo : A_2_68 : 24 occ. ; E_1_54 : 20 occ. ; C_1_5 : 19 occ. ; D_1_47 : 19 occ. ; B_12_50 : 13 occ. ; A_4_2 : 12 occ. ; C_11_15 : 10 occ. ; A_3_81 : 8 occ. ; C_5_3 : 8 occ. ; C_3_26 : 7 occ. (15M pour préparer une armée) ; C_11_5 : 7 occ. ; C_11_17 : 7 occ. ; E_1_51 : 7 occ. ; A_4_7 : 6 occ.; A_2_16 : 5 occ.; A_8_73 : 5 occ.; A_9_26 : 5 occ.; B_20_42 : 5 occ.; D_1_9 : 5 occ.; A_1_96 : 4 occ.; A_4_1 : 4 occ.; A_5_11 : 4 occ.; A_5_62 : 4 occ.; A_6_6 : 4 occ.; A_9_29 : 4 occ.; B_12_56 : 4 occ.; B_17_11 : 4 occ.; B_17_13 : 4 occ. (d’Andilly); B_13_44 : 4 occ. ; C_11_16 : 4 occ. ; C_11_34 : 4 occ. ; C_12_40 : 4 occ. (+ titre).

[6] Selon l’édit royal du 31 mars 1640, une livre vaut un louis d’or, soit environ 15 à 20 euros. Selon l’équivalence proposée dans la page Wikipédia (bien que « l’équivalence des unités monétaires entre le XVIIe et le XXIe siècle soulève de délicates questions de méthode »), et en choisissant 17 euros pour une livre, ce « budget » correspondrait environ à 600 millions d’euros – le salaire d’un ouvrier sous Louis XIV étant d’environ 325 euros, et le pain à 25 sols le kilo, un peu plus d’une livre tournois et donc une vingtaine d’euros, soit encore la baguette de pain actuelle de 200 g à 4 euros. (Nous interpolons à partir de la page consultée le 26/10/2016 : https://fr.wikipedia.org/wiki/Livre_tournois)

[7] Colbert n’est peut-être pas le modèle de vertu qu’on a voulu en faire : « Ses lettres font froid dans le dos. Une totale absence de scrupules et d’équité, voire même un mépris des nécessités de l’État pour assurer l’enrichissement de son maître, qui était, il est vrai, garant du sien. » (Claude Dulong, « Mazarin et les biens de ce monde », dans MAZARIN, Les lettres et les arts […], Paris, Bibliothèque Mazarine ; Saint-Rémy-en-l’Eau, Éd. Monelle Hayot, 2006, p. 47).

[8] Daniel Dessert, L’argent du sel, le sel de l’argent, Paris, Fayard, 2012, p. 214-215.

[9] D. Dessert, op. cit., p. 113.

[10] D. Dessert, op. cit., p. 132 ; il cite Wicquefort dans les Chroniques discontinues de la Fronde, édition de Robert Mandrou, Paris, 1978, p. 83.

[11] D. Dessert, op. cit., p. 65.

[12] Par ailleurs : « Mais on comprend bien qu’un tel système portait en lui toutes les dérives. Aucun contrôle. Et la tentation est forte, quand on s’est engagé pour le bien de l’État, de se rembourser avec usure. Il apparaît à l’évidence que Mazarin a puisé indifféremment pour lui ou pour l’État dans les sommes à sa disposition, disant qu’il fournirait des comptes plus tard, qu’on réformerait les finances après la paix, etc. […] le contraste est violent entre ses plaintes perpétuelles sur son dénuement et la réalité de ses dépenses. […] Si l’on se livre à un petit calcul en additionnant ce qu’il dit, dans diverses lettres, avoir avancé pour diverses affaires, à lui seul et pour la seule année 1645, on arrive à la somme de 1 350 000 livres ! Qui peut le croire ? En 1645, il n’avait même pas encore obtenu l’ensemble de ses revenus et gratifications officiels. L’argent qu’il avançait au roi, c’était pour l’essentiel de l’argent du roi. […] le 13 décembre 1647, le cardinal dit être réduit à offrir aux marchands « le peu de pierreries et de vaisselle » qui lui restent, et, cinq jours plus tard, il écrit à un correspondant à Naples de lui acheter des tapisseries, des tableaux, des étoffes précieuses, des pièces d’orfèvrerie ! […] En 1660, les pierreries de la Couronne étaient en gage entre les mains des Suisses impayés et la régente se demandait anxieusement comment les dégager à temps pour ne pas faire piteuse figure à Saint-Jean-de-Luz devant les Espagnols, lors du mariage de Louis XIV. Or qu’écrivait Colbert à Mazarin ? Qu’il lui était rentré tant d’argent, qu’on avait pu mettre 1 420 000 livres en réserve dans ses diverses caches.
Avec l’argent du roi Mazarin ne prêtait pas qu’au roi, mais à d’autres personnages qu’il savait insolvables, afin d’obtenir d’eux certains biens mobiliers ou immobiliers. C’est ainsi et pas autrement qu’il obtint sans bourse délier de la reine d’Angleterre en exil, réfugiée en France, ses deux plus beaux diamants […] c’est ainsi et pas autrement qu’il obtint ses trois duchés, Mayenne, Nivernais, Rethelois, que la maison de Gonzague lui céda pour la même raison. » (Claude Dulong, « Mazarin et les biens de ce monde », dans MAZARIN, Les lettres et les arts […], Paris, Bibliothèque Mazarine ; Saint-Rémy-en-l’Eau, Éd. Monelle Hayot, 2006, p. 46.)

[13] Mazarin a laissé imprimer et diffuser, il a même écrit Les crimes du cardinal, mazarinade dans laquelle il s’attaquait lui-même pour mieux se défendre, et qu’il n’a finalement pas fait paraître parce que la situation était en train de se calmer et qu’il valait mieux ne pas attirer l’attention, ne pas remettre d’huile sur le feu. Il avait raison, machiavéliquement, contre Naudé et sa proposition de censure.
Par ailleurs, Mazarin n’était peut-être pas seulement l’avare ou le voleur qu’on voudrait anachroniquement en faire : après sa mort, ce sont « quelque onze millions [de livres] provenant de la fortune de Mazarin qui revinrent à la France », sans parler de « l’œuvre politique », du maintien de « l’indépendance et [de] l’unité du royaume » ou de « la paix [en] l’Europe » grâce à celui qui est « resté obstinément fidèle [à la France] malgré toutes les traverses en un temps où même un Condé, même un Turenne, hélas ! trahissaient. Et de tout cet or qu’il entassait dans ces coffres, pas un écu ne venait de chez l’ennemi. » (Claude Dulong, « Mazarin et les biens de ce monde », op. cit., p. 48.)

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